Le dernier sms que je reçus de Jean Madiran, à la mi-juillet 2013 – oui, il affectionnait ce nouveau mode de communication et se plaisait à y glisser des rébus qui feraient sourire son correspondant – annonçait un article.
« Deux tiers ou trois quarts de page » sur l’exégèse de l’Ecriture sainte, c’était pour dans deux ou trois mois ; il se remettait doucement d’une intervention pénible mais son grand souci était Présent, et son oeuvre à laquelle il n’estimait pas avoir mis son point final. Nous avions parlé, lors du dernier déjeuner à Saint-Cloud auquel il m’avait convié trois jours plus tôt – mais comment imaginer que ce serait le dernier ! – du journal, du monde comme il va, des jeunes générations qui se sont levées pour défendre le mariage et la loi naturelle, de l’Eglise et des vocations. Il était toujours sur la brèche.
Non, même à 93 ans, Jean Madiran ne serait jamais vraiment à la retraite. Jamais il ne partirait goûter le repos et le sourire d’une maison ensoleillée, quelque part en Provence ou dans le Bordelais. Il me l’avait dit un jour avec une ombre de regret… Son travail n’était pas achevé. Le combat n’était pas fini, même s’il savait que sa propre course approchait de sa fin. La mort l’a surpris – en France, comme il le voulait, il ne s’en éloignait plus – en pleine bataille, l’esprit toujours aussi vif, veilleur infatigable face au mensonge et au mal qui se sont institutionnellement répandus dans la société française et qui semblent bien y triompher.
Depuis quand ? Depuis que la Déclaration des droits de l’homme a défini comme source de tout pouvoir la « volonté générale », refusant « toute loi qui lui serait supérieure ». Ce thème traverse l’oeuvre de Madiran depuis le début, il en est la clef sur le plan temporel, il désigne un désordre fondamental qui devient de plus en plus difficile à rectifier, à mesure que la « dictature du relativisme» et l’idolâtrie de la démocratie progressent, en même temps que les capacités de refus raisonné de ce mensonge s’étiolent avec la régression de la culture et le décervelage programmé.
Les dernières lignes de Jean Madiran publiées dans Présent – c’était le 14 mai 2013 – en revêtent une valeur de testament.
« Les élites officielles du catholicisme sont aujourd’hui intellectuellement mal préparées à comprendre que la Révolution française, sa Déclaration des Droits et sa devise ne sont pas principalement une fondation politique mais une permanente agression religieuse. On pouvait pourtant le comprendre dès le début : avant même d’appliquer les Droits de l’Homme par une Constitution politique (ce ne fut qu’en 1791 et elle était encore royale), l’esprit des Lumières et sa Révolution commencèrent prioritairement par imposer dès 1790 une Constitution civile du clergé, qui soumettait à la loi politique l’Église de Jésus-Christ. C’est à quoi, aujourd’hui plus que jamais, nous avons à faire face. »
« Aujourd’hui plus que jamais… ». Le combat est toujours là, devant nous, Jean Madiran nous a laissé en héritage le devoir de ne pas nous y soustraire, en même temps qu’il n’a cessé, jusqu’au bout, de fournir les munitions qu’il fallait pour le comprendre et le mener.
Ce recueil de ses dernières chroniques – sous Benoît XVI et aussi un peu sous François – laisse transparaître le portrait d’un homme blessé au coeur parce que sa Mère l’Eglise est blessée, parce que sa patrie est blessée.
Mais la blessure n’a provoqué aucune haine, aucun ressentiment mauvais. Pour l’Eglise, Jean Madiran savait que la solution ne se trouvait pas dans la rupture, « quels que soient les abus et les déficiences de l’autorité épiscopale », car c’est l’Eglise qui a les paroles du salut. La France, il la savait menacée dans son existence, assaillie de toutes parts et affaiblie, peut-être mortellement car infidèle à son identité de Fille aînée de l’Eglise.
C’est ce qui ressort douloureusement de ces dernières chroniques où l’on voit que les choses n’ont que peu changé depuis que Jean Madiran dénonçait L’hérésie du XXe siècle et qu’il réclamait au Saint-Père, en 1972, de nous rendre « L’Ecriture, le catéchisme et la messe ». Il voyait la France sombrer de plus en plus profondément dans cette «laïcité» qui exclut Dieu de la sphère publique pour ne laisser plus la place qu’à la «culture de mort» et qui conduit l’Etat à ravaler toutes les religions au même rang, subalterne et à peine toléré.
Il ne faut pas tirer des lignes suivantes, publiées le 27 février 2010, l’idée qu’il se désintéressait de la vie politique et électorale et de qui reste à y faire et à en obtenir, ne serait-ce que pour retarder les pires échéances, mais il en ressort clairement l’absence d’une véritable force de contre-révolution – « faire le contraire de la Révolution » – qui veuille et sache guérir le mal à la racine.
«Les élections régionales vont être l’émanation d’une société sans Dieu ; une société sans foi ni loi.
«Sans foi en ce sens que si certains citoyens ont encore diverses croyances religieuses, la vie politique et sociale se déroule laïquement comme si Dieu n’existait pas.
«Sans loi en ce sens qu’aucune loi morale, c’est-à-dire supérieure aux consciences individuelles ou collectives, n’est plus reconnue.
Alors le résultat des élections pourra bien être plutôt ceci ou plutôt cela, il ne pourra éviter d’être surtout l’émanation d’une société qui n’a plus de Dieu. »
Comment revenir à la raison ? Je n’oublierai pas ce que Jean Madiran me dit plusieurs fois à propos de l’« innocence perdue » par le jeu bicentenaire des Droits de l’homme sans Dieu et de la démocratie (la « démocratie religieuse », érigée en dogme). Le principe de l’autorité est à ce point contesté, ravagé dans les coeurs – et malmené par ceux qui devraient le défendre – que nous sommes tous atteints, tous contaminés. Tous persuadés d’être juges légitimes là où nous sommes à la fois débiteurs insolvables de ce qui nous a été transmis, et héritiers spoliés de ce qui ne l’est plus.
Le combat de Jean Madiran, toujours le même, n’aura pourtant pas été de se substituer à l’autorité. Mais de l’alerter, de l’éclairer, de la mettre en garde, de la supplier d’être elle-même. A lire, en bloc, ces Chroniques qui ont émaillé les dernières années de Jean Madiran, on en perçoit mieux le fil conducteur. L’appel angoissé, vif, précis pour que la foi soit de nouveau transmise là où elle ne l’est plus ; pour que Notre Seigneur soit reconnu et honoré en vérité et que sa parole ne soit plus diluée ou travestie par l’Eglise démocratisée, celle de La trahison des commissaires ; pour que soit compris le ressort profond de l’idéologie qui a renouvelé la lutte des classes pour en faire une lutte contre toute discrimination, avec l’adulation obligatoire de l’homosexualité, cette idéologie qui a imposé un génocide sans précédent d’un milliard d’enfants à naître dans le monde et sept millions en France par l’avortement légal.
Jean Madiran pensait, craignait, savait que la contestation de cette « culture de mort » mènerait – et mènera en effet – à une nouvelle persécution, « sans guillotine » peut-être, mais de plus en plus visible, de plus en plus implacable.
Et c’est aussi pour cela qu’il avait mal à l’Eglise, qu’il avait mal à la France, à cause de leurs défaillances.
Il avait ces dernières années un peu moins mal à l’Eglise, relevant avec bonheur telle déclaration pontificale, telle encyclique, telle dénonciation de la laïcité anti-religieuse montrant qu’elle sait encore, qu’elle sait toujours.
Le Motu proprio du 7 juillet 2007 rétablissant l’entier droit de cité de la messe traditionnelle est venu à la fois comme une consolation et une justification : justification de quarante ans de combats – à Itinéraires, à Présent et dans une oeuvre qui n’a pas fini de porter ses fruits – alors que ces combats avaient été et continuent souvent d’être injustement relégués au rang de l’« intégrisme ». Le principe du droit de cité est acquis, mais non la chose – loin s’en faut. Mais Madiran ne nous a pas quittés sans avoir perçu que l’Eglise, par la voix d’un pape, lui avait donné raison de s’être battu.
Jean Madiran n’est plus. L’absence – et aussi les heureuses retrouvailles que permet ce recueil, et la mémoire de tant d’écrits – font mesurer le privilège qui a été le nôtre, qui a été le mien, de le côtoyer, de l’entendre si souvent, de partager son aventure. Non que nous ayons été systématiquement d’accord : quelques-unes de ces chroniques évoquent même des différences et des différends ; qui se sont résolues cependant dans l’amitié française et les convictions profondément partagées.
Aujourd’hui prédomine, avec la gratitude filiale, l’admiration de cette immense intelligence, adoucie par l’espièglerie et l’amour de la vie. Jean Madiran savait comme nul autre débusquer les faiblesses et les incohérences de la pensée, jusqu’au bout il aura été l’homme du mot juste recherché avec une précision d’orfèvre, à telle enseigne que ses adversaires refusèrent tôt de mener avec lui tout « débat public ». Mais l’intelligence, en lui, n’éclipsait pas le coeur, ni les chansons, ni la poésie, ni l’amour.
Jeanne Smits