Nous avons évoqué déjà la belle figure de Sainte Maria Goretti. Elle nous donne, entre autres, une leçon sur laquelle nous pouvons méditer. Alors qu'elle se débat sous les coups d’Alessandro, elle lui dit: "Ne fais pas cela ! C'est un péché ! Tu iras en enfer!" Le lendemain, avant de lui donner l'hostie, le prêtre lui demande si elle pardonne à son agresseur comme Jésus a pardonné sur la croix à ses bourreaux. "Oui, pour l'amour de Jésus je pardonne. Je veux qu'il vienne lui aussi avec moi au Paradis. Que Dieu lui pardonne, car moi je lui ai déjà pardonné." Pas un instant, Maria ne considère sa propre souffrance ou le mal qu’il lui a fait, mais elle ne voit que cette pauvre âme qui risque d’aller en enfer et pour laquelle elle désire le paradis.
Nous avons lu aussi, le mois dernier, l’histoire bouleversante de Laura Vicuña. Innocente et pure, elle s’évanouit de douleur lorsqu’elle apprend que sa maman est en état de péché mortel, et se trouve aux porte de l’enfer ! Pour la sauver, elle offre sa vie d’enfant, et à l’heure de vivre cette offrande, après avoir obtenu de sa maman la promesse de sa conversion, elle murmure avec un sourire : « Merci Jésus, merci Marie ! Maintenant je meurs contente ». Elle avait 12 ans et 9 mois. Ce qui me frappe le plus chez cette enfant, comme chez Maria Goretti, c’est le sens qu’elle avait du péché, et du malheur d’une âme en état de péché ! Elle aimait tellement sa mère que la pensée qu’elle puisse être éternellement malheureuse lui avait quasiment ôté la vie. Sans doute s’évanouir n’est pas mourir, mais ce fut chez elle l’effet d’une douleur intolérable.
Comment ne pas penser encore à l’intervention de Notre-Dame à Fatima, pour demander aux enfants des prières et des sacrifices pour la conversion des pécheurs ? Elle ira jusqu’à leur montrer l’enfer pour les y encourager. La demande de la Vierge est encore de faire tout ce qui est possible pour « préserver les âmes du feu de l’enfer », comme elle l’exprime dans la belle prière qu’elle leur enseigne.
Je crains que nous n’ayons pas, quant à nous, la même crainte et la même douleur de l’âme devant le péché et ses conséquences dans l’âme du pécheur. Nous sommes trop pris par nos propres souffrances et le mal que nous subissons. Au mieux, nous pensons aux souffrances de Jésus-Christ victime des péchés des hommes, mais avons-nous de la douleur du danger mortel que courent les âmes en état de péché : mourir ainsi c’est l’enfer, c’est le malheur éternel ? Avons-nous un amour du prochain qui vit dans le sillage de l’amour du Cœur de Jésus pour tous les humains ?
Des saints ont eu cette douleur et ont dépensé toutes leurs forces, donné leur vie pour la conversion et le salut des pécheurs.
Et j’ose dire que si Jésus-Christ est mort sur la Croix, c’est par la douleur qui a brisé son cœur et mis fin à sa vie humaine, "la douleur qu’il éprouvait en voyant se condamner volontairement les âmes qui fouleraient aux pieds les peines intérieures de son cœur amoureux". Qu’on me pardonne l’audace de la formule, mais Jésus est mort à cause des damnés, à cause de la douleur devenue intolérable à ce cœur où tout n’était qu’amour, amour divin et douleur immense ! C’est là une douleur qu’il ne pouvait exprimer. Lorsque nous méditons la Passion, nous considérons les souffrances physiques, les douleurs morales de l’injustice et des humiliations, peut-être encore, comme le suppliera le Sacré-Cœur, les ingratitudes : « Voilà ce Cœur qui a tant aimé les hommes qu’il n’a rien épargné jusqu’à s’épuiser et se consommer pour leur témoigner son amour. Et pour reconnaissance je ne reçois de la plupart que des ingratitudes, par leurs irrévérences et leurs sacrilèges, et par les froideurs et les mépris qu’ils ont pour moi dans ce Sacrement d’amour. Mais ce qui m’est encore le plus sensible est que ce sont des cœurs qui me sont consacrés qui en usent ainsi ».
Mais la douleur la plus profonde est toujours inexprimable, et seuls peuvent la comprendre ceux qui savent aimer comme Jésus. Plus l’amour est vrai, plus la douleur est profonde du malheur de ceux que l’on aime, et c’est la souffrance éternelle des damnés qui a causé la mort de ce cœur où il y avait trop d’amour. Toute la passion extérieure de Jésus est comme une gigantesque marée visible d’un océan invisible, dit le P. Faber, car les souffrances de l’esprit dépassaient de beaucoup celles du corps. Cette agonie intérieure causée par la malice des péchés des hommes lui occasionnait une expiation plus terrible, plus douloureuse que toutes les atrocités avec lesquelles ses bourreaux tourmentèrent son corps très saint.
La douleur du Christ était en son cœur le fruit de nos souffrances auxquelles son amour voulait mettre fin, mais celles des damnés lui furent insupportables. Elles étaient en même temps l’effet de son amour tout-puissant mais tenu en échec par leurs refus volontaires d’être aimés. Il est mort à cause des damnés.
Mais son amour a été vainqueur puisqu’il est mort pour ses élus, par l’offrande d’un amour plus fort que toute douleur, un amour vainqueur de la mort elle-même.
La charité ne connaît pas la défaite – et c’est pourquoi j’ose espérer que les élus seront beaucoup plus nombreux que les damnés ! – et les damnés eux-mêmes dans leur éternel malheur crient au monde des vivants que leur malheur est encore une manifestation de la puissance et de la victoire de l’amour. Relisons ces réflexions admirables du Père de Chivré sur l’espérance :
Le surnaturel nous enveloppe; n'y échappent que les libertés perverties jusqu'au refus d'être aimées plus qu'elles n’aiment leurs horreurs morales ; le désespoir est le seul acte humain d'où Dieu soit nécessairement absent puisqu'il consiste non seulement à ne plus Le posséder, mais à ne plus croire aux possibilités de Le posséder, alors que Lui, Dieu, a épuisé toutes les possibilités surnaturelles et naturelles de demeurer avec nous et en nous; c'est vraiment l'acte stupide par excellence puisque il est privé de toute grâce et de toute espérance de la grâce.
L'Espérance! L'Espérance! La flamme dans la nuit, l'élan subit dans une santé défaillante, le sourire fleurissant sur les lèvres salées par les sanglots... L'Espérance, cette espèce de certitude qu'on est idiot d'avoir douté, cette prise de conscience immédiate et consistante que les réponses sont, que les solutions existent... L'Espérance, cette résurrection printanière de tout, dans le cœur parfumé de bonheur et dans l'intelligence secouée d'enthousiasme... L'Espérance, cette marche en avant avec tout un ravitaillement de mots, de cris, de chants, appropriés pour être davantage à la disposition de l'espoir comme la voile est à la disposition du vent. Ô mon Dieu ! Merci d'avoir créé l'Espérance sans laquelle je n'oserais pas marcher.
Tout péché a sa grâce à lui, son secours à lui : remords, rougeur de honte, dégoût, une sanction, une conséquence qui fera réfléchir...
Toute malice a sa contrepartie vertueuse,
Toute tentation a son angle propice à la victoire,
Toute déficience a son utilisation réparatrice.
Tout, absolument tout, est accessible à la grâce et la grâce n'aura peut-être d'égal que la stupeur du monde lorsqu'au dernier jour les plus grands adversaires de Dieu, les plus farouches s'apercevront que, sans le savoir, leur malice était au service de la Sagesse divine, laquelle en définitive aura le dernier mot.
Dieu ne recule devant aucune ruse pour faire aboutir la Grâce, mais le malin le lui rend bien pour la tenir en échec et pourtant, qu'il est consolant et vrai de constater qu'Elle a en définitive le dernier mot ; jusque dans ses succès, le Mal a le dessous par rapport au plan de Dieu. La grande humiliation de Satan sera de s'apercevoir au dernier jour qu'il aura travaillé pour la gloire de Dieu. Dans ses attaques, ses ruses, ses haines, ses triomphes et ses rages, il aura fait éclore de superbes prières, de sanglants sacrifices, s'épanouir de généreuses réparations, naître d'audacieuses initiatives, réveiller des vertus et des repentirs ; lui, le maudit, il aura fait chanter l'Amour et il en sera furieux ; lui, le ténébreux entêté, il aura obtenu pour Dieu d'éblouissantes soumissions et d'éberluantes fidélités qui le feront frémir de honte lorsque les bénis le jugeront.
"Pas un cheveu ne tombe de vos têtes sans la permission du Père", traduisez : la Grâce veille à tout et sur tous. Quelle compagnie dans les solitudes les plus apparemment irrémédiables !
Comme on comprend le cri d'enthousiasme de l'Eglise au matin du Samedi Saint "Felix culpa", heureuse faute puisque non seulement le bien existe, mais la malice est vaincue, ce qui est un bien nouveau que la vertu ne pouvait pas produire à elle seule.
Heureuse faute sans laquelle l'homme n'aurait pas ajouté à sa couronne originelle les diamants de ses larmes, les rubis de ses expiations et les lumières de ses aveux.
C’est l’éternelle victoire de la vie sur la mort, que nous célébrerons avec éclat la nuit de Pâques. Tout est fini ?… non, tout commence ! Tout est perdu ? … non, tout est gagné : la vie triomphe, l’amour est vainqueur, et le ciel est ouvert à tous ceux qui ont cru en l’amour.
Ste Thérèse de l’Enfant Jésus l’avait bien compris, et surtout bien vécu, comme elle l’exprimait dans une de ses dernières lettres
Cher petit Frère, au moment de paraître devant le bon Dieu, je comprends plus que jamais qu'il n'y a qu'une chose nécessaire, c'est de travailler uniquement pour Lui et de ne rien faire pour soi ni pour les créatures.
Jésus veut posséder complètement votre coeur, il veut que vous soyez un grand saint. Pour cela il vous faudra beaucoup souffrir, mais aussi une joie inondera votre âme quand vous serez arrivé au moment heureux de votre entrée dans l'Eternelle Vie !... Mon frère, tous vos amis du Ciel, je vais aller bientôt leur offrir votre amour, les prier de vous protéger. Je voudrais vous dire, mon cher petit Frère, mille choses que je comprends étant à la porte de l'éternité, mais je ne meurs pas, j'entre dans la vie et tout ce que je ne puis vous dire ici-bas, je vous le ferai comprendre du haut des Cieux... (LT 244 à l'abbé Bellière le 9 juin 1897)
Belle fête de la Résurrection de Notre-Seigneur et beau temps pascal à tous et toutes, sous le doux regard du Cœur Immaculé de sa mère devenue la nôtre.