Au cœur des débats sur l’usage du français dans les cérémonies se trouve le décret sur la liturgie du premier concile national de la seconde Eglise constitutionnelle, tenu à Paris en 1797 (1). La liturgie y est simplement définie comme le « culte public, soumis à des formes méthodiques ». Si l’on excepte l’interdiction de la célébration simultanée de plusieurs messes dans une même église, le décret se borne à des prescriptions très générales:
La liturgie doit être simple, décente, majestueuse et digne de Dieu, autant que le permet la foiblesse humaine. […] Les cérémonies et les prières doivent correspondre aux idées qu’on veut faire naître et aux sentiments qu’on veut inspirer. Les cérémonies figuratives doivent être telles qu’on puisse facilement en saisir le sens. […] Le concile national considérant que si la liturgie doit, autant qu’il est possible, associer les fidèles aux prières du célébrant, en leur en facilitant l’intelligence, l’application de ce principe doit être cependant subordonné aux mesures de la sagesse chrétienne que commandent les circonstances (2).
Il ne semble donc pas qu’un tel décret justifie l’usage de la langue vulgaire dans la liturgie. En effet, les propositions de l’ex-bénédictin Dufey, qui écrit aux évêques que le seul moyen de pallier les négligences dans l’étude de la langue latine serait de célébrer en français se heurte à la répugnance des Pères conciliaires. Aux yeux de la majorité, il est hors de question de célébrer la messe en français ; l’article est donc rapidement ajourné (3).
Pourtant, c’est du Concile que se réclament les partisans du « gallicisme » liturgique. En effet, les pères du Concile ont formé le projet d’un nouveau rituel dans les termes suivants :
Dans la rédaction d’un rituel uniforme pour l’église gallicane, l’administration des sacremens sera en langue française : les formules sacramentelles seront en latin (4).
A Versailles, cette ouverture est aussitôt mise à profit par l’évêque Clément, qui charge son vicaire Ponsignon de rédiger un sacramentaire français. C’est la publication de ce sacramentaire qui donne toute son ampleur au débat sur l’usage du français dans la liturgie : l’évêque Royer et le Presbytère de Paris, suivis par une quinzaine d’évêques, dont Le Coz, évêque métropolitain de Rennes et l’une des principales figures de l’épiscopat schismatique, dénoncent les innovations versaillaises (5). En 1800, le concile métropolitain présidé par Leblanc de Beaulieu, évêque de Rouen, pourtant de tendance nettement janséniste et richériste, « s’oppose au changement de l’Idiôme latin dans les Offices, et à l’introduction de la langue vulgaire dans la Liturgie (6) ». Minoritaires dans l’épiscopat, où ils ne peuvent guère compter que sur le soutien d’une poignée d’évêques, tels Grégoire, Clément et Reymond, les « gallicistes » le sont plus encore dans le clergé du second ordre : les propositions de passage au français se heurtent à une opposition massive dans les synodes diocésains (7).
Attaqués de toutes parts, les partisans des traductions choisissent de s’abriter derrière l’autorité du Concile. Ils s’appuient tout d’abord sur le projet de rituel gallican en français. En effet, estime Clément, le « rituel gallican uniforme » suppose qu’il existe des versions françaises provisoires ; il était donc autorisé par le Concile à publier un sacramentaire français (8). Pour Ponsignon, le passage au vernaculaire relève de l’ « intention du Concile ». Celui-ci s’est déclaré en faveur d’une liturgie uniforme pour l’Eglise gallicane, juge urgente la rédaction d’un rituel et ordonne que l’administration des sacrements se fera en français (9) : à terme, la liturgie gallicane uniforme sera donc en français. Pour Clément, il est clair que les mesures prises par le Concile sont provisoires, qu’elles ne sont qu’une étape qu’il faudra dépasser.
Le Concile a porté ses égards jusques sur la faiblesse des scrupules qui pourraient encore se conserver quelque temps sur l’exactitude des propres paroles, qui produisent les effets des sacremens (10).
C’est la raison, juge donc l’évêque intrus, pour laquelle le Concile a insisté pour que les formules sacramentelles soient encore récitées en latin : il s’agit d’une précaution qui ne doit valoir que « quelque temps » par prudence pastorale, pour ménager prêtres et fidèles, avant que s’effectue pleinement le passage au français. Il en ira de même par la suite pour l’office divin et la messe. Si le Concile n’a pas pu ordonner la célébration de la liturgie en langue vulgaire, c’est à cause de circonstances qu’il importe de transformer peu à peu. Il convient donc d’avancer progressivement dans la direction prise par le Concile.
Ainsi Ponsignon insiste-t-il sur la nécessité de ne pas attendre pour expérimenter le rituel en français. L’intention du Concile, écrit-il, « pourroit être encore retardée pour long-tems, parce qu’il suffiroit de l’opposition ou de l’inaction d’un certain nombre d’Eglises, pour priver du bienfait du décret, les Eglises les plus zèlées et les plus actives (11) ». A ceux qui l’accusent de vouloir « révolutionner l’Eglise », Ponsignon répond qu’il ne fait qu’appliquer le Concile (12). « Mon but, écrit-il au Presbytère de Paris, a été de propager l’enseignement et les ordonnances du Concile sur la Liturgie ; et le vôtre paroit être d’en détruire tout l’effet (13). » Respecter l’intention du Concile suppose donc manifestement de travailler au dépassement de ses textes.
Malgré leur petit nombre, les prêtres constitutionnels favorables à la liturgie en français n’attendent donc pas d’y être autorisés par un nouveau Concile pour utiliser la langue vulgaire non seulement pour l’administration des sacrements, mais aussi, à des degrés divers, pour l’office divin et la messe. L’abbé Brugière, curé intrus de Saint-Paul à Paris, de tendance janséniste, richériste et rigoriste, continue à célébrer la messe en latin, mais fait chanter à l’église les psaumes en français (14). Dans le diocèse de Paris, les deux principaux centres de la liturgie en langue vulgaire sont l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, où Grégoire entend avec émotion un office entier en français, et Suresnes, dont le curé insermenté est l’un des rares prêtres réfractaires à avoir adopté le gallicisme, probablement par mimétisme pastoral vis-à-vis du clergé constitutionnel (15).
Il est bien difficile de dire ce que serait devenue la liturgie dans l’Eglise constitutionnelle si le Concordat du 15 juillet 1801 n’avait pas liquidé le schisme. D’une part, la vigueur de la réaction en faveur du latin de la majorité de l’épiscopat et du bas clergé, probablement appuyée par des fidèles attachés aux formes traditionnelles du culte aurait peut-être empêché la diffusion des liturgies en langue vulgaire. Cependant, d’autre part, les principes d’intelligibilité formulés par le Concile et le projet de rituel français ont fourni une justification aux tenants du gallicisme : dans une Eglise désormais délaissée par l’Etat, dont la seule raison d’être se trouve désormais dans la conformité supposée de ses pratiques à la discipline antique, l’usage du latin dans la liturgie apparaît dans bien des cas comme une concession aux circonstances.
Il reste néanmoins que les initiatives d’offices en français sont restées isolées et généralement incomplètes et qu’il ne semble pas que leur évacuation par la réorganisation concordataire de 1801-1803 se soit révélée très difficile. Seul parmi les évêques constitutionnels gallicistes à avoir été nommé à un siège concordataire, Mgr Reymond, devenu évêque légitime de Dijon, n’a guère persévéré dans ses audaces liturgiques révolutionnaires.
(A suivre)
Peregrinus
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(1) Sur la convocation irrégulière, hors de toute la tradition canonique, des deux conciles nationaux de l’Eglise constitutionnelle de 1797 et de 1801, voir Jeanne-Marie Tuffery-Andrieu, Le concile national en 1797 et en 1801 à Paris. L’Abbé Grégoire et l’utopie d’une Eglise républicaine, Peter Lang, Bern, 2007.
(2) Canons et décrets du Concile national de France, tenu à Paris en l’an de l’ère chrétienne 1797, Imprimerie-Librarie Chrétienne, Paris, 1798, p. 277-281.
(3) Ferdinand Brunot, « Le culte catholique en français sous la Révolution », Annales historiques de la Révolution française, t. II, 1925, p. 218-219.
(4) Canons et décrets, op. cit., p. 282.
(5) Ferdinand Brunot, loc. cit., p. 325-327.
(6) Actes du concile métropolitain de Rouen, Fouquet, Rouen, 1800, p. 31.
(7) Jeanne-Marie Tuffery-Andrieu, op. cit., p. 157.
(8) Mémoires du révérend évêque de Versailles au clergé de France, Imprimerie de Jacob, Versailles, 1800, p. 15.
(9) Louis-François Ponsignon, Apologie de l’usage de la langue française dans l’administration des sacremens, Imprimerie-Librairie Chrétienne, Paris, 1800p. 19.
(10) Mémoires du révérend évêque de Versailles, op. cit., p. 17.
(11) Louis-François Ponsignon, op. cit., p. 20.
(12) Ibid., p. 27.
(13) Ibid., p. 31.
(14) Paul Pisani, « Un janséniste. Pierre Brugière, curé constitutionnel à Paris (1730-1803) », Revue d’histoire de l’Eglise de France, 1913, p. 45. Le chanoine Pisani certifie que l’effet produit par le psautier noté, dont il a fait chanter quelques pièces, est « grotesque ».
(15) Ferdinand Brunot, loc. cit., p. 340.