Un nouvel institut Ecclesia Dei ? Tout récemment, une nouvelle étonnante a été publiée : sous la direction de l’abbé Philippe Laguérie, un nouvel Institut, prenant le nom du Bon Pasteur, venait d’être fondé par la Commission Ecclesia Dei. Comment comprendre, comment interpréter un tel événement, dont résonnent tous les médias ?
Le 8 septembre 2006, la Commission Ecclesia Dei a érigé, par un décret signé du cardinal Castrillon Hoyos et de Mgr Perl, un nouvel Institut de droit pontifical, placé sous le patronage du Bon Pasteur.
Les premiers membres de cet Institut sont des prêtres ayant quitté la Fraternité Saint-Pie X ces dernières années, à savoir l’abbé Paul Aulagnier, l’abbé Henri Forestier, l’abbé Christophe Héry, l’abbé Philippe Laguérie et l’abbé Guillaume de Tanoüarn.
La Commission Ecclesia Dei a nommé l’abbé Philippe Laguérie Supérieur général, et situé le siège à l’église Saint-Éloi de Bordeaux.
Les événements humains des dernières années constituant l’occasion de cette fondation ayant été douloureux pour beaucoup, nous n’avons pas l’intention d’émettre de jugement sur les personnes et sur leurs évolutions intimes. Nous nous en tiendrons sur ce point au communiqué publié le même 8 septembre par la Fraternité Saint-Pie X, lequel affirme sobrement : « La Fraternité Saint-Pie X a pris acte (…) du décret d’érection de l’Institut du Bon Pasteur.»
Plus intéressant et plus utile sera d’examiner ce que peut nous apprendre cette érection sur la situation actuelle à Rome.
Intermède comique Nous sera-t-il toutefois permis, avant d’entamer cette analyse, et pour détendre l’atmosphère, de relever un élément vraiment comique ?
Dans le décret de la Commission Ecclesia Dei, l’histoire de cette fondation est en effet résumée ainsi : « Récemment, dans l’archidiocèse de Bordeaux, est apparu un groupe de quelques prêtres sous le patronage du Bon Pasteur. Les membres de ce groupe s’efforcent d’aider Son Éminence le cardinal Ricard dans le travail paroissial, tout d’abord à destination des fidèles résolus à célébrer l’antique liturgie romaine. L’archevêque lui-même, convaincu de la grande utilité de tels coopérateurs, reçoit dans son diocèse cette communauté, en lui confiant l’église Saint-Éloi située dans sa ville épiscopale, avec la charge pastorale de ses fidèles.» Disons avec le sourire que les minutanti romains sont doués d’une riche imagination, et même d’une capacité exceptionnelle à inventer des contes de fées pour grandes personnes. Le jour où il faudra réécrire l’histoire de la Fraternité Saint-Pie X, nous pourrons compter sur leur remarquable dextérité.
Quant au cardinal Ricard, la pilule doit être dure à avaler pour lui : devoir accepter l’érection d’un Institut sacerdotal dans une église qu’on lui a ingénieusement subtilisée, et avec un Supérieur général qui est précisément le prêtre qui s’est joué de lui…
Les questions à examiner Pour prendre la mesure de cette érection, il convient d’examiner successivement quatre points : le statut canonique de la nouvelle fondation ; la question de l’évêque ; la question liturgique ; la question du Concile.
Le premier point est celui du statut canonique de l’Institut du Bon Pasteur. A l’heure actuelle, la Commission Ecclesia Dei a érigé, en ce qui concerne les fondations masculines, au moins une dizaine d’instituts, sinon plus.
Il est permis de s’étonner de cette prolifération : l’Institut Saint-Philippe Neri (de droit pontifical) compte seulement deux membres, tandis que ce nouvel Institut du Bon Pasteur en comporte moins de dix
On peut regrouper en trois genres les Instituts érigés par la Commission Ecclesia Dei : les sociétés de vie apostolique (Fraternité Saint-Pierre, Institut du Christ-Roi) ; les monastères (Le Barroux, Chéméré) ; administrations apostoliques (Campos). Pour le moment, les autres instruments juridiques (prélature personnelle, etc.) n’ont pas été utilisés.
La structure de la société de vie apostolique est celle-la même qu’avait choisie Mgr Lefebvre pour la Fraternité Saint-Pie X, et elle a été retenue pour l’Institut du Bon Pasteur. Cette dernière société est donc à mettre, juridiquement, sur le même plan que la Fraternité Saint-Pierre, par exemple.
C’est ainsi, comme le rappelle le cardinal Ricard dans La Croix du 11 septembre, « que pour ce qui est de l’apostolat, ils dépendent de l’évêque diocésain, et ils sont obligés d’avoir l’accord de l’évêque diocésain pour toute implantation dans un diocèse ». Rude perspective !
L’évêque propre On se souvient que la question de l’évêque propre fut au cœur de la rupture du 6 mai 1988, lorsque Mgr Lefebvre reprit sa signature donnée au Protocole d’accord.
Le Motu proprio Ecclesia Dei affirme que la Commission aura pour but de « faciliter la pleine communion ecclésiale (…) des communautés religieuses (…) à la lumière du Protocole ».
Cependant, dans les faits, l’évêque propre n’a été accordé qu’une seule fois, à l’administration apostolique de Campos , à la fois au regard de son histoire (elle possédait déjà un évêque) et de sa structure juridique. Les autres Instituts érigés par la Commission Ecclesia Dei doivent recourir aux évêques « conciliaires » (ce mot étant utilisé ici à titre purement descriptif).
C’est le cas aussi pour l’Institut du Bon Pasteur, qui ne bénéficie d’aucun évêque propre.
La question liturgique Sur la question liturgique, en revanche, il semble qu’il puisse y avoir, avec l’érection de l’Institut du Bon Pasteur, une petite avancée dans la libération de la liturgie traditionnelle. Essayons d’expliquer de quelle manière.
Dans l’acte d’érection de la Fraternité Saint-Pierre, en date du 10 septembre 1988, la Commission Ecclesia Dei concédait « la faculté » de célébrer selon les rubriques de 1962, « dans leurs églises et oratoires propres » et, en dehors, « seulement avec le consentement de l’ordinaire du lieu, sauf pour la célébration de la messe privée ».
Dans le cas de l’Institut du Bon Pasteur, la Commission « confère le droit » de célébrer selon les rubriques de 1962, et de plus ces rubriques sont affirmées être « le rite propre » de l’Institut. Selon le communiqué de l’Institut du Bon Pasteur en date du 8 septembre, les Statuts approuvés précisent que l’Institut est voué « à l’usage exclusif de la liturgie grégorienne », qui est « le rite propre de l’Institut dans tous ses actes liturgiques ».
La notion de « rite propre » est une revendication ancienne de plusieurs des Instituts Ecclesia Dei, qui vient d’être rappelée récemment par un texte du père de Blignières et de l’abbé du Faÿ (Sedes Sapientiæ de juin 2006).
Jusqu’ici, il était répondu qu’une telle revendication ne pouvait être satisfaite au regard du droit liturgique, qui considère la liturgie romaine (nouvelle) comme le droit commun, la concession de la liturgie traditionnelle ne constituant qu’un privilège. Or, nul n’est jamais obligé d’utiliser un privilège : donc, tout prêtre Ecclesia Dei aurait le droit, même contre l’avis de ses supérieurs, de célébrer la liturgie nouvelle.
En revanche, si la notion de « rite propre » était comprise en un sens réellement exclusif, cela signifierait que les prêtres du Bon Pasteur seraient voués au rite traditionnel, qu’ils auraient l’obligation de le célébrer partout et toujours. Ce serait une rupture dans l’actuelle conception romaine.
Telle est l’interprétation qu’en donne le cardinal Ricard dans La Croix du 11 septembre : « Ces prêtres peuvent refuser de célébrer dans le rite de Paul VI, puisque l’usage de leur rite est exclusif. » Toutefois, le cardinal semble apporter ici une explication personnelle, sans s’être concerté sur ce point avec la Commission Ecclesia Dei. L’avenir nous dira donc si, effectivement, Rome accepte d’entendre cette formule en ce sens novateur.
La critique du Concile D’après le communiqué de l’Institut, les Statuts affirment que l’Institut « respecte le Magistère authentique du Siège romain », dans « une fidélité entière au Magistère infaillible de l’Église ». La formule est plutôt classique, assez proche de l’article 2 du Protocole du 5 mai 1988.
En ce qui concerne précisément le Concile, l’Institut se serait engagé à une « critique sérieuse et constructive ». La formule, si elle est un peu plus vigoureuse que celle de l’article 3 du Protocole (« attitude positive d’étude et de communication avec le Siège apostolique, en évitant toute polémique »), n’est cependant pas substantiellement différente.
Nos doutes « Un pas important vient d’être franchi », proclame le communiqué de l’Institut. Très franchement, à l’examen des éléments objectifs de cette nouvelle fondation, nous n’y voyons pas une différence essentielle avec la fondation de la Fraternité Saint-Pierre, par exemple, même s’il y a un léger progrès sur les mots en ce qui concerne la liturgie et la critique du Concile.
Toute la différence viendrait donc des personnes, de ces prêtres qui jusqu’ici n’ont pas mâché leurs mots en ce qui concerne le concile Vatican II, ces « tontons flingueurs de la Tradition » comme les a surnommés ironiquement Sophie de Ravinel dans Le Figaro du 9 septembre ? Mais une œuvre, surtout dans le contexte de la crise, peut-elle reposer uniquement sur des qualités personnelles et des combats passés ?
Intervenant sur une radio, le cardinal Ricard s’est étonné de ce qu’il appelle la « froideur » du communiqué de la Fraternité Saint-Pie X. « Pourtant, a-t-il ajouté, nous avons appliqué à ce nouvel Institut le schéma préparé pour l’accord avec la Fraternité Saint-Pie X. » Essayons d’expliquer à Son Éminence pourquoi un tel accord ne nous convient aucunement.
Traiter avec Ecclesia Dei ? Tout d’abord, cet accord a été passé avec la Commission Ecclesia Dei. Or, cette Commission possède une origine, une histoire, des méthodes, des résultats que nous ne pouvons que récuser.
L’origine de la Commission, c’est le Motu proprio Ecclesia Dei qui condamna Mgr Lefebvre, en l’accusant d’avoir une notion incomplète et contradictoire de la Tradition. Faire un accord avec Ecclesia Dei, c’est bon gré mal gré se placer dans l’optique fausse et injurieuse du Motu proprio.
L’histoire de la Commission Ecclesia Dei, n’est-elle pas celle de manœuvres constantes pour arracher les œuvres et les hommes au bon combat de la Tradition ?
Les méthodes de la Commission, n’est-ce pas de consentir à autant de belles promesses que l’on voudra, de formules aussi ambiguës que faussement rassurantes, pourvu que l’on accepte de « rentrer dans la pleine communion », sachant que bientôt les plus aguerris finiront par lâcher l’essentiel ?
Les résultats de la Commission Ecclesia Dei, ne les connaissons-nous pas ? Combien de communautés n’a-t-elle pas réussi à arracher au combat de la Tradition ? Où en est le Barroux ? Où en est Campos ?
C’est pour ces raisons que les autorités de la Fraternité Saint-Pie X n’ont jamais voulu traiter avec cette Commission. Ils ont rencontré le représentant du pape autant qu’on voudra, mais de cette structure ennemie de la Tradition, ils n’ont jamais voulu tenir aucun compte.
La messe pour tous ou pour quelques-uns ? L’Institut du Bon Pasteur a obtenu la liberté de la liturgie grégorienne. Mais pour qui l’a-t-il obtenue ? Pour les prêtres de l’Institut. Pour les fidèles qui, ponctuellement, assisteraient à leurs messes. Bref, exclusivement pour l’œuvre propre, et dans les limites de cette œuvre propre.
Or, cette obtention limitée nous paraît très nettement insuffisante. Nous ne nous battons pas pour nous-mêmes : nous nous battons pour l’Église entière, pour que tous les prêtres puissent célébrer cette liturgie grégorienne, pour que tous les fidèles puissent en vivre.
Sans doute, en théorie, est-il bon que de plus en plus d’œuvres soient consacrées à la liturgie grégorienne : cela représente une manière de réintroduire cette liturgie au cœur de l’Église.
Mais dans la pratique, au moment où la Fraternité Saint-Pie X et les œuvres amies ont engagé toutes leurs forces dans le combat pour la libération totale de la liturgie traditionnelle, n’est-ce pas rompre l’unité du front au profit des adversaires de cette liturgie ?
N’y a-t-il pas dans cet accord qui réserve cette liturgie grégorienne aux seuls fidèles de l’Institut du Bon Pasteur un petit relent « communautariste », comme l’a fait remarquer avec justesse le communiqué de la Fraternité Saint-Pie X ? N’est-ce pas renvoyer la liturgie traditionnelle dans un « ghetto », dans une « réserve indienne », ce contre quoi les fondateurs de l’Institut du Bon Pasteur se sont constamment battus ?
Un accord seulement pratique ? Concernant la crise actuelle, nous pensons que les fondateurs de l’Institut du Bon Pasteur ont le même jugement qu’ils avaient il y a quelques mois. Pour eux, le Concile comporte de réelles erreurs et ambiguïtés, qu’il convient de corriger ; la liturgie nouvelle comporte de réelles insuffisances et ambiguïtés qui sont la source de désordres théologiques et spirituels, et il convient de les corriger, tout en reconnaissant à la liturgie grégorienne la plus large liberté.
La question qui se pose est donc la suivante : ce combat pour la correction du Concile et de la nouvelle liturgie peut-il et doit-il se dérouler à l’intérieur d’une structure canonique agréée, ou à l’extérieur ? Tel est désormais le point de divergence entre l’Institut du Bon Pasteur et la Fraternité Saint-Pie X.
Or, à notre avis, la rupture canonique de 1975 n’est pas le fruit du hasard. Une habileté toute humaine aurait pu reculer cette rupture de quelques mois, mais non l’empêcher. Cette rupture est au contraire le résultat inéluctable du fossé doctrinal profond entre ceux qui sont totalement attachés à la Tradition de l’Église et les actuelles autorités romaines.
Et malheureusement, les autorités romaines sont aujourd’hui toujours profondément attachées au concile Vatican II dans la réalité de son texte, ainsi qu’à la nouvelle liturgie dans son expression authentique, donc avec toutes leurs erreurs et ambiguïtés. Et ceci, nonobstant le discours du 22 décembre 2005, qui est fort loin de constituer le programme d’un vrai retour à la Tradition, même s’il affirme des choses intéressantes.
Signer un accord seulement pratique avec Rome, sans une suffisante évolution doctrinale préalable de sa part, et ceci même si les autorités romaines offrent les conditions apparemment les plus avantageuses, ne peut aboutir qu’à une nouvelle rupture à brève échéance, du moment que l’on restera fidèle à la réalité du combat de la Tradition.
Un choix périlleux On nous dira : Vous jugez par avance ! Laissez-les faire leurs preuves ! Vous êtes de mauvaise foi !
Ce n’est pas exact. Le passé ne doit-il pas être une lumière pour l’avenir ?
N’est-il pas imprudent de sous-estimer la capacité de la Rome actuelle à absorber et à recycler même ses plus féroces adversaires ? N’est-il pas téméraire de se croire plus malins ou plus forts que nos prédécesseurs ? Prenons garde : de plus coriaces que nous s’y sont cassé les dents.
C’est pourquoi nous pouvons prédire que si les fondateurs de l’Institut du Bon Pasteur restent fidèles à leur noble et constant combat pour la Tradition catholique, et si, comme elles le font aujourd’hui, les autorités romaines restent fidèles à Vatican II et à la nouvelle liturgie, l’Institut du Bon Pasteur finira par subir les mêmes sanctions qu’a subies la Fraternité Saint-Pie X en son temps.
Si, au contraire, sous la pression et par l’attraction de l’Église conciliaire, l’Institut du Bon Pasteur abandonne peu ou prou le combat de la Tradition contre les erreurs réelles et objectives du Concile et de la nouvelle liturgie, alors il ne sera qu’un Institut de plus dans le concert des Instituts Ecclesia Dei.
Prions pour qu’il n’en soit pas ainsi.
Suresnes, le 12 septembre 2006
Abbé Grégoire Celier + |