Nous sommes nombreux, en ce moment, à souffrir pour l’Église et par l’Église. Pas seulement en France, mais aussi en Autriche, en Allemagne, en Suisse, en Belgique, en Italie, et dans d’autres pays d’Europe et du monde. Nous souffrons pour une raison qui est simple, mais parfois difficile à exprimer publiquement. C’est que tout ce qui concerne l’Église, sa vie, son unité, sa mission nous touche profondément. Car l’Église n’est pas une organisation ordinaire. Elle est ce Corps du Christ dont nous sommes les membres et dans lequel nous sommes chargés, en tant qu’évêques, en communion avec l’évêque de Rome, de « promouvoir et de sauvegarder l’unité de la foi et la discipline commune » (Constitution dogmatique sur l’Église Lumen gentium , n° 23).
La plupart d’entre nous comprennent très bien que notre pape Benoît XVI ne se résigne pas à la rupture voulue par Mgr Lefebvre lorsqu’il a ordonné quatre nouveaux évêques, en juin 1988. Mais il nous semble évident que le geste de réconciliation accompli par le pape, lorsqu’il a décidé de lever les excommunications concernant ces évêques, a été très mal préparé et très peu expliqué quant à ses enjeux profonds. De sorte que beaucoup se demandent aujourd’hui quelles peuvent être les conséquences de ce geste pour ceux à qui il est destiné et aussi pour tous les membres du peuple de Dieu qui, depuis des années, vivent sans bruit leur fidélité à la tradition catholique.
Il faudrait davantage le reconnaître : on ne souffrirait pas autant pour l’Église si on ne l’aimait pas. Bien sûr, on peut être sensible à ce qu’il y a parfois d’excessif dans les interrogations, les critiques, les réactions d’étonnement et d’indignation qui s’expriment. Mais même ces réactions passionnées révèlent un attachement profond au Corps du Christ. La crise actuelle a réveillé ce « sens de la foi », ce sensus fidei qui, en deçà des mots, consiste à « sentir » avec l’Église militante. Aucun catholique ne peut se résigner à ce que l’on manipule le Corps du Christ. On accepte un geste de réconciliation, mais on ne veut pas que cette réconciliation soit instrumentalisée de façon plus ou moins détournée.
Cet attachement à l’Église s’accompagne d’une crainte légitime : en accordant une attention prédominante au schisme intégriste, ne risque-t-on pas de faire du tort à la mission même de l’Église, en favorisant ces courants de pensée qui cherchent à relativiser le concile Vatican II sous prétexte soit qu’il aurait été infidèle à la Tradition catholique, soit que sa mise en œuvre aurait été marquée par des dérives graves et qu’il faudrait procéder maintenant à une sorte de redressement de l’œuvre conciliaire ?
Ces critiques ou ces soupçons sont dangereux. Ils nous tirent en arrière. Ils réveillent les vieux réflexes du catholicisme intransigeant selon lequel existerait un antagonisme radical entre la tradition catholique et ce que l’on appelait hier les « idées nouvelles » et que l’on appelle aujourd’hui la « modernité » ou la « postmodernité ».
Il serait naïf de prêcher « l’ouverture au monde » pour résister à ces stratégies d’opposition au monde. Il faut absolument sortir de ces catégories inspirées par les rapports de forces politiques et sociaux. C’est de l’identité même de l’Église qu’il s’agit: elle est du Christ pour le monde. L’enjeu essentiel, ce n’est pas d’être ouverts ou fermés au monde. C’est de vivre le mystère du Christ dans le monde et, comme l’affirmait le Concile Vatican II au début de sa Constitution pastorale sur « L’Église dans le monde de ce temps », de « continuer sous l’impulsion de l’Esprit consolateur, l’œuvre même du Christ, venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité, pour sauver, non pour condamner, pour servir, non pour être servi». (Gaudium et spes , n° 3).
Et la même Constitution ajoutait aussitôt cet appel de grande portée : « Pour mener à bien cette tâche, l’Église a le devoir, à tout moment, de scruter les signes des temps et de les interpréter à la lumière de l’Évangile, de telle sorte qu’elle puisse répondre, d’une manière adaptée à chaque génération, aux questions éternelles des hommes sur le sens de la vie présente et future, et sur leurs relations réciproques. Il importe donc de connaître et de comprendre le monde dans lequel nous vivons, ses attentes, ses aspirations, son caractère souvent dramatique ». (Gaudium et spes, n° 4)
Je sais qu’aujourd’hui, certains penseurs catholiques estiment que ces perspectives théologiques sont périmées. Elles reposent à leurs yeux sur un présupposé discutable de continuité et de dialogue entre l’Église et le monde, la foi et la culture moderne ou postmoderne. Ce présupposé interdirait de manifester la nouveauté chrétienne comme elle doit l’être, avec son caractère abrupt, en discontinuité et même en contradiction avec l’esprit du monde.
Je crois à la nouveauté chrétienne et à son caractère abrupt. Mais je pense qu’il serait grave que la crise actuelle, liée au schisme intégriste, constitue un alibi pour durcir la tradition catholique, en pratiquant une réinterprétation critique du concile Vatican II.
Ces stratégies sont dérisoires. Elles ne peuvent pas être inspirées par l’Esprit Saint. Elles nous détournent de l’essentiel, qui est la rencontre des hommes avec Dieu. Nous sommes nombreux à vouloir demeurer au service de cette rencontre, en ce temps de crise. Mais nous attendons des signes venant de Rome et des autorités romaines, pour être confirmés dans cette mission qui est notre raison de vivre et d’espérer pour l’Église.
(1) Mgr Dagens vient de publier Aujourd’hui l’Évangile , une reprise d’interventions sur les défis de l’Église (éd. Parole et Silence, 236 p., 19 €). |