Aletheia n°74 - 20 avril 2005
Le cardinal Joseph Ratzinger, Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi depuis 1981, a été élu pape hier, mardi 19 avril, au quatrième vote du conclave. La presse italienne le donnait “ favori ”, mais, ailleurs dans le monde, beaucoup en doutaient. Le théologien interdit d’enseignement sous Jean-Paul II, Hans Küng, estimait “ peu probable ” l’élection d’un cardinal aussi “ conservateur ”. Golias, “ l’empêcheur de croire en rond ”, dans un numéro hors-série composé en catastrophe et arrivé aux lecteurs le jour même de l’ouverture du conclave, ne plaçait pas Ratzinger parmi les “ papabile de premier plan ” (qui alignait tout de même 15 noms), mais parmi les “ grands électeurs ”. Golias estimait que sa “ contre-position abrupte et radicale par rapport à la modernité pourrait, on le comprend, discréditer la candidature de Ratzinger, au moins auprès des cardinaux libéraux et modérés ”. À l’autre extrémité du spectre catholique, l’abbé Barthe, dans un entretien accordé à Pacte (n° 91) pronostiquait, justement, que “ le prochain pape ne sera pas un progressiste ”, mais estimait : “ rien ne dit que le Préfet de la Foi acceptera d’entrer en lice. Il peut parfaitement désigner un candidat qui pourrait surprendre le monde ”.
Pourtant, rapidement et à la majorité traditionnelle d’au moins les deux tiers des voix, les 115 cardinaux électeurs ont désigné le cardinal Ratzinger pour succéder à Jean-Paul II. Il a pris le nom de Benoît XVI.
La “ restauration ”
L’œuvre accomplie sous le pontificat de Jean-Paul II par celui qui est devenu Benoit XVI a été tout entière marquée par une volonté de résistance et de restauration (le mot est apparu, sous sa plume, il y a vingt ans, en novembre 1984). Résistance à la destruction de la foi et de la liturgie, restauration non par le seul rétablissement de l’ordre ancien mais aussi en réformant, révisant les réformes faites (notamment en matière liturgique). C’est lui aussi qui a lancé, pour ce dernier domaine, l’expression de “ réforme de la réforme ”.
On pourrait dresser un bilan détaillé de son œuvre depuis sa nomination comme Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, en novembre 1981. On se limitera à rappeler quelques faits saillants :
. janvier 1982 : alors que la crise du catéchisme dure en France depuis une quinzaine d’années, crise aggravée par la publication, en 1980, de Pierre vivantes comme “ texte de référence ” pour la catéchèse des enfants, le cardinal Ratzinger prononce, dans les basiliques Notre-Dame de Fourvière à Lyon et Notre-Dame de Paris, une conférence retentissante : “ Transmission de la foi et sources de la foi ”. Il affirme que “ la crise de la catéchèse ” est une “ crise de la foi ”. Pour “ surmonter la crise ”, il donne en référence le Catéchisme romain (c’est-à-dire le Catéchisme du Concile de Trente) et il donne sa “ structure ” comme un modèle à suivre. “ Ce fut une première et grave faute de supprimer le catéchisme et de déclarer “dépassé“ le genre même du catéchisme ” estimait aussi le cardinal Ratzinger. Dix ans plus tard sera publié le Catéchisme de l’Eglise catholique qui connaîtra une diffusion mondiale. Fort volume de 676 pages dont on peut penser que Benoît XVI se hâtera de faire paraître le compendium en préparation depuis plusieurs années.
. 6 août 1984 : instruction Sur quelques aspects de la “Théologie de la libération“ dirigée contre “ les théologies qui, de quelque manière, ont fait leur l’option fondamentale du marxisme ”. Cette instruction aura des prolongements dans des mesures personnelles contre certains théologiens (interdiction d’enseignement, réduction à l’état laïc).
. en 1985, publication, en diverses langues, d’un livre d’entretiens avec le journaliste italien Vittorio Messori, Entretien sur la foi. Le cardinal Ratzinger appelait à “ redécouvrir le vrai Vatican II ”, au-delà des (mauvaises) interprétations et des (mauvaises) applications qui l’ont défiguré[1]. Il faut, disait-il aussi, accepter et comprendre “ les documents dans leur authenticité, sans réserves qui les amputent, ni abus qui les défigurent ”. Dans le même livre, le Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi attirait l’attention, entre autres choses, sur les multiples “ signaux de danger ” qui minent l’Eglise : une “ théologie individualiste ”, le “ morcellement de la catéchèse ”, la “ rupture du lien entre Eglise et Ecriture ”, “ le Fils diminué, le Père oublié ”, l’ “ oubli voire la négation du péché ” originel.
. en 1987-1988 : le cardinal Ratzinger répond aux Dubia sur la liberté religieuse que lui a envoyés Mgr Lefebvre et fait des propositions concrètes à celui-ci pour “ sauvegarder [son] œuvre dans l’unité et la catholicité dans l’Eglise ”. Un protocole d’accord est signé le 5 mai 1988 entre Mgr Lefebvre et le cardinal Ratzinger prévoyant l’érection de la FSSPX en société de vie apostolique, la mise en place d’une commission commune, la consécration d’un évêque membre de la FSSPX. Ce protocole est dénoncé le lendemain par Mgr Lefebvre, avec les conséquences que tout le monde connaît.
. en 1992, en présentation du livre de Mgr Gamber, La Réforme liturgique en question (Editions Sainte-Madeleine, Le Barroux), le cardinal Ratzinger reconnaît : le résultat de la réforme liturgique “ n’a pas été une réanimation mais une dévastation ”.
. en 1993, le cardinal Ratzinger rédige pour l’édition française d’un autre livre de Mgr Gamber, Tournés vers le Seigneur ! (Éditions Sainte-Madeleine, Le Barroux), une préface pour affirmer le “ caractère théocentrique de la liturgie ”.
. en 2000, pour corriger l’impression de relativisme et d’indifférentisme donnée par la rencontre inter-religieuse d’Assise (1988) et les suivantes, publication de la déclaration Dominus Jesus “ sur l’unicité et l’universalité de Jésus-Christ et de l’Eglise ”. La rédaction de cette déclaration devrait beaucoup à Mgr Ivan Dias, archevêque de Bombay[2].
Auraient pu être cités d’autres instructions ou notes émanant de la Congrégation dont il a été le Préfet et qui ont marqué par leur caractère de réaffirmation traditionnelle : sur la procréation (1987), sur la vocation du théologien (1990), sur la notion d’ “ Eglises-sœurs ” (2000), sur la place des femmes dans l’Eglise (2004). On retiendra comme ultime expression de la pensée et de la foi du cardinal Ratzinger comme docteur privé, avant qu’il ne devienne pape, le sermon qu’il a prononcé le lundi 18 avril, lors de la messe Pro eligendo Romano pontifice qui a précédé l’entrée en conclave. Le cardinal Ratzinger, bien dans la lignée antimoderne de Jean-Paul II, s’est montré, une fois encore, vigilant et déterminé dans l’annonce de la foi :
Combien de vents de doctrine avons-nous connus au cours de ces dernières décennies, combien de courants idéologiques, de modes de pensée… La petite barque de la pensée de nombreux chrétiens, bien souvent, a été agitée par ces vagues, jetée d’un extrême à l’autre : du marxisme au libéralisme, jusqu’au libertinisme ; du collectivisme à l’individualisme radical ; de l’athéisme à un vague mysticisme religieux. Chaque jour naissent de nouvelles sectes, réalisant ce que disait saint Paul sur l’imposture des hommes, sur l’astuce qui entraîne dans l’erreur (cf. Eph. 4, 14). Avoir une foi claire, selon le Credo de l’Eglise, est souvent étiqueté comme fondamentalisme. Tandis que le relativisme, c’est-à-dire se laisser porter “ à tous vents de doctrine ” apparaît comme l’unique attitude digne de notre époque. Une dictature du relativisme est en train de se constituer qui ne reconnaît rien comme définitif et qui retient comme ultime critère son propre ego et ses désirs.
Nous, en revanche, nous avons une autre mesure : le Fils de Dieu, l’homme véritable. C’est lui la mesure du véritable humanisme. Une foi qui suit les vagues de la mode n’est pas “ adulte ”.
Des critiques de tous horizons
L’action restauratrice et affirmatrice du cardinal Ratzinger a été critiquée dès son origine et n’a cessé de l’être par des courants que tout, apparemment, auraient dû opposer.
En 1985 et en 1986, la revue sédévacantiste Forts dans la foi, à laquelle collaboraient, alors, l’abbé Barthe et Bernard Dumont, publie des articles anonymes (mais où l’on reconnaît le style et l’argumentation du premier) très critiques envers la “ restauration ” ratzinguérienne. Dans le premier, intitulé “ Joseph Ratzinger et son image ”, publié fin 1985, l’anonyme affirmait : cette “ restauration ” “ n’a de réalité que celle d’un épouvantail ”. Il estimait aussi que “ toute troisième voie est vaine ” et que “ le seul choix véritable est entre la fuite en avant dans le sens de l’esprit du Concile et la remise en cause de celles de ses orientations qui sont absolument irrecevables au regard du critère de l’évolution homogène du dogme ”. Le deuxième article, intitulé “ Hypothèques sur une réforme ”, publié début 1986, estimait : “ La solution à la crise de l’Eglise passe nécessairement par une clarification doctrinale. Parce qu’elle exclut tout débat de fond quant au contenu des textes du Concile, la réforme conduite par Jean-Paul II et le cardinal Ratzinger restera sans effets ”[3].
Un même rejet de la “ restauration ” ratzinguérienne s’est exprimé dans les milieux théologiques progressistes. En 1987, des théologiens, des historiens et des sociologues de la religion de différents pays, publient un recueil d’études intitulé : Le Retour des certitudes. Événements et orthodoxie depuis Vatican II (éditions du Centurion). L’ouvrage, sous un vernis scientifique et d’observation, déplorait le “ retour à l’orthodoxie romaine ”, “ la fermeté des rappels à un ordre moral, étranger aux vicissitudes de l’histoire […] en dehors de la réalité quotidienne et de ses contradictions ”. En 1989, sous la même direction, avec les mêmes théologiens, historiens et sociologies, rejoints par d’autres, paraissait un deuxième recueil : Le Rêve de Compostelle. Vers la restauration d’une Europe chrétienne (Editions du Centurion). Était cité le jugement de Karl Rahner, théologien qui avait été influent dans les années pré-concilaires et conciliaires : “ les autorités ecclésiastiques de Rome donnent davantage l’impression de favoriser un retour frileux au bon vieux temps que de prendre réellement conscience de la situation actuelle du monde et de l’humanité… ”. Étaient regrettées, entre autres choses, les concessions faites aux traditionalistes.
Enfin, sans avoir dressé le panorama des oppositions à l’œuvre et à la pensée du cardinal Ratzinger, on signalera encore une charge récente, émanant d’un prêtre de la Fraternité Saint-Pie X. Dans un livre intitulé Cent ans de modernisme. Généalogie du concile Vatican II (éditions Clovis, 2003), l’abbé Dominique Bourmaud consacre un chapitre entier au cardinal Ratzinger. Y sont critiquées non seulement ses supposées positions doctrinales en matière exégétique (un “ modernisme soft ” écrit l’auteur) mais aussi son action restauratrice : “ A certains égards, le cardinal Ratzinger ressemble à Paul VI. Comme lui, il est tout-puissant à la Curie, puisqu’il cumule les fonctions de préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, à la Commission théologique internationale et à la Commission biblique pontificale. Comme Paul VI, il pleure sur le travail de démolition à l’œuvre autour de lui. Et pourtant, comme Paul VI, il agit en idéologue aveugle qui va jusqu’au bout de ses principes. ” Selon l’auteur, “ l’après-concile avec Paul VI, Ratzinger et Jean-Paul II, sous les mêmes couleurs œcuménistes, est tout aussi moderniste [que Vatican II] ”.
Ce livre, à l’argumentation faible et au style déplorable, est l’œuvre d’un prêtre qui a été longtemps professeur dans les séminaires de la FSSPX, il n’en est pas pour autant l’expression du jugement de cette même Fraternité Saint-Pie X sur le cardinal Ratzinger, devenu, par la grâce de Dieu, Benoît XVI.
“ Réforme de la réforme ” et réformes
Les critiques faites, de part et d’autre, à Joseph Ratzinger Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi seront-elles maintenues à l’égard de Benoît XVI ? Les journaux qui, en France, ont annoncé son élection sous le titre “ Benoît XVI le conservateur ”, ont employé cette épithète tout autrement que comme un compliment.
Mais les pontificats contemporains sont rarement tels qu’on les annonçait à leur début. Jean XXIII, élu pape à l’âge où Benoît XVI l’est, a été le pape qui a convoqué le concile Vatican II. Paul VI, perçu longtemps comme progressiste et libéral, a donné à l’Eglise, en l’année de la révolution (1968), Humanæ vitæ et le Credo.
Benoît XVI “ le conservateur ” s’attachera sans doute à continuer l’œuvre restauratrice entreprise et, plus que son prédécesseur peut-être, il voudra mettre en œuvre la “ réforme de la réforme liturgique ”. Mais la lecture de son dernier livre d’entretiens (Le Sel de la terre, Flammarion/Cerf, 2003 ses livres) montre que son “ conservatisme ” et sa volonté restauratrice (de l’ancien rite liturgique, par exemple, p. 172) s’allie avec des vues réformatrices audacieuses (p. 246-248).
Dans sa première allocution comme pape, ce matin, devant les cardinaux, il a annoncé une volonté d’ “ œcuménisme ” et de poursuite du dialogue avec les cultures et les religions. Cet œcuménisme s’étendra-t-il aux traditionalistes de la Fraternité Saint-Pie X ? Sans doute. Des conversations, non officielles, ont déjà eu lieu entre la mort de Jean-Paul II et l’ouverture du conclave. Nul doute que Benoît XVI, qui s’est montré si attentif comme Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi à l’égard de certaines communautés et publications traditionnelles — y compris à l’égard de cette modeste feuille qu’il a reçue depuis son premier numéro et à laquelle il a bien voulu manifester sa bienveillance —, saura proposer à la Fraternité Saint-Pie X une réconciliation.
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NOTE
[1] Ce que Jean Madiran commentera ainsi : “ ce n’est pas l’interprétation qu’il faut rectifier, ni l’application, le concile a été appliqué par le législateur lui-même et selon l’interprétation forcément la plus valable, la sienne. […] Ce qu’il faut rectifier, c’est l’intention, qui a tout dirigé ” (Itinéraires, n 297, nov. 1985, p. 4-5).
[2] Six mois plus tard, Jean-Paul II créera Mgr Dias cardinal. Il sera intéressant de voir qui Benoît XVI nommera à la tête de la Congrégation pour la Doctrine de la foi.
[3] Quelques mois plus tard, l’abbé Barthe et Bernard Dumont rompront avec l’abbé Barbara et Forts dans la foi. Ont-ils rompu alors avec leur position sédévacantiste ? À ma connaissance, mais je peux me tromper, l’abbé Barthe ne s’est jamais expliqué publiquement sur le sujet. En 1987, l’abbé Barthe et Bernard Dumont créeront la revue Catholica qui plaide, toujours, pour une “ clarification doctrinale ”.