SOURCE - Correspondance Européenne - 10 février 2015
Parmi les vérités les plus belles et mystérieuses de notre foi, figure le dogme de la vision béatifique des âmes au ciel. La vision béatifique consiste dans la contemplation immédiate et intuitive de Dieu réservée aux âmes qui sont passées dans l’autre vie, dans l’état de grâce et complètement purifiées de toute imperfection.
Parmi les vérités les plus belles et mystérieuses de notre foi, figure le dogme de la vision béatifique des âmes au ciel. La vision béatifique consiste dans la contemplation immédiate et intuitive de Dieu réservée aux âmes qui sont passées dans l’autre vie, dans l’état de grâce et complètement purifiées de toute imperfection.
Cette vérité de foi, énoncée dans la Sainte Ecriture et confirmée au cours des siècles par la Tradition, est un dogme intangible de l’Eglise catholique. Le Nouveau Catéchisme le rappelle au n°1023 : «Ceux qui meurent dans la grâce et l’amitié de Dieu, et qui sont parfaitement purifiés, vivent pour toujours avec le Christ. Ils sont pour toujours semblables à Dieu, parce qu’ils le voient “tel qu’il est” (1 Jn 3, 2), “face à face” (cf. 1Cor 13, 12) ».
Au début du XIVème siècle, un Pape, Jean XXII, contesta cette thèse dans son magistère ordinaire et tomba dans l’hétérodoxie. Les catholiques les plus zélés de son époque le reprirent publiquement. Jean XXII – a écrit le cardinal Schuster – «a de graves responsabilités devant le tribunal de l’histoire (…)», parce-qu’il «offrit à l’Eglise entière le spectacle humiliant des princes, du clergé et des universités qui remettent le Pontife dans le droit chemin de la tradition théologique catholique, en le mettant dans la dure nécessité de revenir sur ses propos» (Idelfonso Schuster o.s.b., Gesù Cristo nella storia. Lezioni di storia ecclesiastica, Benedictina Editrice, Rome 1996, pp. 116-117).
Jean XXII, dans le siècle Jacques Duèze, fut élu au trône pontifical à Lyon le 7 août 1316, après deux ans de vacance du Saint-Siège, suite à la mort de Clément XV. Il eût à vivre une époque tourmentée de l’histoire de l’Eglise, entre l’enclume du roi de France Philippe-le-Bel et le marteau de l’Empereur Louis-de-Bavière, tous deux opposés à la Primauté de Rome. Pour réaffirmer la suprématie du Pontife romain, contre les attaques gallicanes et laicistes insidieuses, le théologien augustinien Agostino Trionfo (1243 1328) composa, entre 1324 et 1328, à la demande du Pape, sa Summa de ecclesiastica potestate. Mais Jean XXII se mit en contradiction avec la tradition de l’Eglise sur un point de première importance.
Lors de trois sermons prononcés dans la cathédrale d’Avignon entre le 1er novembre 1331 et le 5 janvier 1332, il soutint la thèse selon laquelle les âmes des justes, même après leur parfaite purification au purgatoire, ne jouissent pas de la vision béatifique de Dieu. C’est seulement après la résurrection de la chair et le jugement dernier qu’elles seraient élevées par Dieu à la vision de la Divinité. Placées “sous l’autel” (Apoc. 6. 9) les âmes des saints seraient consolées et protégées par l’humanité du Christ, mais la vision béatifique serait différée jusqu’à la résurrection des corps et le jugement dernier (Marc Dykmans dans Les sermons de Jean XXII sur la vision béatifique, Università Gregoriana, Rome 1973, a publié les textes intégraux des sermons prononcés par Jean XXII; cf. aussi Christian Trottman, La vision béatifique. Des disputes scolastiques à sa définition par Benoît XII, Ecole Française de Rome, Rome 1995, pp. 417-739).
L’erreur selon laquelle la vision béatifique de la Divinité serait accordée aux âmes non pas à la suite du premier jugement, mais seulement après la résurrection de la chair, était une erreur ancienne, mais elle avait été réfutée au XIIIème siècle par saint Thomas d’Aquin, principalement dans le De veritate (q. 8, ad 1) et dans la Somme Théologique (I, q. 12, a. 1). Quand Jean XXII proposa de nouveau cette erreur, il fut critiqué ouvertement par de nombreux théologiens. Parmi ceux qui intervinrent dans le débat, il y eut Guillaume Durand de Saint Pourcain, évêque de Meaux (1270-1334), qui accusa le Pape de réintroduire les hérésies des cathares, le dominicain anglais Thomas Waleys (1318–1349), qui, du fait de sa résistance publique, subit procès et prison, le franciscain Nicola da Lira (1270-1349) et le cardinal Jacques Fournier (1280-1342), théologien pontifical, auteur d’un traité De statu animarum ante generale iudicium.
Quand le Pape chercha à imposer cette doctrine erronée à la Faculté de théologie de Paris, le roi de France Philippe VI de Valois en interdit l’enseignement et, selon ce que rapporte le chancellier de la Sorbonne Jean Gerson, alla jusqu’à menacer Jean XXII de la peine du bûcher, s’il ne retirait pas ses déclarations. Les prêches de Jean XXII totus mundum christianum turbaverunt (ont troublé toute la Chrétienté), déclara le Maître des Ermites de saint Augustin, Thomas de Strasbourg (in Dykmans, op. cit., p. 10).
A la veille de sa mort, Jean XXII affirma s’être prononcé seulement en tant que théologien privé, sans engager le magistère qu’il détenait. Giovanni Villani rapporte dans sa Chronique une rétractation que fit le Pape à propos de sa thèse, le 3 décembre 1334, la veille de sa mort, à l’instigation du cardinal Dal Poggetto, son neveu, et d’autres personnes de sa famille.
Le 20 décembre 1334, fut élu pape le cardinal Fournier, qui prit le nom de Benoît XII (1335-1342). Le nouveau pontife voulut clore le sujet par une définition dogmatique, la constitution Benedictus Deus du 29 janvier 1336, qui s’exprime en ces termes : «En vertu de l’autorité apostolique nous définissons que selon la disposition générale de Dieu, les âmes de tous les saints (…) avant même de reprendre leurs corps et avant même le jugement, ont été, sont et seront au ciel (…) et que ces âmes ont vu et voient l’essence divine par une vision intuitive et, plus encore, en face à face – sans la médiation d’aucune créature » (Denz-H, n. 1000 ). C’était un article de foi qui fut repris le 6 juillet 1439 par la bulle Laetentur coeli du Concile de Florence (Denz-H, n. 1305).
A la suite de ces décisions doctrinales, la thèse soutenue par Jean XXII devait être considérée comme formellement hérétique, même si à l’époque où le Pape la soutint, elle n’avait pas encore été définie comme un dogme de foi. Saint Robert Bellarmin qui a traité largement ce cas dans le De Romano Pontifice (Opera omnia, Venetiis 1599, Lib. IV, cap. 14, coll. 841-844) écrit que Jean XXII proposa une thèse hérétique, avec l’intention de l’imposer comme vérité aux fidèles, mais il mourut avant d’avoir pu définir le dogme, et donc sans porter atteinte par son comportement au principe de l’infaillibilité pontificale.
L’enseignement hétérodoxe de Jean XXII était certainement un acte du magistère ordinaire, concernant la foi de l’Eglise, mais non pas infaillible, parce que privé du caractère de définition.
Si nous devions appliquer à la lettre l’Instruction Donum Veritatis du 24 mai 1990, ce magistère authentique, bien que non infaillible, aurait dû, selon certains, être reçu comme un enseignement dispensé par des pasteurs qui, dans la succession apostolique, parlent avec le «charisme de la vérité» (Dei Verbum, n. 8) , «revêtus de l’autorité du Christ» (Lumen Gentium, n° 25), «à la lumière de l’Esprit-Saint» (ibidem). Sa thèse aurait requis le degré d’adhésion dénommé «déférence religieuse de la volonté et de l’intellect, enraciné dans la confiance de l’assistance divine au magistère», et donc «dans la logique et sous la motion de l’obéissance de la foi» (Mgr Fernando Ocariz, “Osservatore Romano”, 2 décembre 2011).
Les défenseurs de l’orthodoxie catholique, au lieu de résister ouvertement aux doctrines hérétiques du Pape, auraient dû s’incliner devant son “magistère vivant”, et Benoît XII n’aurait pas dû opposer à la doctrine de son prédécesseur le dogme de foi qui nous assure que les âmes des justes, après la mort, jouissent de l’Essence divine par une vision intuitive et directe. Mais, grâce à Dieu, quelques bons théologiens et prélats de l’époque, mus par leur sensus fidei, refusèrent publiquement d’approuver l’autorité suprême. Une vérité importante de notre foi put ainsi être conservée, transmise et définie. (Roberto de Mattei)