SOURCE - Mgr Schmitt, évêque de Metz - via La Porte Latine - décembre 1979
Sous ce titre, Mgr SCHMITT, évêque de Metz, a publié dans le bulletin de son diocèse (Eglise de Metz, décembre 1979) la note ci-après à la suite des remous suscités par l'interdiction de messes « traditionalistes » dans une salle prêtée par la municipalité communiste de Thionville (1):
De récentes informations sur des messes dites « traditionalistes » célébrées en notre diocèse ont suscité bien des émotions et des confusions parmi les membres de nos communautés ecclésiales.
Le moment semble vertu de dissiper les malentendus et de dire, au nom de l'Eglise, les véritables enjeux des oppositions à la réforme du missel romain, promulguée par Paul VI. Il n'est pas sain de laisser subsister certaines ambiguïtés.
Les enjeux sont graves. Ils ne concernent pas seulement la prière de l'Eglise. Ils concernent toute notre façon de nous situer dans l'aujourd'hui de l'Eglise et du monde. Notre foi en Jésus-Christ, sauveur des hommes d'aujourd'hui, comme notre foi en la signification de l'Eglise sont en cause.
L'aujourd'hui est difficile. Tout semble aller à la dérive. Les mutations sont si rapides, les changements si profonds, que beaucoup en éprouvent du vertige.
Mais a-t-on le droit de prendre prétexte de cette insécurité pour semer autour de soi le doute sur la fidélité de l'Eglise à son Seigneur et de provoquer une crise de confiance à l'égard de ses légitimes pasteurs? La façon dont l'Eglise vit et célèbre sa foi doit être au-dessus de toute contestation.
Les Conciles et le renouveau de l'Eglise
En période de crise, lorsqu'elle est mise en présence de choix qui engagent gravement sa cohérence avec l'Evangile et son avenir parmi les hommes, c'est toujours par la prière que l'Eglise commence.
Il en fut ainsi à la Pentecôte. Il en fut ainsi au Concile de Trente. Il en fut ainsi à Vatican II.
C'est pour faire aboutir les réformes exigées par la grave crise que l'Eglise traversait au moment de la Renaissance que le Concile de Trente avait demandé une révision des livres liturgiques. C'est saint Pie V qui, reprenant et réorganisant la tradition, a réformé le missel romain. Comme il le dit dans la Constitution Quo primum qui ouvre le missel rénové, sa visée était « la norme et les rites des Saints-Pères ».
Un liturgiste peu suspect de progressisme, Dom Paul Nau, moine de Solesmes, n'hésite pas à reconnaître les limites de cette réforme.
« Limitée par l'insuffisance d'information, par le climat de controverses où elle était accomplie, comme par la perte du sens de l'Eglise et l'individualisme de la « devotio moderna », la réforme de saint Pie V, malgré l'assainissement qu'elle apportait, restait encore loin du retour annoncé « aux normes des anciens Pères »; elle allait même, par la priorité donnée dans ses rubriques à la messe basse, donner un nouvel appui à l'erreur tendant à faire considérer la messe, acte cultuel public par excellence, comme une dévotion privée du prêtre, à laquelle les fidèles seraient invités non à prendre part mais seulement à assister... Ces exemples suffiront pour faire entendre quel long chemin restait encore à parcourir pour atteindre le but assigné par saint Pie V à sa réforme. » (2)
En même temps qu'à l'autorité de saint Pie V, les chrétiens dits « traditionalistes » en appellent volontiers à celle de saint Pie X. Qu'en est-il dans les faits? Dès son élévation au pontificat suprême, saint Pie X envisagea une réforme générale des prescriptions liturgiques. Ses invitations à la communion fréquente et à l'admission précoce des enfants à la première communion sont connues de tous. Mais ses projets étaient bien plus vastes. Dans un Motu proprio de 1913, il écrivait: « Il faudra un grand nombre d'années avant que cet édifice liturgique [...] apparaisse nettoyé de la crasse du temps et de nouveau resplendissant de dignité et de belle ordonnance. »
Interrompue par les deux guerres mondiales, l'oeuvre de saint Pie X fut vigoureusement reprise par Pie XII. C'est à lui que nous devons l'autorisation des messes du soir, l'adoucissement des règles du jeûne eucharistique, la réforme de la vigile pascale et des offices de la Semaine sainte, une simplification des rubriques.
Ce que saint Pie V avait fait pour le Concile de Trente, Paul VI l'a fait pour traduire dans les actes les grandes orientations du Concile de Vatican II. Sa réforme est l'aboutissement de plus de soixante années d'un mouvement liturgique particulièrement riche. Elle est l'aboutissement aussi d'une exploration plus approfondie et plus complète des sources chrétiennes, rendue possible grâce au renouveau biblique, patristique et historique. C'est bien dans la volonté de mieux assumer, dans la prière de l'Eglise, toutes les richesses de la tradition, que Paul VI a réformé le missel romain. C'est aussi pour rejoindre la nouveauté de l'homme et pour permettre à l'Eglise de célébrer sa foi avec un maximum de vérité humaine, mais surtout avec un maximum de vérité évangélique.
Si Paul VI a demandé à tous les membres de l'Eglise d'adopter sa réforme, ce fut, comme saint Pie V; au nom du ministère qu'il assurait au sein de l'Eglise comme successeur de Pierre. Et s'il l'a fait, c'est pour la même raison: l'unité.
Les enjeux ne sont pas ceux que l'on pense
On le pressent: dans les polémiques actuelles il s'agit de tout autre chose que d'une querelle pour ou contre le latin.
Certes, il n'existe pas de langue « sacrée ». Mais comment l'Eglise interdirait-elle le latin? Comment interdirait-elle le grégorien qui, avant de faire partie du patrimoine culturel de l'humanité, fait partie du patrimoine spirituel de l'Eglise?
Tous les dimanches, à la cathédrale et en de nombreuses paroisses du diocèse, la grand-messe continue à être chantée en grégorien, afin de rejoindre tous ceux que la culture et la sensibilité portent à exprimer leur prière dans une langue qui a souvent été identifiée à l'Eglise. Les chants en latin permettent aussi aux fidèles de passage, qui souvent ne parlent pas notre langue, de n'être pas trop dépaysés dans l'assemblée. Cela fait partie de cette très ancienne tradition d'hospitalité eucharistique, qui montre que cette communauté chrétienne, aussi unie soit-elle, n'est jamais aussi unie que lorsqu'elle est capable d'être ouverte à l'universel.
Si l'Eglise permet désormais l'utilisation de la langue courante, c'est en fidélité à l'événement de la Pentecôte. La communauté des disciples de Jésus-Christ est en cohérence avec l'événement qui la fonde lorsqu'elle rejoint tous les hommes, toutes les cultures. Il importe grandement que la parole de Dieu puisse être entendue dans toutes les langues parlées par les hommes. Il importe grandement que l'Eucharistie puisse être célébrée avec un maximum de participation de la part de l'assemblée, dans une grande fête pour Dieu qui soit aussi une grande fête pour l'homme.
Il est faux de prétendre que l'Eglise interdit de célébrer la messe en latin. Elle demande, certes, que désormais on utilise le nouveau missel, mais celui-ci comporte une édition latine. Les prêtres âgés ou infirmes qui sont dans l'impossibilité de s'adapter au nouveau missel peuvent être autorisés par leur évêque à se servir de l'ancien missel. A une condition toutefois, qu'il s'agisse de célébrations privées, c'est-à-dire sans assistance de peuple.
En demandant aux fidèles d'utiliser désormais le Missel de Paul VI il ne s'agit pas de jeter le discrédit sur le Missel de saint Pie V
Il serait monstrueux de prétendre que pendant quatre siècles l'Eglise a célébré sa foi dans l'incohérence. Il serait tout aussi monstrueux de jeter un soupçon sur l'oeuvre de Vatican II, de prétendre que le nouveau missel n'est pas conforme à la foi, ou du moins qu'il est ambigu et favorise l'hérésie. II serait également absurde de prétendre que Paul VI n'a pas le droit de changer les formes de célébration de la messe, sous prétexte que saint Pie V nous les a données à perpétuité.
Comme si le temps de l'Eglise s'était arrêté au XVIe siècle! Comme si le grand fleuve de la tradition s'était épuisé au Concile de Trente! Comme si le Dieu des chrétiens était un Dieu figé! Comme si la foi des chrétiens était vouée à une morne répétition! Comme si l'âge d'or de l'Eglise était dans le passé! Comme si la vivante mémoire de l'Eglise, autant que de son passé, n'était pas chargée d'avenir!...
L'Eucharistie que nous célébrons aujourd'hui est substantiellement la même que celle célébrée par les chrétiens de la Renaissance et ceux des tout premiers siècles de l'Eglise.
Bien loin d'altérer la messe de toujours, la réforme commencée par saint Pie V et continuée par Paul VI est caractérisée par une volonté de ressourcement et de fidélité aux origines qui comporte en elle-même l'adaptation aux besoins des fidèles.
Le Concile de Trente, sans cesse invoqué comme une autorité par les détracteurs de la messe de Paul VI, est très clair à ce sujet. Le saint Concile déclare [...] que l'Eglise a toujours eu le pouvoir, dans l'administration des sacrements, restant sauve leur substance, de statuer et de changer ce qu'elle jugerait selon la variété des temps et des lieux le plus expédient pour l'utilité de ceux qui les reçoivent, ou pour le respect dû aux sacrements. (Session XXI Dz. 931.) Pie XII déclarait dans le même sens, à propos des sacrements: « Tous savent que ce qu'elle a établi, l'Eglise peut aussi le changer et l'abroger. » (AAS, 1948 XL, p. 5.)
Mais alors, pourquoi interdire la messe de saint Pie V?
Avec la masse des catholiques, avec la plupart des évêques, voire le Pape lui-même, nous pourrions être tout disposés à laisser ceux qui le désirent célébrer l'Eucharistie selon l'ancien missel. L'essentiel en est d'ailleurs repris dans la Prière eucharistique n° 1 du nouveau missel.
Le drame est que certains font de l'ancien missel le symbole de leur opposition au Concile, le symbole de leur opposition à l'application qu'en font le Pape et les évêques du monde entier.
Comment ne pas percevoir l'invraisemblable et subtile perversion de la démarche!
Le corps sacrifié de Jésus et son sang versé transformés en moyen de protestation contre l'Eglise: est-ce honnête?
La tradition unanime reconnaît le lien sacramentel entre l'Eucharistie et l'Eglise. « Si l'Eglise fait l'Eucharistie, c'est l'Eucharistie qui fait l'Eglise. »
Utiliser l'Eucharistie, signe de l'unité de l'Eglise, pour mettre en péril cette unité, n'est-ce pas frapper l'Eglise en plein coeur? Depuis des siècles vaut l'adage: « Lex orandi, lex credendi » — la règle de la prière exprime la règle même de la foi.
Le refus de l'autorité d'aujourd'hui au nom de celle d'hier, le désaccord avec l'Eglise d'aujourd'hui au nom d'une tradition à laquelle on ne voue qu'un respect formel: est-ce honnête?
La tradition de l'Eglise en matière d'Eucharistie est attestée dès le IIe siècle par saint lgnace d'Antioche: « Que personne ne fasse rien de ce qui concerne l'Eglise en dehors de l'évêque. Que cette Eucharistie seule soit regardée comme légitime qui est célébrée sous la présidence de l'évêque ou de celui qu'il en a chargé. »
Lorsque des chrétiens se rassemblent pour célébrer l'Eucharistie en Eglise, le lien qui les unit ne réside pas dans leurs options culturelles ou sociopolitiques, mais dans leur foi commune. Dans une authentique communauté eucharistique, il n'y a « ni Juif, ni Grec, ni homme, ni femme, ni esclave, ni homme libre », mais des frères dans le Christ.
L'opposition à la messe de Paul VI risque d'entraîner une rupture de la communion ecclésiale, un émiettement de l'Eglise. Ce danger de rupture nous atteint profondément. A l'heure où les appels de l'Evangile se font si pressants dans le monde pathétique et passionnant qui est le nôtre, comment ne ressentirions-nous pas l'urgence, pour nous, de l'ultime prière de Jésus-Christ: « Que tous soient un, afin que le monde croie! »
A ma connaissance, les prêtres qui, en Moselle, célèbrent publiquement des messes dites « traditionalistes » sont étrangers au diocèse. Ils n'ont ni demandé, ni reçu aucune mission de l'évêque de Metz. Les groupes qui se rassemblent autour d'eux se mettent, de fait, en état de rupture avec l'Eglise, quelles que puissent être leurs intentions.
Il est de mon devoir d'inviter à la communion en Eglise tous ceux dont la bonne foi aurait été abusée, tous ceux qui souffrent devant les changements intervenus dans l'Eglise.
Il est également de mon devoir d'inviter à la même communion en Eglise ceux qui, dans leur zèle d'ouvrir des horizons nouveaux, risquent d'imaginer une Eglise à la mesure de leur impatience. J'attire leur attention sur le fait que le ministère de la célébration eucharistique implique une totale fidélité à l'Eglise. C'est à elle que Jésus-Christ a fait don du sacrement de son Corps et de son Sang.
J'ai pleine confiance en la bonne santé spirituelle des fidèles et des prêtres du diocèse. Je sais que la plupart ont déjà pris la mesure des enjeux. J'espère que les autres vont en prendre une meilleure conscience.
Nous avons tous à nous convertir pour être ensemble une Eglise tournée vers l'avenir, une Eglise qui veille dans l'attente de son Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne.
Paul-Joseph SCHMITT, évêque de Metz.
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Notes
(1) La Croix (11 octobre 1979) a publié à ce propos l'information ci-après :
- Le sous-préfet de Thionville (Moselle) a demandé le 9 octobre au maire de la ville, M. Souffrin (PC), de ne plus mettre un local communal à la disposition des intégristes.
- Deux fois par mois, en effet, « l'Association Saint-Pie-V-Saint-Pie-X », célébrait la messe dans une salle communale, sans l'accord de l'évêque.
- Or cet accord, pour disposer d'un local communal en vue du culte, est requis par le Concordat qui régit l'ancienne Alsace-Lorraine, par la loi du 18 germinal, an X, et par le décret du 22 décembre 1812. Mgr Schmitt, évêque de Metz, a basé la requête adressée aux autorités préfectorales sur ces divers textes.
- Le président de « l'Association Saint-Pie-V-Saint-Pie-X » a déclaré: « C'est un scandale, une preuve d'intolérance. »
(2) Dom Paul NAU, le Mystère du Corps et du Sang du Christ, Solesmes 1976, p. 173-174.