Benoît XVI est avant tout un théologien ; son action est d’abord déterminée par sa théologie. Il nous est donc nécessaire de nous pencher ( avec courage) sur sa fameuse "herméneutique de la réforme" pour comprendre l’acharnement de ce pape pourtant moderniste à vouloir nous intégrer dans son système...Le 22 décembre 2005, le pape Benoît XVI appelait à ce qu’il appelait « une herméneutique de la réforme ». Face aux désastres qui suivirent le Concile Vatican II, dont le pape lui-même est le témoin, il fait la réflexion suivante : Ces abus viennent d’une fausse conception du Concile. C’est parce qu’on a compris le Concile comme une rupture avec le passé, que l’on en est arrivé à ces catastrophes. Il est donc urgent de revenir à une autre analyse de Concile, il faut revenir à ce qui fut l’intention des Pères du Concile et ce qui est contenu dans les textes mêmes du Concile. Celui-ci ne signifie nullement une rupture avec le passé, mais bien une réforme.
L’analyse de « l’herméneutique de la continuité » est utile pour comprendre dans quelle mesure le pape Benoît XVI veut avoir besoin des traditionalistes, quelle est la place de la Tradition, telle qu’elle a été défendue et gardée par Mgr Lefebvre, dans le système de l’église conciliaire.
Le pape régnant a parfois des expressions sévères contre la fameuse « herméneutique de la rupture ». Que lui reproche-t-il ? Nullement d’avoir voulu adapter l’Eglise au monde moderne, car c’est bien cela que le pape et ceux qui le suivent comptent faire. Le texte du Concile le proclame haut et clair.
En revanche, on leur reproche d’avoir fait une réforme hâtive, précipitée, qui n’est donc pas une réalité organique (« une adaptation véritablement organique », Congar, p. 345), vitale, mais une juxtaposition beaucoup trop rapide, artificielle. Au lieu de mettre en œuvre une évolution homogène, lente, on a fait une rupture violente avec le passé, on a fait une révolution.
En quoi consiste donc une véritable réforme, selon cette « herméneutique de la continuité » ?
Nous allons demander la réponse à un dominicain qui eut une grande influence sur la rédaction des textes du Concile, le père Yves Congar O.P., et qui fut élevé au cardinalat par le pape Jean-Paul II en reconnaissance de ses bons services pour la cause. Le père Congar composa un livre, en 1950, Vraie et fausse réforme dans l’Église, qui étudie en longueur le sujet qui nous occupe. Il peut être très utile aujourd’hui pour comprendre l’esprit de cette « herméneutique de la réforme » prêchée par le pape Benoît XVI.
À première vue, ce livre est étonnant. On y voit le père Congar s’opposer à Lammenais, aux modernistes, au Sillon ; on le voit se réjouir de la réaction de saint Pie X contre le modernisme, de l’encyclique Mortalium animos de Pie XI contre l’œcuménisme. Il passerait presque pour un traditionaliste. Il dit, presque mot pour mot, que la réforme authentique ne peut être que l’œuvre de la Tradition.
Qu’est-ce que cela signifie ?
Il faut le lire plus en profondeur, pour dégager le « formel », le fond, de sa critique.
À l’époque de Lamennais, à celle même du Sillon, les principes capables d’assimiler au christianisme les idées de liberté, de démocratie, etc., n’avaient pas été suffisamment contemplés et approfondis pour pouvoir opérer, parmi les vérités semblables plus ou moins devenues folles du monde moderne, les discernements et les purifications nécessaires à une adaptation véritablement organique (p. 345).
Réconcilier l’Église et un certain monde moderne ne pouvait pas se faire en introduisant telles quelles dans l’Église des idées de ce monde moderne ; cela supposait un travail en profondeur, par lequel les principes permanents du catholicisme prissent un développement nouveau en assimilant, après les avoir décantés et au besoin purifiés, les apports valables de ce monde moderne. (…) C’est ce retour en profondeur à la tradition qui a manqué surtout aux modernistes. En pleine crise, un homme comme Foerster (La vraie et la fausse adaptation, in Autorité et liberté, Lausanne, 1920) les en avertissait :
Le modernisme sent avec raison qu’un grand nombre d’âmes appartenant à l’Église aspirent à plus de liberté, à plus d’universalité, à une exégèse plus vivante des traditions, mais où il se trompe c’est dans sa manière toute temporelle de concevoir cette aspiration et de croire qu’il suffit d’élargir le point de vue de l’Église pour la réconcilier avec la culture moderne, tandis que ce qu’on invoque en réalité, c’est la résurrection plénière de la grande tradition… Les modernistes sont trop enclins à considérer ou à juger l’Église d’un point de vue extérieur à la tradition.
Le modernisme (…) représente un effort hâtif d’adaptation mécanique, d’adaptation-innovation. (…) Il risquait par là de compromettre un réel développement de la pensée catholique dans le sens du point de vue du sujet, qui est la grande découverte de la pensée moderne et où, à la suite de Pascal, de Newman et de Blondel, l’apologétique et la pensée catholiques contemporaines sont en train de discerner une profonde part de vérité (p. 345-347).
De ce fait, ils ont tenté de faire un syncrétisme, un amalgame mécanique, ce qu’on nomme aujourd’hui « l’herméneutique de la rupture » :
L’Eglise doit devenir autre, mais pas une autre Eglise, pas un autre corps ecclésiastique que l’Eglise catholique (p. 335).
La catholicité est comme la ramure d’un grand arbre, vitalement branchée sur l’unité du tronc, non comme l’amas des branches coupées mises en tas autour de l’arbre (idem).
Une réforme des abus pourrait peut-être se faire par un simple rappel des canons ou règles ; une réforme plus profonde, une réforme des « états de choses » ne peut se faire que par une ré-inteprétation de la tradition profonde de l’Église et de ses monuments, parmi lesquels la sainte Écriture est de beaucoup le principal (p. 494).
Un Œcuménisme catholique ne peut oublier que l’Eglise du Christ et des Apôtres existe, et c’est à partir d’elle, en tendant à valoriser en elle les ressources de sa catholicité, qu’il cherche à intégrer en les respectant toutes les variétés légitimes (p. 335).
Pour le magistère de toujours, la Tradition est l’enseignement par mode d’autorité d’une vérité immuable.
Pour le père Congar, il en est tout autrement. La tradition est une évolution perpétuelle, une transmission vivante, comme cela apparaîtra dans la constitution Dei Verbum du Concile Vatican II.
Ce qui prescrit le devoir impérieux qu’a l’Église de vivre elle-même très en contact avec sa tradition non pas seulement en surface et au plan de la seule lettre, mais en profondeur et selon cette dimension de développement qui donne à cette tradition toute sa réalité ; car, elle va, comme le christianisme lui-même, d’un germe à une plénitude, à travers un développement (p. 350).
La tradition est essentiellement la continuité du développement depuis le don initial et l’intégration dans l’unité de toutes les formes que ce développement a prises et présente actuellement. Elle est la présence du principe à toutes les étapes de son développement (p. 336).
Nous avons là toute la doctrine du père Congar, et du pape Benoît XVI, nous semble-t-il, sur la question. La Tradition comporte bien un « corps », une « matière » : les rites, les déclarations dogmatiques, les institutions. Quelle en est « l’âme » ?
L’esprit de la « lettre », de la Tradition, et donc son essence, pour ces nouveaux réformateurs, c’est l’évolution, le changement perpétuel, la vie dans son développement.
Et ils reprochent aux traditionalistes de ne s’attacher qu’au corps, à la lettre de la Tradition, sans en comprendre l’âme et l’esprit comme ils l’entendent eux-mêmes.
De même qu’il y a une adaptation mécanique qui risque de représenter une « nouveauté » et d’aboutir à une déchirure, il peut y avoir une fidélité mécanique. Il peut y avoir des réactions qui, respectant la structure qu’elles visent précisément à préserver, n’honoreraient pas la vie, ne répondrait pas à ses requêtes (p. 351).
On voit le progrès réalisé depuis le protestantisme. Pour les protestants (et pour l’herméneutique de la rupture), il s’agissait de changer la « matière », le « corps » (institution du pape, rite de la messe, formules dogmatiques), de les vider de leur substance, pour changer peu à peu la « forme », l’« âme ». Pour le père Congar et pour l’herméneutique de la continuité, il faut conserver autant que possible la « matière », le « corps », la « lettre » de la Tradition, mais en changer le sens, la « forme ». Au lieu de voir dans la Tradition (et le « corps ») l’enseignement fidèle d’une vérité immuable, ils y voient un changement, l’Évolution perpétuelle. L’âme de la réforme n’est pas la vérité, c’est le développement.
Le premier travail du réformateur est donc de voir tout d’abord comment les institutions, les rites et les déclarations d’autrefois, contiennent en germe, et comme essentiellement, l’évolution, et donc en définitive : la pensée moderne. Et ils reprochent aux modernistes du début du siècle d’avoir négligé ce travail.
Puisque le père Congar se réfère à Maurice Blondel, il sera bon de le citer. Pour lui, la vérité ne se définit pas comme adaequatio rei et intellectus, mais adaequatio intellectus et vitae. Il ne s’agit plus de vérité ni de doctrine mais de vie. C’est la vie qui prime, et donc, dans leur esprit, c’est l’évolution. C’est cela la « tradition vivante ». C’est ensuite que viendront les transformation progressives du « corps », des rites, etc.
Les organes centraux ont plutôt un rôle de modération et de conservation. La hiérarchie est la gardienne et l’interprète de la tradition. Elle confirme et elle condamne. (…) Dans le travail de discernement et de purification par retour en profondeur au principe, ce moment de freinage ou même de condamnation joue un rôle important et, malgré les apparences, positif. Car il contraint, précisément, à ce retour ; il oblige à ne pas chercher une adaptation mécanique, une simple introduction de l’élément nouveau.
C’est de ce point de vue qu’il faut juger l’attitude si contestée du chef de l’Église et son rôle historique. En remettant la piété conservatrice au centre de la vie chrétienne, en replaçant l’Église sur le terrain du dogme primitif, en la fortifiant dans sa position intérieure, le pape fraye la voie à une assimilation future des parties utiles de la culture moderne (Foester) (p. 348).
Le père Congar défend même, à la lumière de ce principe, Mortalium animos de 1928, une encyclique sévère du pape Pie XI contre l’œcuménisme (p. 349) :
L’Église catholique a posé, par son refus, l’obligation d’un sérieux et patient retour au principe. Démarche nécessaire si l’on veut que la réunion ne soit pas un syncrétisme, un amalgame mécanique – à quoi suffirait un peu de bonne volonté et des conférences – mais bien une intégration dans le sens d’une tradition saisie en profondeur, un développement d’une véritable et plénière catholicité de l’Église une (p. 350).
La vraie réforme, dit-on, devrait être le développement naturel de la tradition en tant qu’elle est essentiellement évolutive. Il s’agit donc de garder autant que possible les institutions (la matière) et de voir en elles les germes de l’évolution.
« L’herméneutique de la réforme » a donc besoin de la lettre, du « corps » de la Tradition. Le pape actuel a besoin du rite traditionnel de la messe, de la morale traditionnelle. Mais pourvu qu’ils soient vus comme essentiellement évolutifs.
L’analyse de « l’herméneutique de la continuité » est utile pour comprendre dans quelle mesure le pape Benoît XVI veut avoir besoin des traditionalistes, quelle est la place de la Tradition, telle qu’elle a été défendue et gardée par Mgr Lefebvre, dans le système de l’église conciliaire.
Le pape régnant a parfois des expressions sévères contre la fameuse « herméneutique de la rupture ». Que lui reproche-t-il ? Nullement d’avoir voulu adapter l’Eglise au monde moderne, car c’est bien cela que le pape et ceux qui le suivent comptent faire. Le texte du Concile le proclame haut et clair.
En revanche, on leur reproche d’avoir fait une réforme hâtive, précipitée, qui n’est donc pas une réalité organique (« une adaptation véritablement organique », Congar, p. 345), vitale, mais une juxtaposition beaucoup trop rapide, artificielle. Au lieu de mettre en œuvre une évolution homogène, lente, on a fait une rupture violente avec le passé, on a fait une révolution.
En quoi consiste donc une véritable réforme, selon cette « herméneutique de la continuité » ?
Nous allons demander la réponse à un dominicain qui eut une grande influence sur la rédaction des textes du Concile, le père Yves Congar O.P., et qui fut élevé au cardinalat par le pape Jean-Paul II en reconnaissance de ses bons services pour la cause. Le père Congar composa un livre, en 1950, Vraie et fausse réforme dans l’Église, qui étudie en longueur le sujet qui nous occupe. Il peut être très utile aujourd’hui pour comprendre l’esprit de cette « herméneutique de la réforme » prêchée par le pape Benoît XVI.
À première vue, ce livre est étonnant. On y voit le père Congar s’opposer à Lammenais, aux modernistes, au Sillon ; on le voit se réjouir de la réaction de saint Pie X contre le modernisme, de l’encyclique Mortalium animos de Pie XI contre l’œcuménisme. Il passerait presque pour un traditionaliste. Il dit, presque mot pour mot, que la réforme authentique ne peut être que l’œuvre de la Tradition.
Qu’est-ce que cela signifie ?
Il faut le lire plus en profondeur, pour dégager le « formel », le fond, de sa critique.
L’erreur des modernistesLe père Congar reproche aux modernistes et au Sillon d’avoir tenté des programmes de modernisation de l’Eglise par substitution mécanique à sa tradition d‘idées conformes aux conclusions ‘une critique hâtive et toute cérébrale. (…) L’histoire de Lamennais et, à un degré moindre, celle du Sillon, nous montent aussi le danger d’une tentation de réconciliation trop mécanique de l’Eglise et du monde moderne (p.344).
À l’époque de Lamennais, à celle même du Sillon, les principes capables d’assimiler au christianisme les idées de liberté, de démocratie, etc., n’avaient pas été suffisamment contemplés et approfondis pour pouvoir opérer, parmi les vérités semblables plus ou moins devenues folles du monde moderne, les discernements et les purifications nécessaires à une adaptation véritablement organique (p. 345).
Réconcilier l’Église et un certain monde moderne ne pouvait pas se faire en introduisant telles quelles dans l’Église des idées de ce monde moderne ; cela supposait un travail en profondeur, par lequel les principes permanents du catholicisme prissent un développement nouveau en assimilant, après les avoir décantés et au besoin purifiés, les apports valables de ce monde moderne. (…) C’est ce retour en profondeur à la tradition qui a manqué surtout aux modernistes. En pleine crise, un homme comme Foerster (La vraie et la fausse adaptation, in Autorité et liberté, Lausanne, 1920) les en avertissait :
Le modernisme sent avec raison qu’un grand nombre d’âmes appartenant à l’Église aspirent à plus de liberté, à plus d’universalité, à une exégèse plus vivante des traditions, mais où il se trompe c’est dans sa manière toute temporelle de concevoir cette aspiration et de croire qu’il suffit d’élargir le point de vue de l’Église pour la réconcilier avec la culture moderne, tandis que ce qu’on invoque en réalité, c’est la résurrection plénière de la grande tradition… Les modernistes sont trop enclins à considérer ou à juger l’Église d’un point de vue extérieur à la tradition.
Le modernisme (…) représente un effort hâtif d’adaptation mécanique, d’adaptation-innovation. (…) Il risquait par là de compromettre un réel développement de la pensée catholique dans le sens du point de vue du sujet, qui est la grande découverte de la pensée moderne et où, à la suite de Pascal, de Newman et de Blondel, l’apologétique et la pensée catholiques contemporaines sont en train de discerner une profonde part de vérité (p. 345-347).
De ce fait, ils ont tenté de faire un syncrétisme, un amalgame mécanique, ce qu’on nomme aujourd’hui « l’herméneutique de la rupture » :
L’Eglise doit devenir autre, mais pas une autre Eglise, pas un autre corps ecclésiastique que l’Eglise catholique (p. 335).
La catholicité est comme la ramure d’un grand arbre, vitalement branchée sur l’unité du tronc, non comme l’amas des branches coupées mises en tas autour de l’arbre (idem).
La réforme, œuvre de l’Église et de la TraditionLa réponse à ces tentatives malheureuses des modernistes et des artisans de la rupture, c’est un retour à la Tradition, dit toujours le père Congar :
Une réforme des abus pourrait peut-être se faire par un simple rappel des canons ou règles ; une réforme plus profonde, une réforme des « états de choses » ne peut se faire que par une ré-inteprétation de la tradition profonde de l’Église et de ses monuments, parmi lesquels la sainte Écriture est de beaucoup le principal (p. 494).
Un Œcuménisme catholique ne peut oublier que l’Eglise du Christ et des Apôtres existe, et c’est à partir d’elle, en tendant à valoriser en elle les ressources de sa catholicité, qu’il cherche à intégrer en les respectant toutes les variétés légitimes (p. 335).
L’évolutionLa grande question est donc la suivante : Quel est donc le véritable sens de la Tradition ?
Pour le magistère de toujours, la Tradition est l’enseignement par mode d’autorité d’une vérité immuable.
Pour le père Congar, il en est tout autrement. La tradition est une évolution perpétuelle, une transmission vivante, comme cela apparaîtra dans la constitution Dei Verbum du Concile Vatican II.
Ce qui prescrit le devoir impérieux qu’a l’Église de vivre elle-même très en contact avec sa tradition non pas seulement en surface et au plan de la seule lettre, mais en profondeur et selon cette dimension de développement qui donne à cette tradition toute sa réalité ; car, elle va, comme le christianisme lui-même, d’un germe à une plénitude, à travers un développement (p. 350).
La tradition est essentiellement la continuité du développement depuis le don initial et l’intégration dans l’unité de toutes les formes que ce développement a prises et présente actuellement. Elle est la présence du principe à toutes les étapes de son développement (p. 336).
Nous avons là toute la doctrine du père Congar, et du pape Benoît XVI, nous semble-t-il, sur la question. La Tradition comporte bien un « corps », une « matière » : les rites, les déclarations dogmatiques, les institutions. Quelle en est « l’âme » ?
L’esprit de la « lettre », de la Tradition, et donc son essence, pour ces nouveaux réformateurs, c’est l’évolution, le changement perpétuel, la vie dans son développement.
Et ils reprochent aux traditionalistes de ne s’attacher qu’au corps, à la lettre de la Tradition, sans en comprendre l’âme et l’esprit comme ils l’entendent eux-mêmes.
De même qu’il y a une adaptation mécanique qui risque de représenter une « nouveauté » et d’aboutir à une déchirure, il peut y avoir une fidélité mécanique. Il peut y avoir des réactions qui, respectant la structure qu’elles visent précisément à préserver, n’honoreraient pas la vie, ne répondrait pas à ses requêtes (p. 351).
On voit le progrès réalisé depuis le protestantisme. Pour les protestants (et pour l’herméneutique de la rupture), il s’agissait de changer la « matière », le « corps » (institution du pape, rite de la messe, formules dogmatiques), de les vider de leur substance, pour changer peu à peu la « forme », l’« âme ». Pour le père Congar et pour l’herméneutique de la continuité, il faut conserver autant que possible la « matière », le « corps », la « lettre » de la Tradition, mais en changer le sens, la « forme ». Au lieu de voir dans la Tradition (et le « corps ») l’enseignement fidèle d’une vérité immuable, ils y voient un changement, l’Évolution perpétuelle. L’âme de la réforme n’est pas la vérité, c’est le développement.
Le premier travail du réformateur est donc de voir tout d’abord comment les institutions, les rites et les déclarations d’autrefois, contiennent en germe, et comme essentiellement, l’évolution, et donc en définitive : la pensée moderne. Et ils reprochent aux modernistes du début du siècle d’avoir négligé ce travail.
Puisque le père Congar se réfère à Maurice Blondel, il sera bon de le citer. Pour lui, la vérité ne se définit pas comme adaequatio rei et intellectus, mais adaequatio intellectus et vitae. Il ne s’agit plus de vérité ni de doctrine mais de vie. C’est la vie qui prime, et donc, dans leur esprit, c’est l’évolution. C’est cela la « tradition vivante ». C’est ensuite que viendront les transformation progressives du « corps », des rites, etc.
Le rôle de l’autoritéQuel est donc le rôle de l’autorité ecclésiastique, du pape, dans cette réforme ?
Les organes centraux ont plutôt un rôle de modération et de conservation. La hiérarchie est la gardienne et l’interprète de la tradition. Elle confirme et elle condamne. (…) Dans le travail de discernement et de purification par retour en profondeur au principe, ce moment de freinage ou même de condamnation joue un rôle important et, malgré les apparences, positif. Car il contraint, précisément, à ce retour ; il oblige à ne pas chercher une adaptation mécanique, une simple introduction de l’élément nouveau.
C’est de ce point de vue qu’il faut juger l’attitude si contestée du chef de l’Église et son rôle historique. En remettant la piété conservatrice au centre de la vie chrétienne, en replaçant l’Église sur le terrain du dogme primitif, en la fortifiant dans sa position intérieure, le pape fraye la voie à une assimilation future des parties utiles de la culture moderne (Foester) (p. 348).
Le père Congar défend même, à la lumière de ce principe, Mortalium animos de 1928, une encyclique sévère du pape Pie XI contre l’œcuménisme (p. 349) :
L’Église catholique a posé, par son refus, l’obligation d’un sérieux et patient retour au principe. Démarche nécessaire si l’on veut que la réunion ne soit pas un syncrétisme, un amalgame mécanique – à quoi suffirait un peu de bonne volonté et des conférences – mais bien une intégration dans le sens d’une tradition saisie en profondeur, un développement d’une véritable et plénière catholicité de l’Église une (p. 350).
La vraie réforme, dit-on, devrait être le développement naturel de la tradition en tant qu’elle est essentiellement évolutive. Il s’agit donc de garder autant que possible les institutions (la matière) et de voir en elles les germes de l’évolution.
« L’herméneutique de la réforme » a donc besoin de la lettre, du « corps » de la Tradition. Le pape actuel a besoin du rite traditionnel de la messe, de la morale traditionnelle. Mais pourvu qu’ils soient vus comme essentiellement évolutifs.
La communion, le rôle de la communautéLes modernistes du début du XXe siècle ont commis une autre erreur, ils ont vu la réforme et l’adaptation de l’Église au monde comme une œuvre personnelle, alors qu’elles doivent être l’œuvre de toute l’Église.
Au contraire, un véritable développement de la tradition avec ce qu’il implique de retour aux sources en profondeur, de discernement et de purification, d’équilibre, de plénitude dans l’esprit de communion et de complémentarité, dépasse les possibilités d’un homme, voie d’une équipe. Il doit être l’œuvre au moins d’une génération. Mieux, l’œuvre de tout un peuple (je veux dire : de tout le corps de l’Église, clercs et fidèles), car il ne peut être réalisé, sous l’impulsion des éléments prophétiques, que dans la communion de toute l’Église.
(vouloir aller trop vite serait contraire) au sens de l’histoire, au sens de la réalité vivante (p. 348).
Or ici il ne s’agit même pas d’un travail strictement intellectuel. Il s’agit de vérités religieuses, d’un développement du principe chrétien dans la communion de l’Église (p. 348).
Quelle est donc la cause efficiente qui fait avancer l’Église comme une roue sur la route de l’histoire ? C’est la « communion », le dialogue. C’est ainsi que la réforme devient l’œuvre de tout le corps de l’Église. Nul ne doit être laissé de côté, toutes les âmes de bonne volonté, tous les groupes de toutes les tendances, pourvu qu’ils jouent le jeu de la communion, doivent être intégrés à cette réforme et œuvrer par le dialogue à l’évolution de l’ensemble. Ce qui exige nécessairement du temps. Peu importent alors les divergences doctrinales. Ce qui compte, c’est la vie commune, c’est l’échange, c’est « d’être ensemble ».
La question primordiale primordiale est donc la suivante : Êtes-vous en communion, en pleine communion avec le pape, avec les évêques, avec le Concile Vatican II ?
Réponse :
C’est le concept de Tradition qui est en jeu ici, et qu’il faudrait redéfinir. Ce n’est pas notre propos. Nous nous contenterons de faire deux remarques.
1) Comme chez les protestants, cette « herméneutique de la continuité », mais de la continuité du changement, de l’évolution, est un messianisme, qui a quelque chose de comparable au messianisme juif. Chez les juifs de l’Ancien Testament, le peuple hébreu était toujours perfectible. Il avançait vers un terme, le Messie, il n’était pas définitif tant que l’ordre nouveau et définitif n’était pas atteint. L’herméneutique de la réforme est essentiellement évolutive, elle est un messianisme.
2) Dans cette notion, la cause formelle de la Tradition, et donc de la réforme, c’est la vie, c’est donc le changement. Selon eux, se réformer, c’est passer de la fixité au changement, c’est entrer dans la dynamique de l’histoire du monde (Gaudium et spes).
Or ces « réformateurs » semblent oublier une chose, la seule chose qui compte, en définitive, c’est Dieu, c’est que Dieu ne bouge pas. Dieu est la possession complète et immobile de toute sa perfection, il est sans l’ombre d’un changement, « immotus in te permanens ». Et il imprime à tout ce qu’il touche quelque chose de son immobilité.
Se réformer, c’est se rapprocher de Dieu, c’est donc participer un peu plus à son immobilité.Voici le témoignage d’un protestant, non pratiquant, médecin d’un grand hôpital en Suisse : « Je comprends très bien votre position. Si j’étais catholique, je viendrais chez vous. Dans l’Église catholique d’aujourd’hui, c’est comme chez les protestants : tout change, tout évolue. Or Dieu est immobile. Pour rencontrer Dieu, il faut donc être immobile, d’une certaine manière. L’immobilité du rite et de la profession de foi est une certaine immobilité. Elle nous permet de rencontrer Dieu. »
Réflexion très profonde, très métaphysique, qui détruit les prétentions de « l’herméneutique de la réforme ».
Cela se comprend aussi quand on revient à l’exemple de la santé. Nous disions que celle-ci se définit comme le pouvoir, comme l’emprise de l’âme sur le corps. Être en bonne santé, et donc guérir, c’est conserver ou retrouver la pleine maîtrise de l’âme sur le corps. Or l’âme, en elle-même, est immuable. En conséquence, la santé, c’est un corps qui participe, à sa manière, à l’immobilité de l’âme.
Ceci vaut a fortiori pour l’Église. La Vérité, la grâce, Dieu lui-même qui agit dans l’Église, sont immuable. Et si quelque chose du « corps » de l’Église doit être changé, cela ne peut se faire que par un retour à « l’âme », aux principes immuables, précisément en tant qu’ils sont immuables. C’est revenir aux lois de toujours, précisément en tant qu’elles sont de toujours.
Se réformer, c’est, dans le temps, regarder l’Éternité. C’est se rapprocher de l’Éternité. C’est tendre à l’immobilité, celle de Dieu et de sa Vérité.