Aletheia n°134 - 8 décembre 2008
Cette année de Terminale, je l’avais attendue avec impatience depuis la classe de Seconde, époque à laquelle j’étais devenu élève au Collège Saint-Pierre, à Lille. Quand j’avais vu qu’une matière appelée « philosophie » était réservée aux élèves de terminale, j’avais regretté de devoir attendre deux années avant de la découvrir. En cette classe de Seconde, c’est la littérature que j’ai commencé à comprendre avec Mademoiselle Danvin. Elle allait devenir, un an plus tard, Madame Callet, l’épouse du professeur de philosophie.
Entré en classe de Seconde à quatorze ans, j’étais déjà un grand lecteur, mais un lecteur désordonné et peu au fait de ce que pouvait être la vraie littérature. Mes auteurs favoris avaient été jusque-là Gilbert Cesbron, Guy des Cars et Hervé Bazin, c’est dire… En Seconde, inoubliable fut la première étude d’une œuvre complète : Madame Bovary. Ce fut une révélation. Mademoiselle Danvin nous apprenait à lire une œuvre, à découvrir la construction des chapitres, à déchiffrer un style. La lecture des passages qu’elle faisait à haute voix donnait de la chair aux personnages, de la réalité aux paysages et aux objets. Le roman n’était plus une suite de pages écrites mais un monde contenu dans des mots agencés . D’autres études allaient suivre, tout aussi grisantes, celle du Père Goriot notamment.
Les heures de grande lecture solitaire sont restées parmi les plus belles de cette année. Je passais mon temps dans les bibliothèques, curieux de tout : littérature, histoire et bientôt philosophie. C’est en Seconde – je ne sais plus comment – que j’ai découvert Nietzsche. J’ai acheté et lu Ainsi parlait Zarathoustra durant cette année 1975. Le livre, que j’ai conservé, porte, d’une écriture encore enfantine, mon nom, la date et les annotations nombreuses que je mis en marge. En pleine crise existentielle et spirituelle, ce n’est pas tant le thème du « Surhomme » qui me fascina que la critique nietzschéenne de la morale et du christianisme. Nietzsche me conforta dans mon éloignement affirmé de la pratique religieuse.
En cet été de 1975, j’étais inscrit, pour la dernière fois, dans un camp d’adolescents. Avant de partir, j’avais acheté un deuxième livre de Nietzsche, Aurore, livre apparemment plus accessible que le premier puisque composé de 575 « Pensées », plus ou moins développées. Ce livre m’accompagna tout le mois d’août, comme une sorte de bréviaire secret. C’est durant ces semaines aussi que je rencontrais celle qui allait devenir un jour mon épouse. « Il y a tant d’aurores qui n’ont pas encore lui », avait mis en exergue Nietzsche. Les promesses de l’avenir semblaient infinies.
La classe de Première, 1975-1976, fut tout emplie de littérature et de Nietzsche, toujours. Je courais au Goethe Institut pour lire tout ce que je pouvais trouver sur mon « maître ». Cette année de Première fut aussi celle où je découvris la « Révolution », du moins ce que j’en comprenais. Ce mythe s’accordait bien avec le bouillon (et le brouillon) intellectuel et spirituel qui m’habitait. On a raison de se révolter disait le titre d’un livre de Sartre et de Philippe Gavi que je découvris comme un évangile. Ils y faisaient la théorie des révoltes gauchistes, alors nombreuses. Je commençais aussi à fréquenter une librairie maoïste installée dans le quartier de Wazemmes, le quartier pauvre de Lille. A quinze ans, j’y achetai Le Petit livre rouge. Au lieu d’un manuel de Révolution, je découvris un recueil de « Citations » – incompréhensibles – du Président Mao Tse toung. Néanmoins, je me croyais devenu nietzschéen et maoïste… Cette curieuse association tenait autant de la posture que de la réflexion. Quand Mao mourra, en septembre 1976, la Mairie de Lille, socialiste, dirigée par Pierre Mauroy – futur premier ministre –, organisera une sorte d’exposition et ouvrira un livre de condoléances où les citoyens de Lille étaient invités à exprimer leur tristesse et leur admiration pour le « Grand Timonier ». Je crois bien, adolescent ignorantin, avoir mis quelques mots et ma signature.
C’est donc armé de certitudes, et d’une prétention – ridicule – d’être plus avancé que mes camarades, que je vis enfin arriver l’année de philosophie. J’allais bientôt avoir seize ans quand j’entrais dans la classe de Gilbert Callet. Son allure massive et toujours pressée m’était familière depuis deux ans déjà, mais j’ignorais tout de son art d’enseigner.
Fut-il un maître, au sens où il aurait dispensé une doctrine qui aurait rallié des disciplines ou des imitateurs ? Non. Bien qu’ancré dans des convictions politiques et religieuses, que ses élèves découvraient rapidement, il ne les imposait pas comme une clef de lecture immédiate. Il fut – et il reste – un prodigieux éveilleur et un passeur.
Son cours, qui alliait enseignement magistral, questionnement incessant et digressions parfois sans fin, fut pour moi un révélateur et le début d’un métanoïa. La première notion de philosophie dont je lui suis redevable est la distinction entre la doxa (l’opinion, la croyance) et la vérité, qui est d’un autre ordre. Mon premier devoir de philosophie fut, à cet égard, une humiliation. Le sujet en était, je crois, « L’inhumain existe-t-il ? ». Je l’avais traité dans une sous-prose journalistique, avec force références à l’actualité (les massacres d’Idi Amin Dada, etc.). La note et la correction me montrèrent que je n’avais pas encore compris ce qu’est la philosophie. L’étude de l’Apologie de Socrate et la présentation du philosophe comme « accoucheur des esprits » me montrèrent alors quelles voies devait prendre la réflexion.
En parallèle à son cours, Gilbert Callet demandait à ses élèves de lire et de résumer des œuvres. C’est ainsi qu’à seize ans j’ai découvert Maurras (Mes idées politiques) et Julien Freund (Qu’est-ce que la politique ?). Du premier, j’ai retenu alors un mépris entier pour la démocratie et du second la distinction nécessaire entre la force et la violence. Bien évidemment, ces premières approches ne suffisent pas à caractériser l’ampleur de deux pensées politiques, contradictoires sur certains points (je ne le découvrirais que plus tard). En tout cas, ces auteurs ont mis par terre, sans rencontrer de résistance, mon maoïsme irréfléchi.
La bibliothèque de la classe de philosophie, que M. Callet ouvrait tous les jours, était riche et diverse. J’y ai découvert l’histoire de la philosophie à travers le gros volume de Thonnard ; j’en ai sorti successivement tous les Gustave Thibon disponibles, l’Utopie de Thomas Molnar et son livre sur la contre-révolution, beaucoup d’autres ouvrages. Avec Gilbert Callet, le cours de philosophie était une porte ouverte, une invitation à prolonger la réflexion et la recherche.
Le génie de Gilbert Callet était aussi dans la digression. Il empruntait volontiers des chemins de traverse et s’écartait de la route de son cours sans état d’âme pour nous parler d’un livre, d’un article, d’un fait de société. Pour plusieurs générations d’élèves , il fut un formidable éveilleur et découvreur. Son cours n’était jamais banal ou fastidieux. Plutôt une source abondante, d’où coulaient de la chaleur et de l’enthousiasme. Il acceptait volontiers les questions ou les débats, les suscitant même. Rien donc d’un enseignement monolithique imposé à des élèves réduits à l’absorption silencieuse. Un jour – je ne sais plus à quel propos –, il nous a fait écouter en classe une cassette sur laquelle il avait enregistré, au Kenya il me semble, de longs rugissements de lion. Je n’ai plus aucune idée du sujet qui l’avait amené à nous faire écouter cela, mais le fait, en lui-même, témoignait des libertés que lui, homme d’ordre et de tradition, s’autorisait.
Aux digressions loin du programme s’ajoutaient souvent, après le cours, des conversations avec quelques élèves et le prêt de revues et de journaux divers. C’est Gilbert Callet qui m’a fait découvrir la presse catholique traditionnelle ou traditionaliste. C’est par lui que j’ai découvert L’Homme nouveau, Itinéraires, Jean Madiran, l’abbé de Nantes, les Congrès de Lausanne.
A quelques semaines du baccalauréat, en juin 1977, sans doute sur les conseils de Gilbert Callet et suite à la question de la métaphysique abordée en cours, j’ai acheté le premier volume de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin, en édition bilingue. Peu d’années plus tard, mon directeur spirituel de l’époque, le P. de Margerie, me conseillera de lire une question de la Somme tous les jours. Je n’ai pas été longtemps fidèle à ce conseil, mais je n’ai guère cessé la lecture de saint Thomas jusqu’à aujourd’hui, même s’il y eut de longues éclipses. Cette lecture et d’autres ont progressivement rectifié et ordonné mon esprit.
Le 15 que j’ai obtenu au baccalauréat de philosophie a alors incité Gilbert Callet à me suggérer de faire des études de philosophie. Mais j’avais déjà choisi l’histoire, et bien que m’aventurant plus tard, un moment, vers la théologie, c’est à l’histoire que je suis resté fidèle, avec un goût particulier pour l’histoire des idées et l’histoire religieuse.
Par nature j’étais, et reste, plus sensible à la vérité historienne qu’à la vérité philosophique ; plus apte à connaître et à discerner qu’à déployer une recherche spéculative. C’est à titre de curiosité que, durant mes études d’histoire, j’allais suivre, une année durant, en 1981-1982, le séminaire de Pierre Boutang à la Sorbonne, séminaire intitulé : « Recherche sur l’origine » ; puis, l’année suivante, au Centre Sèvres, le grand commentaire de la Phénoménologie de l’esprit par le jésuite hégélien Labarrière. Si la froide activité spéculative de P-J. qui je suis resté en relations jusqu’à sa mort, j’ai été plus sensible à sa quête du sens politique qu’à sa recherche métaphysique. Mais le feu d’artifice de ses cours restera un souvenir inoubliable.
Le sentiment qui m’anime, quand je songe à l’année de philosophie passée avec Gilbert Callet, c’est donc, d’abord, un sentiment de gratitude. Il a été à l’origine d’un questionnement qui a trouvé son accomplissement. Nous sommes restés en relations régulières. Il a continué d’être ce passeur qui fait découvrir ses passions successives : le penseur autodidacte Jean Coulonval, le philosophe inspiré Jean-G. Bardet, l’autre autodidacte Fernand Crombette (1880-1970), le créationniste, auteur d’une œuvre scientifique et historique considérable et controversée.
Mais Gilbert Callet n’a jamais cherché à imposer ses engouements. Ses anciens élèves formeraient sans doute une réunion curieuse et hétéroclite, tant ils sont engagés professionnellement, intellectuellement et spirituellement, dans des voies diverses. Beaucoup, en revanche, reconnaîtraient certainement lui devoir une certaine ouverture d’esprit et un goût pour la recherche du vrai et du bien.
Un regret : qu’il publie peu. Quand tant d’essais, souvent creux, encombrent les librairies, on aimerait voir un livre de Gilbert Callet. On y trouverait, ce que ses articles révèlent déjà, une pensée affranchie des stéréotypes, une pensée qui ne nie ni la liberté ni la vérité, une pensée vivante et pérégrine.
Ce texte vient de paraître dans le recueil Portraits de maîtres. Les profs de philo vus par leurs élèves, sous la direction de Jean-Marc Joubert et Gilbert Pons, CNRS Éditions, 394 pages, 25 euros.L’ouvrage rassemble 66 contributions : Claude Rousseau y évoque Raymond Polin, Laurence Varaut Pierre Boutang, Chantal Delsol Julien Freund, Édouard Husson Claude Tresmontant, Félix Perez Michel Henry, Mazarine Pingeot Pierre Magnard et Jean-Marc Mouillie, etc.On aurait pu trouver, dans ce recueil, bien d’autres évocations de professeurs de philosophie qui ont marqué durablement leurs élèves de Terminale : Jean Arfel à Maslacq, Thérèse Lacour en Avignon, Jean Borella à Nanc et d’autres.