Dans une réponse plus que célèbre, un homme politique a donné la formule que reprendront tous les sceptiques de tous les temps: « Mais qu'est-ce que la vérité? » Cette parole prend un relief plus tragique et plus formidable encore par le fait que la question qu'elle contient a été posée à la Vérité elle-même, la Vérité incarnée: « Je suis la voie, la vérité et la vie. » Question lancinante pour l'être humain livré à lui-même, à ses passions, à ses erreurs, à ses préjugés, à la pression de l'opinion, de religions erronées, de cultures qui n'en sont pas, de média qui sont au service d'un système d'asservissement généralisé... Cette question est celle de toutes les générations, depuis que notre intelligence a été enténébrée par l'ignorance, blessure consécutive à la faute originelle.
Cette lancinante recherche est encore compliquée par un fait indéniable: beaucoup sont persuadés d'être dans la vérité, qui sont en réalité dans l'erreur. Comme le dit justement Sacha Guitry: « Ce qui probablement fausse tout dans la vie c'est qu'on est convaincu qu'on dit la vérité parce qu'on dit ce qu'on pense! » Mais précisément, la sincérité ne remplace ni la vérité ni l'erreur. Aujourd'hui, elle est devenue une valeur absolue, alors qu'elle est relative à son contenu qui doit renvoyer à quelque chose d'objectivement vrai, sous peine de sombrer dans la subjectivité la plus complète: ce qu'accomplit allègrement notre génération. Si l'on examine un peu attentivement les raisonnements qui sous-tendent les demandes de lois amorales, elles reviennent toujours à cela: une sincérité qui s'est prise pour la vérité elle-même.
De plus, pour accepter la vérité, il faut l'aimer, la désirer, la rechercher sans cesse. Il faut espérer entrer en sa possession, avoir la certitude qu'elle existe, car proclamer l'absence de vérité est une pétition de principe qui refuse l'existence d'une intelligence, de lois à comprendre et à découvrir, et enfin, est un refus de la logique elle-même. En effet, dire qu'il n'y pas de vérité, c'est affirmer qu'il y en a au moins une : le fait qu'il n'y en ait pas! Mais dans cette quête, l'intelligence doit être aidée par la volonté: l'amour de la vérité aide plus que tout à sa conquête.
Il est un moment de la vie où cette vérité, même si elle a été négligée ou repoussée, nous rattrape, en quelque sorte. Devant la mort il n'y a plus de feinte ou de faux-fuyant; cette réalité s'impose avec une telle puissance et une telle évidence, son universalité sans faille étant si indéniable -car tous ont à l'affronter- que l'on ne peut davantage croire à l'absence de ce qui devrait faire la vie de l'homme: la connaissance de la vérité. Cette intrusion, surtout lorsqu'elle se fait insidieusement par une porte dérobée, à l'occasion de symptômes inquiétants, d'examens inquisitoriaux dans tous les recoins de notre corps, de traitements pénibles et éprouvants, est ressentie douloureusement et ne peut généralement se faire dans une claire lumière. Il lui faut une acclimatation progressive qui respecte certaines étapes, certains processus. Elle ne peut d'ailleurs souvent aujourd'hui -et de plus en plus- s'épanouir et révéler toute la force, la beauté, la grandeur qu'elle tient en réserve pour ceux qui veulent bien l'accueillir.
Il devient de plus en plus vrai que « la vérité de cette vie, ce n'est pas qu'on meurt, c'est qu'on meurt volé » (Guilloux Louis, Journal). Et pourtant, il faut bien la dire cette vérité! Il faut bien la révéler à celui qui gît misérablement dans l'erreur ou le mensonge, il faut bien qu'elle puisse se découvrir au grand jour, sans quoi il en est fait de notre conscience, de notre métier, de toute civilisation même. Notre morale chrétienne s'élève avec véhémence contre toute pensée qui viserait à diminuer la possession de la vérité de quelque manière que ce fût. Nous ne pouvons prétendre à la posséder toute entière: toujours nous serons à la recherche d'un plénitude plus grande, d'une lumière plus forte. Mais il n'en demeure pas moins que le chrétien peut être convaincu qu'il possède une vérité certaine sur Dieu, le salut et les choses de ce monde, en tant qu'elles sont en rapport avec Dieu. Par ailleurs, la lumière « qui éclaire tout homme venant en ce monde » nous donne également de posséder, par la science humaine, des certitudes qui, soumises à des certitudes plus hautes, nous aident puissamment à nous réjouir de la possession de la vérité et à diriger notre vie droitement.
Puisque nous sommes tenus à la vérité, la question qui se pose à nous, qui se pose presque quotidiennement, est de savoir comment nous allons délivrer cette vérité captive et la transmettre à nos contemporains, pour la part qui nous revient. Car, selon l'adage, « Toute vérité n'est pas bonne à dire ». Nous devons parler, dans le contexte difficile de la mort qui s'approche, à un sujet fragilisé par ce qu'il devine; et non seulement cela, mais à un sujet qui souvent a perdu la notion même de vérité. Que produira cette parole? Comment faire pour qu'elle soit porteuse de vie -et de vie éternelle- autant qu'il est en nous? Comment aborder ce rivage qui nous est pour une part inconnu, car nous n'avons pas fait l'expérience de la mort?
« Le langage de la vérité est simple », disait Sénèque. Cette réflexion nous doit être un bon guide. Il nous faut fuir le mensonge, la dissimulation, les vérités obliques: nous avons envers le malade un devoir de vérité que rien ne peut abolir, car rien ne doit s'interposer entre lui et la réalité qui doit mettre un point final à son existence, le plongeant dans la dimension de l'éternité. De quel droit pourrait-on s'ériger en juge de ces derniers instants pour en décider et en faire ce que nous pensons, ce que la famille veut ou ce que l'opinion dominante exige plus ou moins? Si ce langage simple est difficile -nous sommes des êtres si compliqués- il ne nous est pas moins impérieusement dicté. Cette simplicité peut avoir un impact étonnant, tant sur le patient que sur le médecin obligé de sortir de lui-même pour être vrai. Dans le face à face d'un condamné et de celui qui lui annonce la peine, il n'y a dé place que pour la compassion ou pour la cruauté de l'indifférence. Voilà pourquoi le médecin n'aime pas à accomplir cette besogne: elle exige trop de sincérité vis-à-vis de soi-même. Voilà aussi pourquoi l'on peut trouver des médecins prêts à l'euthanasie : cela leur évite d'avoir à affronter la vérité nue de l'homme face à la mort.
Mais « il ne suffit point de montrer la vérité, il faut la peindre aimable », comme le dit si agréablement Fénelon. Nous avons dit les obstacles que la vérité a toujours rencontrés, et qu'elle rencontre spécialement aujourd'hui ; et nous avons également dit que l'acceptation de la vérité passait par le désir de la connaître et de la posséder. C'est pourquoi il faut qu'elle soit attirante à celui qui la cherche. Il faut qu'elle se montre plus désirable que les mirages qui la masquent habituellement. Il y a là une difficulté qui ne sera surmontée que par un cœur où la charité sera venue mettre une touche surnaturelle. Nul ne peut aimer la mort. Dieu ne l'avait point voulue, qui a créé Adam immortel par un don particulier. Elle gardera toujours un aspect détestable, même volontairement acceptée. Mais ce à quoi elle conduit est infiniment aimable si nous savons nous y disposer; et la vérité de cette connaissance peut atténuer et même faire disparaître l'angoisse qui s'empare naturellement de l'homme placé dans ces circonstances. Il n'y a donc pas de recettes -la charité n'a pas de recettes- mais il y a le Cœur de Dieu à révéler à celui qui est aimé de lui.
Bien sûr, cette charité saura adapter la vérité à l'intelligence, à la volonté, au cœur de celui à qui elle s'adresse. Il faut du discernement, car la vérité peut être douloureuse, comme une pleine lumière peut blesser les yeux après les ténèbres. De plus, il faut s'assurer d'être bien compris, ce qui n'est pas toujours aisé. Un auteur disait que « s'il est incertain que la vérité que vous allez dire soit comprise, taisez-la ». C'est ici que la prudence doit faire son entrée. S'il est vrai que nous avons un devoir de vérité, il est tempéré par le principe que l'on ne doit pas nuire, et la vérité peut être nocive dans une âme mal ou peu préparée à la recevoir. Il y a une pédagogie à entreprendre pour cette intelligence qui ne peut absorber une nourriture trop solide; un soutien à assurer à cette volonté trop faible pour comprendre le sens d'une destinée. Mais le devoir reste clair. Notre espérance de voir cette âme s'approcher de son Dieu dans les meilleures conditions doit rester entière, nous entraînant à guetter les signes qui permettraient de donner davantage.
Sur la Croix, le Christ ne subit pas sa mort. Certes, il subit des tourments qui sont suffisants pour faire perdre la vie, mais Il a proclamé: « Ma vie, personne ne me l'ôte, mais c'est moi qui la donne. J'ai le pouvoir de la déposer et de la reprendre. » Aussi, comprenons bien que c'est de manière pleinement volontaire, par un effet de sa puissance, que son âme se sépare de son corps, sans toutefois que l'une et l'autre ne soit séparé de la divinité. Le Christ, proprement, se donne la mort. Il offre un sacrifice parfait de sa vie à son Père, pour le salut de l'humanité. Et ce geste est accompli en pleine liberté tout autant qu'en pleine obéissance, deux termes qui ne sont nullement contradictoires. Nous n'avons pas cette puissance, nous n'avons pas ce choix souverain, mais c'est pour nous donner la liberté de mourir, d'accepter en union avec la sienne la mort qui est notre sort inéluctable que le Christ a choisi de mourir Lui-même. C'est à cette liberté, c'est à cette vérité que nous sommes appelés dans cet instant suprême; c'est à cette vérité et à cette liberté que nous devons essayer de préparer, avec nos pauvres moyens, ces malades que la Providence divine a remis entre nos mains.
Inutile de dire que nous devons compter avant tout sur la grâce divine, et donc sur la prière. Dieu veut se servir de nous pour secourir notre prochain dans ses dimensions naturelle et surnaturelle, mais Il veut également que nous le Lui demandions. Que ne peut-elle pas, cette prière? Bien des situations qui pourraient paraître humainement perdues sont mystérieusement sauvées par la puissance divine. Que l'on songe à cette veuve dont le mari s'était suicidé en se jetant à l'eau, une pierre au cou. Traînant sa tristesse, elle vint à Ars où le saint Curé lui révéla, sans même qu'elle eût songé à le lui demander, que son mari s'était converti entre le pont et l'eau. Mystérieuse puissance d'une prière aimante.
Prions pour que notre parole soit toujours une parole de vérité, et afin qu'elle soit toujours reçue comme telle. Mais cette grâce ne peut être obtenue que dans la fidélité scrupuleuse à cette Vérité suprême qui s'est incarnée pour nous soulager de nos maux. C'est par cette fidélité que nous pourrons obtenir celle de nos patients.
Abbé Arnaud Sélégny +