La vraie réalité du synodalisme épiscopaliste |
SOURCE - Don Stefano Carusi - Disputationes Theologicae - 29 juin 2014
Introduction
Tu es Petrus et super hanc petram aedificabo Ecclesiam meam.
Aedificabo, sur cette pierre. Super hanc petram Ae-di-fi-ca-bo. Sur cette pierre et sur aucune autre. Pierre - avec ses successeurs jusqu’à la fin des temps - est le fondement, le rocher, la base, le récif sur lequel l’Eglise du Christ se construit. Enlevé le fondement, c’est l’édifice entier qui s’écroule.
En témoignage de ce que nous venons de dire il suffit de rappeler que les hérétiques de toutes espèces ont toujours eu en commun la haine du primat romain. Qui haït l’Eglise, haït le primat de Rome qui en est le fondement. C’est pour cela que tout discours sur le rôle et la structure hiérarchique de l’Eglise, sur la soumission hiérarchique des Evêques à Pierre, sur le gouvernement de l’Eglise ne peut jamais être une simple dissertation sur la meilleure forme de gouvernement pastorale à une époque donnée ou à une autre, mais nécessairement doit se fonder sur des prémisses doctrinales, révélées par le Christ une fois pour toute, parce que personne - même pas un Pape - peut changer le rôle du Pape dans l’Eglise. C’est le dogme de la divine constitution de l’Eglise.
Il n’est pas toujours aisé de démasquer les argumentations fallacieuses des adversaires du primat du Pontife Romain. De nos jours, le vent de l’épiscopalisme souffle avec force et il a ses (éphémères) jours de gloire; il n’arrive pas toujours aux cris ouverts du protestantisme et à son ouvert “non serviam” et n’arrive pas toujours au synodalisme déclaré des schismatiques orientaux. L’épiscopalisme, hier serpentant aujourd’hui éclatant, se cache - en bon moderniste - derrière des formules plus enchantantes pour le monde catholique : “collégialité”, “gouvernement collégial”, “subsidiarité”, “réforme du gouvernement mais pas de la doctrine”, “pastoralité” et ainsi suivent d’autres expressions trompeuses. C’est la technique consolidée de vider et de d'abâtardir certaines notions à la saveur catholique, ainsi que Saint Pie X l’avait déjà dénoncé. C’est le modernisme.
Pour faciliter la lecture, nous diviserons cette brève étude sur le pouvoir du Pape en chapitres, le premier - préliminaire à la compréhension de la problématique soulevée - est la distinction entre le pouvoir de juridiction et pouvoir d’ordre ; nous analyserons ensuite certains points du document conciliaire Lumen Gentium sur la “collégialité épiscopale”, en rappelant que sur ce sujet la bataille dans l’aula conciliaire fût des plus brûlantes avant d’arriver à un certain compromis par la Nota Praevia. Aujourd’hui celle-ci aussi est largement surpassée par les modernistes, mais demeure néanmoins la constatation qu’autrefois sur des questions aussi capitales – et publiquement contestées – l’Eglise définissait soigneusement, en passant de l’implicite à l’explicite; par contre l’absence des nécessaires précisions a permis dans les faits que certaines déviations doctrinales trouvent leurs aises.
Pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction. Une distinction capitale
Un théologien dominicain de renom, le Père de la Soujeole, affirmait récemment dans son intervention orale « Le vocabulaire et les notions à Vatican II et dans le Magistère postérieur » du 16 mai 2009 au Congrès de Toulouse de la Revue Thomiste sur l'herméneutique de continuité entre Vatican II et Tradition, que le Concile Vatican II avait d’une certaine façon signé l’abandon de la distinction entre ordre et juridiction en ecclésiologie. De fait, à partir des années 70, la distinction - considérée jusque là comme indispensable par les écclésiologues - disparait, avec la technique invétérée de faire tomber les grandes vérités en “désuétude”. Sur ce sujet les textes conciliaires ne brillent certainement pas par leur clarté, c’est peut-être même l’un des sujets traité de la façon la plus ambigüe et confuse, avec des retours continuels sur ce thème. Cependant on n’arrive pas à un rejet explicite de la distinction, mais à une invitation implicite à ne plus s’en occuper dans les termes consacrés par l’Eglise pendant des siècles. Les définitions du pouvoir papal et épiscopal en payent les frais, d’où l’importance capitale de ramener l’attention sur cette irremplaçable distinction.
Un discours cohérent en effet sur le pouvoir dont jouit le Souverain Pontife sur l’Eglise ne peut faire abstraction de la distinction entre le pouvoir de juridiction et le pouvoir d’ordre. Pour Saint Thomas une telle distinction est capitale et “exclusive”[1]: c’est deux là sont les pouvoirs dans l’Eglise et il n’y en a pas d’autre ( «In Ecclesia non est aliqua spiritualis potestas nisi ordinis seu jurisdictionis»[2]).
L’Eglise n’est pas seulement guidée par l’intérieur, pour ainsi dire, par le Christ Chef qui influe par la grâce capitale, mais elle est aussi - souligne Saint Thomas - guidée de l’extérieur: après l’Ascension de Jésus au ciel il est nécessaire que des ministres visibles restent sur cette terre, constitués pour guider le troupeau et pouvoir lui administrer les sacrements.
Pouvoir d’ordre
Il y a donc un pouvoir donné par le Christ à certains hommes en relation aux sacrements et spécialement à l’Eucharistie, il est conféré à des ministres, qui « agissent in persona Christi en fonction de la consécration qu’ils ont reçu » ; le Père Bonino, dans un article qui recueille et analyse les textes du Docteur Commun sur les “deux pouvoirs” - article qui est d’ailleurs consacré à la place du Pape dans l’Eglise - définit ainsi le pouvoir d’ordre : «le pouvoir d’ordre ou pouvoir sacramentel, conféré de façon indélébile par la consécration de l’ordination, n’est rien d’autre que cette participation ontologique à la vertu sanctifiante du Seigneur qui s’exerce dans les sacrements et principalement dans l’Eucharistie»[3]. Un pouvoir donc que l’on reçoit en vertu d’une consécration et qui donne cette mystérieuse participation à l’œuvre sanctifiante du Christ, par exemple en donnant aux prêtres la capacité de consacrer le Corps du Christ. Cependant, la réception d’un tel pouvoir n’implique pas nécessairement que l’on possède, en vertu de ce dernier, un pouvoir sur le troupeau; il ne suffit pas d’être validement prêtre ou évêque pour avoir “automatiquement” un pouvoir sur l’Eglise. Ce dernier est un autre pouvoir, distinct du pouvoir d’ordre.
Pouvoir de juridiction
Notre Seigneur, avant de monter aux Cieux, voulut disposer la société fondée par lui de façon qu’il puisse continuer de gouverner l’Eglise au moyen de ses ministres et il confia le gouvernail du bateau à l’Apôtre Pierre. Le propre de la messe des Saints Souverains Pontifes rappelle qu’ils furent constitués sur les gens et les royaumes pour édifier, fonder, arracher, détruire et planter en fonction de la construction de l’édifice mystique : « ecce constitui te super gentes et super regna ut evellas et destruas et aedifices et plantes » (Jer. I, 9-10).
Notre Seigneur voulut que Ses Vicaires jouissent d’un pouvoir de gouvernement, de direction, de guide, de coercition sur toutes les brebis sans exception. Telle est la correcte exégèse de « pasce agnos meos, pasce oves meas » (Jn XXI, 15-17). Conduis aux pâturages les brebis, les agnelets et les agneaux plus âgés (le «probatia» grec, les jeunes brebis à élever), c’est à dire l’intégralité du troupeau, sans exclusion[4]. Tout l’ensemble est confié à Pierre. Et à lui, avec ses successeurs, le gouvernement du Corps mystique est confié “immediate”. “Immediate” c’est à dire sans médiation, Pierre a reçu “immédiatement” du Christ le pouvoir sur toute l’Eglise et “immédiatement” du Christ le reçoivent tous ses successeurs[5]. Il ne s’agit pas d’une délégation de l’Eglise, ce n’est pas un pouvoir conféré par le peuple - ni par l’ensemble des Evêques - au chef : Pierre est investi immédiatement par le Christ de la “intensive summa extensive universalis potestas” sur toute l’Eglise. Cette extraordinaire et unique pouvoir donné au Pape pour agir comme Vicaire du Christ sur l'Eglise universelle est un pouvoir de juridiction, un pouvoir de gouverner et d’ordonner dans la société les moyens en vue de la fin, en préservant la vérité révélée, en défendant des ennemis et de l’erreur l’Eglise et en la gouvernant selon sa divine constitution, laquelle est établie non pas par un Pape, mais par le Christ lui-même dont il est le Vicaire.
Ce pouvoir de juridiction - nous le soulignons en majuscules - est un pouvoir distinct du pouvoir d’ordre. Et cela à un tel point que, en soi, un Pape peut avoir le plein pouvoir juridictionnel sans jouir du pouvoir d’ordre. En soi un homme baptisé peut être Pape, en pouvant exercer déjà la souveraine juridiction connexe à la papauté, sans être même pas prêtre. Fusse-t-il encore un simple baptisé, déjà il pourrait donner des ordres aux Evêques, les promouvoir ou les déposer.
Pape et Evêques
Capitale est cette distinction pour saisir quelle est la potestas pontificia, quel est le pouvoir juridictionnel des Evêques diocésains ou plus largement des “prélats” - qui est un pouvoir médiat et restreint - et quel est enfin le pouvoir sacramentel de celui qui a reçu la consécration épiscopale valide.
Une fois cette distinction saisie on comprend que le Pontife Romain - validement élu et ayant validement accepté le munus - jouit d’un pouvoir sur l’Eglise qui ne souffre aucune restriction qui viendrait du fait d’être partagé avec les Evêques, mais il est même (selon la saine métaphysique de la participation) la cause, le principe, la source du pouvoir juridictionnel des Evêques diocésains[6]. Ce dernier par contre est (et sera toujours) un pouvoir restreint et médiat. “Restreint” parce qu’il ne sera jamais “suprême” comme celui du Pape et parce qu’il reçoit ses limites de ce dernier qui, tout en respectant la divine constitution de l’Eglise qui prévoit l’institution épiscopale[7], peut en restreindre l’ampleur parce qu’il en est la source et peut même en priver complètement un sujet déterminé, en le déposant. “Médiat” parce que le pouvoir de juridiction de l’évêque n’est pas reçu immédiatement du Christ en vertu de la consécration épiscopale, mais il est reçu de façon “médiate”. C’est à dire par l’intermédiaire du Pape, détenteur des Clés et de la “intensive summa et extensive universalis potestas ecclesistica”, en vertu de laquelle peut être conférée à l’Evêque la juridiction épiscopale sur un troupeau déterminé, en passant - pour ainsi dire - par le Pape et non pas dans un “passage” direct entre l’Evêque et le Christ (comme le voudraient les gallicans d’hier et les collégialistes d’aujourd’hui). Par contre, ce que l’Evêque validement ordonné reçoit sans nécessaire médiation du Pape, c’est le pouvoir d’ordre, c’est à dire cette spéciale consécration qui le rend successeur des Apôtres quant au pouvoir en matière de sacrements, mais pas de gouvernement[8].
Si on renonce à distinguer pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction il ne reste rien d’autre qu’un vague, magmatique et impétueux pouvoir épiscopalo-apostolique, duquel seraient détenteurs (d’une façon qu’aucun théologien n’a su vraiment préciser) tous les Evêques de l’Eglise validement ordonnés en vertu de leur consécration. L’Evêque, par le seul fait d’être consacré, détiendrait un pouvoir sur l’Eglise entière, le détiendrait per se,le détiendrait sans médiation papale, donc presque “indépendamment” du Pontife Romain, qui n’en est plus la source, mais à la limite (dans certaines versions “modérées”) seulement la condition[9]. Les Evêques détiendraient du Christ même, en vertu de leur consécration, non seulement le pouvoir d’ordre, mais aussi un certain pouvoir de juridiction sur l’Eglise entière et ils seraient, dans leur ensemble, d’une certaine façon déjà aptes à l’exercer. C’est une version juridictionnelle de ce qui fleurit à l’époque du Conciliarisme : on reconnait à l’ensemble des Evêques un pouvoir de juridiction sur l’Eglise entière et cela même si en théorie on continue de laisser au Pape la détermination d’un troupeau particulier (à quel titre, dans pareille perspective, le Pape continuerait de détenir un semblable pouvoir, cela n’est pas toujours clair)[10]. En effet, dans cette thèse on parle d’un pouvoir juridictionnelle sur l’Eglise universelle en vertu de l’incorporation au “collège apostolique”, qui viendrait à se fonder en dernière analyse sur le pouvoir d’ordre validement conféré dans l’Eglise, et en faisant en partie abstraction du troupeau particulier confié. Il est évident que dans cette thèse le Pape tout en ne devenant pas toujours officiellement un simple “primus inter pares” à la mode des schismatiques orientaux, il n’est plus la source du pouvoir juridictionnel comme peut l’être l’unique source pour un fleuve, mais il serait seulement un torrent plus grand qui se joindrait à la “force juridictionnelle” déjà existante dans les Evêques, lesquels avec lui auraient titre à gouverner l’Eglise universelle. Et l’Evêque de Rome n’est plus l’Evêque des Evêques, l’Episcopus episcoporum détenteur des Clés de Pierre, mais un Evêque en plus à ajouter (en lui concédant peut-être un peu plus d’honneur) au nombre des Evêques total.
Ici réside le problème, dans une telle perspective les Evêques ne gouvernent pas seulement avec pouvoir ordinaire, quoique médiat et restreint, une portion du troupeau qui leur serait confiée par le Pape, mais ils gouvernent - et ils auraient radicalement titre à le faire - sur l’Eglise universelle, et cela principalement en vertu du pouvoir d’ordre. Cependant le dogmatique Concile Vatican Ier a défini solennellement que les Evêques paissent les troupeaux singuliers qui leur sont confiés - “assignatos sibi greges singuli singulos pascunt et regunt”[11] - et aucun document de l’Ecriture, de la Tradition et du Magistère n’a jamais enseigné l’existence d’un pouvoir suprême de l’ensemble de l’épiscopat sur l’Eglise universelle. Il y a seulement, nous le répétons, un pouvoir médiat et restreint qui dérive du pouvoir papal, comme tout ruisseau dérive de l’unique source, le pouvoir papal, lequel - en étant suprême et immédiat - n’a pas besoin du concours du pouvoir juridictionnel épiscopal parce qu’il en est la source.
A suivre...
Don Stefano Carusi
[1] S.T. BONINO, La place du Pape dans l’Eglise selon Saint Thomas d’Aquin, in Revue Thomiste(1986) p. 393.
[2] SAINT THOMAS D’AQUIN, In IV Sent., d. 24, q. 3, a. 2, q. la 2, ob. 3.
[3] S. T. BONINO, cit., p. 395.
[4] T. ZAPELENA, De Ecclesia Christi, Roma 1955, t. I, p. 283, 284. Il est à remarquer le double usage dans le grec des verbes “boskein” et “poimanein”, dans les sens plus proprement de “pascere” (le premier) et de “regere” (le second).
[5] SAINT THOMAS D’AQUIN, In Jo, XXI, Lect. 3; S.T. BONINO, cit., p. 395.
[6] L. BILLOT, De Ecclesia Christi, Rome 1921, l. II, q.13, th. 26, n°828 et ss; q. 14, th. 28, n°864 et ss; S.T. BONINO, cit., p. 413, 419, l’auteur, en commentant S. Thomas, fait recours à la philosophie de la participation pour expliquer l’ “éminence” du pouvoir papale e le “pouvoir participé” des évêques.
[7] Denz., nn. 3112-3117.
[8] L. BILLOT, cit., l. II, q. 9, n. 499 e ss.; q. 15, n. 1074 e ss; B. GHERARDINI, La Chiesa mistero e servizio, Roma 1994, pp. 207-219.
[9] Au sujet de certaines thèses théologique sur la matière et sur leur compatibilité avec la doctrine catholique cf. L. BILLOT, cit., l. II, q. 15, n° 1071, 1072 ; T. ZAPELENA, cit., l. II, p. 105-108.
[10] Cf. note précédente.
[11] Denz. n. 3061.