Aletheia n°56 - 16 avril 2004
“LA PASSION DU CHRIST” PAR MEL GIBSON
La Passion du Christ, écrit et réalisé par l’acteur Mel Gibson, a suscité, en France, et dans le monde entier, une vague d’articles comme aucun autre film sans doute dans l’histoire du cinéma. Ces deux heures de spectacle, fidèles, en partie, à la lettre de l’Evangile, sont deux heures de spectacle. Certainement pas deux heures de méditation. Est-ce deux heures d’apologétique catholique ? On peut en douter. Tout dans ce film est image – c’est-à-dire représentation – et volonté d’émouvoir.
Certes, beaucoup des faits rapportés par les Evangiles sont transposés dans ce film avec un sens catholique indéniable mais non sans user et abuser des effets cinétiques d’Hollywood. Et ce, dès les premières images : le brouillard inquiétant qui enveloppe le Jardin des Oliviers, la représentation androgyne du Diable qui accompagnera toutes les scènes du film jusqu’à la fin.
Émouvoir était certes un des objectifs et une des méthodes des grands prédicateurs de jadis. Mais avant et après leur sermon rempli d’images, il y avait le temps de la méditation et du silence. Ici, de bout en bout, dans un rythme trépidant, et hormis quelques flash-backs (par exemple, Jésus, fabriquant une table et plaisantant avec sa mère), on est dans une fureur continue.
Et pourtant, à la fin, Mel Gibson n’a pas osé ou n’a pas su traduire en images la descente aux Enfers, la victoire sur Satan et sur la mort.
L’engagement des épiscopats français et américain
Ce film a été accusé d’antisémitisme. Le Monde, le 31 mars, estimait : “ La régression la plus grave du film de Mel Gibson est dans son antisémitisme larvé. S’il y a une victime, il y a forcément des bourreaux. (…) Comment s’étonner que les soutiens de Gibson se trouvent dans les rangs des catholiques traditionalistes pour qui la culpabilité des Juifs dans la mort de Jésus ne fait aucun doute ? ”
Interrogé sur le sujet, le cardinal Lustiger a déclaré, le 28 mars sur Europe 1, ne pas vouloir “ entrer dans cette polémique ”. Mais il a livré aussi une information qui n’a pas été relevée : “ J’ai signé avec l’une des plus hautes autorités juives des Etats-Unis et en accord avec les évêques américains, qu’en aucun cas nous ne tolérerions que cette polémique puisse toucher à ce que l’Eglise et les Juifs ont dit ensemble à ce sujet. ”
On aimerait savoir quelle est cette autorité juive parmi les “ plus hautes des Etats-Unis ”. Est-ce le B’nai Brith dont on sait les engagements qu’il a fait prendre, sur le plan politique, aux partis de la droite libérale française ?[1] On aimerait connaître aussi le contenu de cet accord qui vaut engagement.
Le refus d’Israël
Le film de Mel Gibson n’est pas antisémite. En fidélité à ce que disent les Evangiles, il montre la responsabilité des autorités juives (“ les grands prêtres et les anciens du peuple ” disent les Evangiles) dans la condamnation à mort du Christ, sans masquer que certains dirigeants de la communauté juive de Jérusalem (Nicodème et Joseph d’Arimathie) ont pris sa défense.
Pourtant, pour réduire l’accusation d’antisémitisme portée contre son film déjà plusieurs semaines avant sa sortie en salle, Mel Gibson avait supprimé certaines scènes qui auraient porté à polémique.
Est-ce à son initiative, ou à celle de son diffuseur en France, qu’une phrase capitale des Evangiles n’a pas été traduite ? Cette phrase, pourtant, est dans le film, en araméen, comme elle est dans l’Evangile selon saint Matthieu (Mt 27, 25) : “ Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! ”.
Or, cette phrase n’est pas traduite dans le sous-titrage en français. L’a-t-elle été dans les sous-titrages en d’autres langues ?
Saint Matthieu est le seul des quatre Evangélistes à rapporter cette réponse du “ peuple ” juif à Ponce Pilate qui se lave les mains en disant : “ Je ne suis pas responsable de ce sang, à vous de voir ! ”.
Il y a près de vingt ans maintenant, un savant bénédictin, supérieur du monastère de Tabgha, en Israël, avait consacré tout un livre à faire l’exégèse de cette terrible réponse. Curieusement, ce livre, édité pourtant par un éditeur “ religieusement correct ”, n’est plus cité aujourd’hui alors que tant d’autres livres sur la Passion sont édités ou remis à la devanture des librairies[2].
Le P. Vincent Mora montrait combien ce verset de l’Evangile selon saint Matthieu reprend une formule traditionnelle de l’Ancien Testament qui signifiait la responsabilité d’un acte. Qu’il s’agisse d’une formule traditionnelle n’enlève rien à son historicité, au contraire. Le P. Mora voit dans cette scène de l’Evangile une déclaration officielle de la communauté juive de Jérusalem, engageant non pas une foule anonyme mais le peuple d’Israël en son entier (ce que marque clairement l’expression : “ Tout le peuple dit… ”).
Il propose de la paraphraser ainsi : “ Nous et nos enfants, toute notre communauté, prenons la responsabilité de cette condamnation que nous réclamons et devant laquelle, vous, Pilate, reculez. Nous assumons la responsabilité de cet acte et de ses suites ” (p. 33).
Ce refus d’Israël traverse d’ailleurs, comme un fil rouge, tout l’Evangile de Matthieu, depuis la fuite de la Sainte Famille et les persécution et mort de Jean le baptiste, préfiguration de celle de Jésus.
Cette analyse exégétique intéressante, qui rappelle la responsabilité des Juifs dans la mort du Christ, est suivie d’un chapitre, contestable, sur “ Les conséquences du refus pour Israël ”. Selon le P. Mora, la destruction du temple de Jérusalem en 70 est bien la réponse de Dieu au refus d’Israël, mais il ne faut pas aller au-delà. L’expression “ nous et nos enfants ” s’appliquerait uniquement à la génération contemporaine de Jésus. Aux yeux de l’auteur, Israël reste toujours le peuple de Dieu, à côté du peuple chrétien.
Le P. Mora, abandonnant tout à coup toute vision surnaturelle de l’Histoire, estime que le refus du peuple juif “ ne met pas totalement en cause l’alliance qui, au vrai, ne dépend que de Dieu. Heurs et malheurs de l’histoire d’Israël ne sont qu’un aspect de l’existence d’Israël ” (p. 116).
La mise à mort de Jésus ne serait, en somme, qu’un des malheurs, parmi d’autres !, qu’a connus Israël. Dès l’époque de Jésus, et aujourd’hui encore, “ les Juifs sont au service d’une cause qui les dépasse ” (p. 133).
Le P. Mora a finement analysé le verset de saint Matthieu, il en a montré l’historicité et sa portée théologique mais son analyse des conséquences de ce refus est contestable. L’interprétation traditionnelle de ce verset terrible est qu’en ne reconnaissant pas la messianité et la divinité de Jésus, en le condamnant à mort, en ne recevant pas son Evangile, les Juifs rompaient leur Alliance avec Dieu et s’engageaient dans une voie de tribulation. Voie obscure dont la seule issue, selon saint Paul, est la conversion : les Juifs, “ branches naturelles que Dieu n’a pas épargnées ” (Rom. 11,21), “ s’ils ne persistent pas dans l’incrédulité, ils seront greffés ; car Dieu est capable de les greffer à nouveau ” (11,24).
Les visions mystiques et l’Evangile
Dans le film de Mel Gibson, si on retrouve, dans les dialogues, nombre des scènes et des paroles même des récits évangéliques de la Passion, on trouve aussi des scènes qu’on ne lit pas dans l’Evangile et qui sont parmi les plus violentes du film. N’en citons que quelques-unes :
- le Diable lâche un serpent dans le Jardin de Gethsémani et Jésus l’écrase violemment sous son pied ;
- après que Jésus ait été cloué sur la Croix, celle-ci est retournée et le Christ se retrouve face contre terre, écrasé par le poids de la croix, avant que celle-ci ne soit élevée et plantée dans le sol ;
- un corbeau ou quelque oiseau de proie noir vient s’attaquer au mauvais larron et lui perce la tête de coups furieux de son bec.
Un petit livre très bien fait, rédigé aux Etats-Unis pour expliquer le film et qui a été traduit en différentes langues, nous dit de cette dernière scène : “ Divers oiseaux carnivores et oiseaux de proie descendaient souvent sur les condamnés.[3] ”
Dans un film qui se veut un film fidèle aux Evangiles, introduire des scènes imaginaires ajoute-t-il vraiment de la véracité ? N’est-ce pas, plutôt, ajouter du spectaculaire ?
D’autres scènes, notamment la deuxième des trois que nous avons citées plus haut, sont tirées de visions mystiques. On nous dit quel Mel Gibson, outre les Evangiles, s’est inspiré, pour rédiger son scénario, de La Cité mystique de Dieu de Marie d’Agréda et des Visions d’Anne-Catherine Emmerich.
Ce mélange des genres trouble fatalement l’historicité de la reconstitution. D’autant plus que les deux ouvrages en question n’ont pas été reconnus par l’Eglise comme d’une authenticité complète.
La Cité Mystique figure dans l’Index librorum prohibitorum depuis 1678, avec un dernier décret de condamnation qui date de 1900[4]. Le cas des Visions d’Anne-Catherine Emmerich est plus difficile parce que “ le texte définitif de ses visions a paru deux ans après sa mort et nous a été retranscrit par celui qui s’est attribué le rôle de secrétaire, Clément Brentano. Celui-ci était un poète, ami intime de Goethe, qui s’était converti, tout en restant poète… ”[5].
Les vertus et les grâces mystiques dont Anne-Catherine Emmerich fut favorisée sont indéniables. Aussi sa béatification semble probable et prochaine. Cette béatification sera l’occasion, sans doute, pour les théologiens, sinon pour le Magistère, de porter un jugement sur le livre de ses Visions. Anne-Catherine Emmerich elle-même jugeait, d’après une révélation, que Marie d’Agréda avait pris dans un sens réel des visions qui n’avaient qu’un sens allégorique et spirituel !
Le R.P. Poulain, s.j., dans son classique traité de théologie mystique, Des grâces d’oraison, soulignait les “ dangers d’illusion ” que peuvent contenir les visions des mystiques :
“ Lorsque les visions représentent des scènes historiques, par exemple celles de la vie ou de la mort de Notre-Seigneur, elles ne le font souvent que d’une manière approximative et vraisemblable, sans qu’on en soit prévenu. On se trompe en leur attribuant une exactitude absolue. […]
Il est imprudent de chercher à reconstituer l’histoire à l’aide des révélations des saints. […] Il peut arriver que, pendant une vision, l’esprit humain garde le pouvoir de mêler, dans une certaine mesure, son action à l’action divine. On se trompe alors en attribuant purement à Dieu les connaissances ainsi obtenues. Tantôt c’est la mémoire qui apporte ses souvenirs, tantôt la puissance d’inventer qui s’exerce.
Les auteurs pensent que ce danger est fort à craindre lorsque la personne parle pendant l’extase. Car puisqu’elle parle, ses facultés sensibles n’ont pas complètement perdu leur activité. Elles peuvent donc avoir leur part dans la révélation. […]
Il y a danger de confondre l’action divine avec la nôtre, même dans une oraison non extatique, lorsque Dieu semble nous envoyer une inspiration un peu forte. Elle a beau être très courte et presque instantanée, nous aimons à croire qu’elle se prolonge, et l’illusion est facile, car nous ne savons pas le moment précis où finit l’influence divine et où la nôtre lui succède. ”[6]
Le premier film gore catholique
La Passion du Christ de Mel Gibson n’est certes pas le fruit d’une vision mystique, mais le résultat d’une interprétation personnelle, d’une vision personnelle, artistique si l’on veut, de la Passion du Christ. C’est la représentation du fait central de l’Evangile que se fait un acteur d’Hollywood, grand adepte des films d’action, qui est aussi un catholique fervent : une mise à mort extrêmement violente – la violence de certains Juifs et de certains Romains – à laquelle répondent l’acceptation sacrificielle, pour la Rédemption de tous, et le pardon.
Telle qu’elle a été traitée, cette évocation cinématographique de la Passion du Christ est le premier film gore catholique (c’est Mel Gibson lui-même qui reconnaît s’inscrire dans le genre gore, mis au service de la Bonne Cause).
On en arrive ainsi au paradoxe relevé par le philosophe René Girard : “ Tous ceux qui, d’habitude, s’accommodent très bien de [la violence] ou voient même dans ses progrès constants autant de victoires sur la liberté sur la tyrannie, voilà qu’ils la dénoncent dans le film de Gibson avec une véhémence extraordinaire. Tous ceux qui, au contraire, se font d’habitude un devoir de dénoncer la violence, sans obtenir le moindre résultat, non seulement tolèrent ce même film mais fréquemment ils le vénèrent ” (Le Figaro Magazine, 27 mars 2004).
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[1] Le Monde, 28 mars 1986 et Jean Madiran, Ce que l’on vous cache, 1987 (disponible à DPF, B.P. 1, 86190 Chiré-en-Montreuil).
[2] Vincent Mora o.s.b., Le refus d’Israël, Cerf, 1986.
[3] Guide de la Passion. 100 questions sur La Passion du Christ, Téqui, 2004, p. 62.
[4] Index librorum prohibitorum. 1600-1966, (J.M. De Bujanda éd.), Médiaspaul/Librairie Droz, 2002, p. 586.
[5] Abbé Gérard Herrbach, Des Visions sur l’Evangile, Editions du Communicantes, Shawinigan-Sud (Canada), 1993, p. 50.
[6] P. Augustin Poulain s.j., Des Grâces d’oraison. Traité de théologie mystique, Beauchesne, 1922 (10e édition), p. 342-345, souligné dans le texte.