Depuis douze ans supérieur général de la Fraternité saint-Pie X, l'Institut traditionaliste fondé par Monseigneur Lefebvre en 1970 (et en rupture avec Rome depuis 1988), Monseigneur Bernard Fellay s'exprime rarement dans les médias. - Nice-Matin : Cette division entre les catholiques n’est-elle pas une injure à l’amour du Christ ?
- Mgr Fellay : C’est vrai, l’amour est le signe authentique de l’Eglise. Mais Saint Paul dit aussi : «Opportet heraeses esse» : il y aura toujours des divisions et des oppositions. L’Eglise a pour but de sauver les âmes, pour cela elle doit les tirer d’une situation de conflit contre Dieu liée au péché originel. - Les églises et les presbytères se vident. Pas les vôtres. La messe à l’ancienne vous paraît être le remède à la crise de l’Eglise et de la société ? Même pour ceux qui désertent les paroisses et ne connaissent pas le latin ?
- Ce n’est pas une question de langue à comprendre ou pas. L’important, c’est le rite sacré qui met l’homme devant Dieu. Autrefois, tout le monde ne comprenait pas le latin, et pourtant tout le monde venait à la messe. Aujourd’hui, les gens veulent comprendre, et c’est normal. Mais c’est le rite qu’ils doivent comprendre, qu’il faut leur expliquer. Pour les rapports avec Dieu, il faut une langue sacrée. Les juifs aussi ont gardé leur langue sacrée, l’hébreu. En langue courante (ou «vernaculaire» : NDLR pour nous, le français), le sens du sacré se perd. - Communautés nouvelles et charismatiques font aussi le plein... sans renier le concile !
- Sur le fond (la foi, les commandements, la morale...), l’Eglise ne change pas . Dieu ne change pas, le cœur de l’homme non plus. La Tradition, c’est cet ensemble d’éléments qui traversent les temps et l’espace, et que l’Eglise a toujours tenus. Lors de l’audience du 29 août 2005, le Saint-Père a redit que «l’interprétation du concile ne peut se faire qu’à la lumière de la Tradition». Les charismatiques essaient de répondre à ce qui passe. C’est plus spectaculaire. L’homme en a besoin aussi. Mais on reste dans ce qui ne dure pas. - Le pape dit que le concile doit être lu à la lumière de la Tradition. Votre fondateur, Mgr Lefebvre, le disait aussi. Pourquoi l’un des évêques de votre Fraternité, Mgr Tissier, affirme-t-il que c’est impossible ?
- Il n'y a pas contradiction. Cette expression «à la lumière de la tradition», bien que nécessaire en soi pour comprendre le concile, s'est avérée insuffisante. Elle est trop ambigüe, nous ne voulons plus l’utiliser. Certains textes du concile sont irréconciliables avec la Tradition. Nous demandons à en discuter depuis l’an 2000. - Qu’est-ce que vous jugez «irréconciliable» ?
- Trois points : le principe de l’œcuménisme, la liberté religieuse, et la collégialité. - Le principe de l’œcuménisme ?
- A force d’avoir une vision tellement positive des autres religions, on ne dit plus qu’elles n’ont pas les moyens de sauver. Rome a toujours dit : «Hors de l’Eglise, point de salut». En dehors de cela, seuls les individus de bonne foi qui ne connaissent pas l’Eglise, s’il suivent leur conscience, peuvent être sauvés. - La liberté religieuse ?
- C’est une notion très ambiguë. Bien sûr qu’on n’a pas le droit d’obliger quelqu’un à adhérer à la religion. Ce que nous contestons, c’est l’attribution à la nature humaine d’un droit qui n’existe pas. L’homme a le devoir de chercher la vérité, mais il n’a pas un droit de se tromper. Quand on dit que l’Etat doit donner les mêmes droits à toute religion, nous ne sommes pas d’accord : l’Etat, créature de Dieu, irait alors contre Dieu. - Ce que vous dites des autres religions s'applique aussi au judaïsme ?
- Certes, le christianisme a ses racines dans le judaïsme. Mais les juifs n’ont pas cru au Christ. Le train leur a été annoncé, ils l’ont raté. Sans le Christ, ils ont perdu la clé d’interprétation de la Révélation. - La collégialité ?
- L’Eglise n’a qu’une tête : le pape, vicaire du Christ. C’est dans l’Evangile : le Seigneur a dit à l’apôtre Pierre «Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise». Les évêques, successeurs des autres apôtres, ont une responsabilité de droit divin sur leur diocèse, mais limitée à ce diocèse. La collégialité donne trop de pouvoir aux évêques et rend l’Eglise très difficile à gouverner. Sur ce sujet, Lumen Gentium est tellement ambigü que le pape Paul VI a dû l’expliquer par une note préliminaire ! Laquelle reste à appliquer. - Pour Vatican II, que demandez-vous ? Un nouveau concile ?
- Non, c’est une question de prudence, et de crédibilité. L’Eglise ne peut se contredire. Mais il y a trop de non-dit, trop d’ambiguïtés. On atttend du concile qu’il soit clair. Il faudrait que le Saint-Père puisse reprendre petit à petit tous ces termes de manière compréhensible. - Jean Paul II et Benoît XVI n’ont-ils pas commencé à le faire ?
- Le discours de Benoît XVI en décembre 2005 est intéressant. Mais il n’est pas suffisant, surtout sur la liberté religieuse. Le pape veut éviter une tyrannie de l’Etat sur l’Eglise, ce qui est légitime, mais selon des principes modernes, alors que ce que l’Eglise disait autrefois était suffisant. - Qu’est-ce qui concourt au rapprochement ?
- Benoît XVI veut visiblement réformer la liturgie, qui en a grand besoin. Il veut rappeler l’idée de sacrifice, ce qui remet l’homme à sa place devant Dieu. Le pape a une exigence d’intégrité, de rigueur et de discipline pour les hommes et les institutions religieuses. Pour ceux qui ont prononcé des vœux d’obéissance, de pauvreté et de chasteté, le renoncement doit par exemple être plus marqué qu’aujourd’hui. - Le texte de la dernière assemblée plénière des évêques de France sur les traditionnalistes paraît encourageant ?
- Il est difficile à interpréter. La Tradition vivante, qu’est ce que ça veut dire ? C’est un terme fourre-tout. Même chose pour le «geste d’assentiment sans équivoque aux enseignements du Magistère authentique de l’Eglise» Les évêques de France disent «souhaiter poursuivre l’accueil des fidèles des fidèles du Christ attachés aux formes liturgiques antérieures au concile ?» Les directives existantes de Rome ne sont pas appliquées. Ceux qui veulent célébrer l’ancienne messe ou y assister, sont persécutés. Pour protéger ces fidèles, Rome en est venu à envisager d’établir une administration apostolique (une sorte de diocèse personnel). - Que demandez-vous ?
- Pour ce qui est du principe : que l’ancienne messe soit réellement permise. Pour l’application pratique : que tout le monde soit de bonne volonté. Que l’on ne voie pas a priori l’arrivée de l’ancien rite comme un problème. - On dit que vous êtes sur le point de demander par écrit la levée de l’excommunication contre la Fraternité Saint-Pie-X ?
- C’est inexact. Depuis l’an 2000, nous l’avons déjà demandé plusieurs fois, y compris par écrit. Le cardinal Castrillon, chargé du dossier, a reconnu publiquement que nous n’étions pas schismatiques. - Depuis votre audience avec Benoît XVI le 29 août 2005, que s’est-il passé ?
- Au printemps, les termes d'un accord ont été discutés à plusieurs reprises par les cardinaux et les responsables de la curie. La Fraternité n’est pas retournée à Rome de manière officielle, mais les contacts se poursuivent, nous échangeons des courriers. - A quand un accord avec Rome ?
- C'est impossible à dire. On nous avait assuré que le texte "libéralisant" la messe tridentine serait publié en octobre 2005. Ce n'est pas encore fait. Le pape veut aller vite. Nous lui disons : doucement. C'est une bombe atomique, à ne pas faire exploser ! Avant l'atterrissage, nous nous efforçons de préparer la piste. Nous avons proposé une feuille de route. On ne pose pas de conditions à Rome, mais il faut regagner la confiance brisée.
La "libéralisation" de la messe et la levée de l'excommunication constitueraient un signe qui ouvrirait une phase de discussion doctrinale. Des efforts de Rome pour sortir l'Eglise de sa situation de paralysie actuelle seraient aussi un signe.
Je suis certains du "happy end". Mais quand ? Nous prions. Pour nous, l'Eglise est surnaturelle. L'essentiel est de l'ordre de la grâce. |