19 décembre 2017

[Peregrinus] La liturgie en Révolution (2) : la prière publique instrumentalisée

SOURCE - Peregrinus - Le Forum Catholique - 19 décembre 2017

Souvent détachés eux-mêmes des formes ou des dogmes de la religion traditionnelle, les députés de la Constituante, à de très rares exceptions près, ne peuvent à proprement parler être dits antireligieux. A leurs yeux, la religion est nécessaire au peuple, et le clergé paroissial est l’éducateur civique et moral des campagnes.
      
Il n’est dès lors pas surprenant que dans les premières années de la Révolution, tous les actes politiques importants aient été célébrés par la prière publique de l’Eglise, l’exemple le plus célèbre demeurant la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790 : Talleyrand, évêque d’Autun, célèbre alors pontificalement la messe avant d’entonner le Te Deum. Il ne s’agit nullement d’un cas isolé. « On a chanté le Te Deum partout, écrit ainsi un chanoine de la cathédrale du Mans après la nuit du 4 août 1789, et Mr l’Evêque a seulement écrit qu’il conseilloit de le chanter. On n’a jamais vu de faire des prières publiques sans envoyer un Mandement qui est précédé d’une Lettre du Roy ; mais la Nation l’avoit ordonné, et on a cru qu’il falloit obéir. […] On n’a jamais vu chanter un Te Deum pour si peu de choses (1). » A l’été 1793, à quelques mois seulement de la brutale explosion déchristianisatrice de l’automne, l’adoption par la Convention montagnarde de la Constitution républicaine est encore célébrée dans les départements au son des Te Deum chantés par le clergé constitutionnel. A cette époque de la Révolution, les cérémonies extérieures du culte catholique sont encore perçues par les autorités civiles comme un vecteur de diffusion des idées révolutionnaires : la prière publique est alors mise au service d’un projet politique et bientôt religieux qui lui est foncièrement et de plus en plus nettement contraire. 

Alors même que la Constituante a pris la décision significative de ne pas cesser de siéger les dimanches et fêtes, la coopération du clergé est constamment requise. Ainsi un correspondant du maire de Clermont-Ferrand Gautier de Biauzat exprime-t-il la déception que lui inspire le manque d’enthousiasme mis par les chanoines de la cathédrale à procéder à la bénédiction des drapeaux de la garde nationale :

La cérémonie de la bénédiction de nos drapeaux a été bien triste, la cathédrale s’est contentée de faire dire une messe basse par un habitué, les orgues n’ont pas été jouées et la musique de la cathédrale a été muette. Votre fier cadet a été à portée de tout voir, mais ses yeux et ses oreilles n’ont pas été satisfaits (2).

A Paris en revanche, le 15 septembre 1789, l’archevêque Mgr de Juigné et le chapitre de Notre-Dame, pourtant peu favorable aux idées révolutionnaires, procèdent solennellement à la bénédiction des soixante drapeaux de la garde nationale parisienne (3).

Bénédictions de drapeaux et Te Deum, auxquels s’ajoute, à partir des décrets des 23 et 26 février 1790, l’obligation pour les curés de lire au prône les décrets de l’Assemblée Nationale, sont ainsi autant d’occasions de faire servir le culte catholique aux progrès de la Révolution. Ceux-ci s’accompagnent cependant de l’émergence de formes nouvelles, paraliturgiques, mi profanes, mi sacrées. A Notre-Dame de Paris, le 13 juillet 1790, le sermon prononcé pour commémorer la création du comité permanent de l’Hôtel de Ville est suivi d’un « hiérodrame » qui mêle références à l’Ancien Testament et célébration de la chute de la Bastille, accompagné à l’orgue et à l’orchestre. L’étrange cérémonie se conclut cependant par le chant du Te Deum (4).

L’instrumentalisation des cérémonies du culte est parfois finalement acceptée, voire ouvertement promue, par une partie du clergé constitutionnel, par conviction révolutionnaire ou par souci tactique de conserver, après la chute de la monarchie, l’appui officiel d’autorités de plus en plus distantes ou hostiles. Ainsi Robert-Thomas Lindet, évêque intrus de l’Eure, note-t-il dans le mandement qu’il publie à l’automne 1792, après les sanglants massacres de septembre, que le culte catholique pourrait être sans heurts aboli à Paris, mais qu’il demeure nécessaire dans les autres villes et dans les campagnes. « Les Fêtes civiques, écrit-il, feront long-temps avant de remplacer les Fêtes religieuses, & celles-ci, dirigées dans des vues patriotiques, peuvent bien tenir lieu des premières, ou se confondre avec elles, & leur donner un nouvel intérêt (5). » 

Entre zèle républicain et désir de plaider pour le maintien d’un culte catholique radicalement transformé, les paroles de l’évêque intrus témoignent du glissement qui s’opère alors de plus en plus rapidement. Omniprésentes au début de la Révolution, les cérémonies liturgiques catholiques servent bientôt de cadre ou d’appui à des fêtes civiques de plus en plus nettement détachées des mystères chrétiens, qui finissent par les supplanter. Alors que le 27 janvier 1793, le directoire du département du Puy-de-Dôme assiste encore, à la cathédrale de Clermont, à un service funèbre célébré pour le repos de l’âme du conventionnel Lepeletier Saint-Fargeaud, dès le 2 février suivant, la municipalité refuse tout recours à la prière de l’Eglise et impose à la cathédrale, malgré la protestation de l’évêque intrus Périer et de ses vicaires, une cérémonie purement laïque, voire antichrétienne (6).

A l’automne 1793, lorsque se produit la vague déchristianisatrice, la rupture des autorités révolutionnaires avec le culte catholique est consommée : de la violente et radicale Fête de la Raison au culte plus modéré de l’Etre Suprême, puis au culte décadaire et à la Théophilanthropie, les diverses formes religieuses issues de la déchristianisation élaborent désormais leurs propres rites, leurs propres liturgies hors du cadre offert par la liturgie catholique, auquel elles ne peuvent cependant cesser de se référer, comme le montrent jusqu’aux parodies blasphématoires et sacrilèges des fêtes de la Raison de l’automne 1793.

(A suivre)

Peregrinus 
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(1) René-Pierre Nepveu de La Manouillère, Journal d’un chanoine du Mans (1759-1807), texte intégral établi et annoté par Sylvie Granger, Benoît Hubert et Martine Taroni, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2013, p. 480-481.

(2) Archives départementales du Puy-de-Dôme, 1F143, Lettre du 8 décembre 1789. 

(3) Jean Leflon, « Notre-Dame de Paris pendant la Révolution », Revue d’histoire de l’Eglise de France, 1964, n°147, p. 111.

(4) Ibid., p. 114.

(5) Robert-Thomas Lindet, Evêque du Département de l’Eure, aux Citoyens du même Département, chez Boulard, Paris, 1792, p. 12-13.

(6) Yvan-Georges Paillard, « Fanatiques et patriotes dans le Puy-de-Dôme. La déchristianisation », Annales historiques de la Révolution française, t. L, 1978, p. 377-378.