Au milieu des nombreuses et tristes conséquences des divisions que le pape François a exaspérées à l’intérieur de l’Eglise, nous sommes maintenant contraints de vivre avec une réalité incontestable : même quand il dit de bonnes choses – et il y en a beaucoup dans sa nouvelle exhortation Gaudete et Exultate –, celles-ci sont inévitablement entraînées dans la guerre de tranchées qu’il a contribué à créer.
Ses défenseurs font souvent
valoir que l’opposition aux changements qu’il a présentés dans un document comme
Amoris Laetitia provient de quelque chose qui ressemble à une
“franciscophobie”, une aversion irrationnelle. C’est vrai que certains
catholiques aujourd’hui montrent une sorte de furie aveugle à l’égard de ce
que, croient-ils, il est en train de faire. Mais un plus grand nombre, comme
Ross Douthat l’explique dans son livre à grand succès To change the Church
(“Changer l’Eglise”), pensent que cela ne devait pas se faire de cette façon.
C’est tout à fait evident dans la
façon dont Gaudete et Exsultate fait appel à beaucoup d’éléments traditionnels
de la spiritualité catholique et les adapte pour un usage courant. Le pape
affirme dès le début qu’il n’a pas écrit un traité détaillé sur la sainteté,
bien que dans sa manière sinueuse et parfois contradictoire, il touche –
forcément – à presque tout.
La visée d’ensemble est tout à
fait juste :” Le Seigneur attend tout de nous, et en retour il nous offre
la vraie vie, le bonheur pour lequel nous avons été créés. Il nous veut saints
et non installés dans une douce et médiocre existence.”
Et la plupart des pages qui
suivent montent les façons dont nous pouvons tous – quel que soit notre état de
vie – emprunter ce chemin. Le pape François lance même vers la fin cet
avertissement :
“Nous n’admettrons pas l’existence du diable si nous nous obstinons à regarder l’existence seulement à partir de standards empiriques, sans une compréhension surnaturelle. C’est précisément la conviction que cette puissance mauvaise est présente au milieu de nous tous qui nous rend capables de comprendre comment le mal peut avoir parfois une force si destructrice… En conséquence, nous ne devrions pas penser le diable comme un mythe, une représentation, un symbole, une figure du discours ou une idée. Une telle erreur nous conduirait à baisser notre garde, à grandir de façon insouciante et à finir plus vulnérables… Quand nous baissons notre garde, il en prend avantage pour détruire nos vies, nos familles et nos communautés”.
Pourtant, en dépit de ces
vigoureuses mises en garde, beaucoup de catholiques aujourd’hui sont
circonspects et se demandent ce qu’impliquent ces sentiments du pape. Et il y a
des problèmes particuliers, dont certains découlent du fait que François ne
respecte pas la cohérence.
Par exemple :” Il n’est pas
sain d’aimer le silence en se refusant à agir avec les autres, de vouloir la
paix et le repos en évitant l’activité, de chercher la prière en négligeant le
service. Tout peut être accepté et intégré dans notre vie en ce monde, et
devenir une part de notre chemin vers la sainteté.”
C’est tout à fait vrai, bien sûr.
Mais c’est peut-être aussi décrire un problème qui n’existe plus beaucoup dans
le monde moderne – catholiques excessivement “spirituels” ou référence à des
ordres religieux contemplatifs. L’Eglise admet beaucoup de vocations, y compris
des vies contemplatives, qui dans le document reçoivent ailleurs des éloges.
Pour ma part, je souhaiterais que
le pape ait insisté davantage sur la tradition catholique contemplative, qui va
de pair avec quelque chose que les Occidentaux – spécialement les jeunes gens –
recherchent dans le bouddhisme ou l’hindouisme. Au contraire il multiplie les
pages pour dénoncer des formes contemporaines d’hérésies gnostiques ou
pélagianistes, qui existenr. Mais c’est assez évident que nous ne devrions être
ni trop “d’un autre monde” ni “du monde”.
C’est à chaque lecteur de juger
pour lui-même. Mais à mon avis, au milieu de bons aperçus, le pape semble se
battre contre un monde qui a peut-être existé autrefois, mais qui n’existe plus
beaucoup. Son insistance ici et ailleurs à détourner le peuple d’une
connaissance théologique “abstraite” ou d’une spiritualité excessivement
individuelle, pour un amour par ailleurs louable de Dieu et du prochain, qui
vise-t-elle exactement aujourd’hui ?
On serait d’accord si les
universités catholiques, les séminaires, les chancelleries, les associations
charitables, les hôpitaux, les aides sociales, les groupes de laïcs etc.
étaient remplis de gens s’accrochant de façon rigide et réductrice à des
formules théologiques vides – comme François semble souvent le suggérer. La
réalité, comme les commentateurs laïques eux-mêmes le reconnaissent, c’est que
nous vivons dans monde post-vérité, profondément chaotique, de même que
l’Eglise. Rechercher des principes stables pour n’être pas balayés par le
tsunami du sécularisme et de l’hétérodoxie n’est pas “rigidité” mais bon sens.
Je l’ai déjà dit, mais dans les
circonstances où nous vivons, le fameux “hôpital de campagne’ de François a
besoin de docteurs qui ont étudié une vraie médecine. Autrement ils peuvent
avoir une bonne manière de se comporter avec les malades, mais ils ne peuvent
rien soigner vraiment.
Il y a plus. Les “pro-vies” ont
été heurtés dès le début du pontificat par son langage dur à l’égard des
catholiques “obsédés” et “insistants” à propos de l’avortement. Ils seront une
fois encore blessés par sa propre insistence : des questions sociales
comme la pauvreté et l’immigration sont des questions de vie “également
sacrées” comparées avec la mort violente dans l’utérus et à la fin de la vie.
Cette version de “la tunique sans
couture” est en contradiction avec ce que l’Eglise a enseigné depuis que la
légalisation de l’avortement est devenue courante. Les chiffres ne disent pas
toute l’histoire, mais si, disons, les agents à la frontière américaine tuaient
chaque jour 3000 personnes essayant d’entrer dans le pays (en gros le nombre
d’enfants tués par jour dans le sein de leur mère), le monde entier en serait
indigné.
Les réfugiés par exemple
devraient être l’objet d’une profonde implication de la part des chrétiens,
mais la façon de se comporter avec eux est une question de jugement prudentiel,
et non un absolu comme l’interdiction de tuer une vie innocente.
Les peuples du monde savent que
l’accueil de l’étranger pose de multiples questions. Partout en Europe – de la
Grande-Bretagne à la Pologne, de la Scandinavie à la Hongrie – il y a une
réaction populiste contre l’admission facile d’immigrants difficiles à
intégrer, immigrants qui sont souvent, non des réfugiés fuyant la guerre et
l’oppression, mais des émigrants économiques cherchant une vie meilleure. Les
Etats-Unis et même le Mexique assurent la police de leurs frontières, comme
l’Australie et la Nouvelle-Zélande, et toute nation de bon sens.
En dépit de ces questions, les catholiques
tireront profit de la lecture de ce texte. Il contient beaucoup de choses dans
la tradition qu’il est bon de présenter à nouveau. D’ailleurs, le défi
spirituel peut-être le plus important pour les catholiques dans le monde
moderne est de savoir pratiquer une authentique spiritualité même dans la
division – et de trouver les ressources spirituelles profondes qui peuvent nous
aider à dépasser cette division.