20 juillet 2016

[Lettre à Nos Frères Prêtres - FSSPX France] La logique du vivant


SOURCE - Lettre à Nos Frères Prêtres - FSSPX France - n°70 - juillet 2016

Chesterton notait : « La vie n’est pas illogique, mais elle est un piège pour les logiciens ». Que voulait dire le grand apologiste anglais ? Qu’il existe une logique rationnelle, bonne, utile, nécessaire. Qu’il existe une logique scientifique, bonne, utile, nécessaire. Mais que le vivant, parce qu’il est vivant, ne correspond pas forcément à ces deux logiques. Il possède une dynamique propre, ce qu’on pourrait appeler la « logique du vivant ». L’expérience montre, en effet, qu’il y a plus dans la vie qu’une somme de calculs mathématiques et de déductions logiques. La vie n’est pas irrationnelle, mais elle n’est pas à proprement parler purement rationnelle. Et cela vaut notamment pour la liturgie, organisme vivant. 
Les répons des Ténèbres de la Semaine sainte 
Il suffit de prendre, par exemple, les répons des Ténèbres de la Semaine sainte pour s’en apercevoir. La logique rationnelle, philosophique, voudrait qu’on suive la chronologie : que les répons du Jeudi saint traitent des événements du jeudi, les répons du Vendredi saint des événements du vendredi, et ainsi de suite. Or, il n’en est rien. La liturgie anticipe, elle fait des retours en arrière, elle mélange, elle opère des raccourcis inattendus. 
          
Les répons du premier nocturne du Jeudi saint portent sur le Jardin des Oliviers ; ceux du deuxième nocturne sur la trahison de Judas et son sort funeste ; ceux du troisième sur l’arrestation de Jésus et sur le sommeil des Apôtres au Jardin. Les répons du premier nocturne du Vendredi saint portent sur les sentiments du Christ et sur la déchirure du voile du Temple ; ceux du deuxième sur l’arrestation, sur les ténèbres de l’instant de la mort et sur les sentiments du Christ ; ceux du troisième sur le tribunal, sur la trahison de Judas et sur les sentiments du Christ. Les répons du premier nocturne du Samedi saint portent sur les sentiments du Christ et sur le malheur de Jérusalem ; ceux du deuxième sur la victoire du Christ sur le démon, sur les sentiments du Christ et sur la mort du Juste ; ceux du troisième sur le tribunal et sur l’ensevelissement. 
Une chronologie apparemment erratique 
On constate facilement, à cette énumération, que la chronologie n’est guère respectée : ce qui touche au sommeil des Apôtres, à la trahison de Judas, à l’arrestation devrait être réservé au Jeudi saint. Ce qui touche au tribunal, aux ténèbres de la mort, à la déchirure du voile devrait être réservé au Vendredi saint. Ce qui touche à l’ensevelissement, à la mort du Juste, aux malheurs de Jérusalem et à la victoire sur le démon devrait être réservé au Samedi saint. Or, malgré de réelles dominantes dans chaque journée, tout est brouillé. 
          
On retrouve d’ailleurs le même désordre apparent à l’intérieur d’un office, voire d’un nocturne. Par exemple, le deuxième nocturne du Jeudi saint est consacré exclusivement à Judas : les deux premiers répons parlent de sa trahison (effective) par un baiser au Jardin, mais le troisième parle de… l’annonce de sa trahison lors de la dernière Cène. De même, les ténèbres du Samedi saint, après avoir parlé des sentiments du Christ mort, des châtiments futurs de Jérusalem, se terminent par… l’ensevelissement du Christ qui, à l’évidence, constitue le premier acte du samedi. 
Trois ambiances différentes 
Du point de vue de la logique rationnelle, de la logique formelle, cet office paraît donc incohérent. Des professeurs auraient tôt fait de remettre tout cela dans un « ordre » parfait, avec une chronologie rigoureuse. Mais ce serait détruire ce qui fait la force de cet office, ce qui fait sa vie. Ce serait détruire la « logique du vivant » qui l’anime, qui n’est pas une logique purement rationnelle. 
          
Cet office a été composé lentement, méditativement, par de grands spirituels qui avaient une pénétration vive du mystère de la Passion du Christ. Ce sont eux qui ont mis au point ce « scénario » surprenant. Or, tous ceux qui célèbrent ces offices dans leur authenticité y perçoivent une incroyable logique spirituelle, bien plus forte que la simple chronologie. 
          
Par exemple, on ressent en le célébrant que le Jeudi saint est dur, tourmenté, presque sauvage : le Christ « se débat » violemment contre la mort et la souffrance, comme il le fit au Jardin des Oliviers. Le vendredi est beaucoup plus calme, plein de résignation. Enfin, le samedi est incroyablement paisible, méditatif. Les « hiatus » apparents, qui choquent la logique purement rationnelle, se manifestent ainsi à l’usage comme parfaitement logiques dans la vie de l’âme, dans ses sentiments, dans sa perception artistique, dans sa prière. On perçoit que, sans ces « hiatus », l’équilibre et la progression de ces jours saints ne seraient plus aussi parfaits.
Une musique qui dit la vérité du texte 
Mais la question de la chronologie n’est pas la seule à considérer. On se rend compte en célébrant que chaque élément interagit avec l’autre. C’est le cas, en particulier, du rapport entre la musique et le texte. Il y a une notable différence entre le répons Judas mercator pessimus du Jeudi saint (« Judas, très mauvais marchand »), violent reproche au traître, et le répons Jesum tradidit impius du Vendredi saint (« Un impie a trahit Jésus »), constatation attristée de la duplicité d’un ami. Ces répons parlent apparemment de la même chose, on aurait tendance « logiquement » à les rapprocher, alors qu’ils disent (par leur musique) quelque chose de tout à fait différent. 
          
La liturgie « grégorienne » est la mise en liaison d’éléments spirituels et artistiques par de grands contemplatifs et de grands poètes, et non le fruit de conceptions bureaucratiques ou professorales. On se trouve en présence d’un vivant, non d’un mécanisme ingénieux. C’est la logique de la vie, en effet, la logique de l’amour, la logique de l’art, la logique de la perception, même si cela ne correspond pas au schéma de ce que certains estimeraient a priori être une « bonne liturgie ».