SOURCE - Paix Liturgique - Lettre n°555 - 12 août 2016
Voici la deuxième partie de l'allocution prononcée le 5 juillet 2016 par le cardinal Robert Sarah, Préfet de la Congrégation du culte divin et de la discipline des sacrements, lors des journées Sacra Liturgia 2016. Rappelons que le propos du cardinal est de proposer des pistes concrètes pour « une authentique mise en œuvre de Sacrosanctum Concilium ». Pour ce faire, comme il s'y attache ici, il convient de préciser l'intention avec laquelle les Pères conciliaires ont envisagé la réforme liturgique. En gras figurent des paragraphes non prononcés à Londres mais rajoutés par Son Éminence sur le thème très disputé de « l'inculturation » :les paroles d'un Africain parviendront-elles aux oreilles et, mieux encore, au cœur, des liturgistes européens?
Nous devons examiner les intentions des Pères du Concile dans le détail, surtout si notre volonté aujourd’hui est de leur être plus fidèles. Qu’ont-ils voulu apporter à travers la Constitution sur la Sainte Liturgie ?
Commençons par le tout premier article de Sacrosanctum Concilium : « Puisque le saint Concile se propose de faire progresser la vie chrétienne de jour en jour chez les fidèles ; de mieux adapter aux nécessités de notre époque celles des institutions qui sont sujettes à des changements ; de favoriser tout ce qui peut contribuer à l’union de tous ceux qui croient au Christ, et de fortifier tout ce qui concourt à appeler tous les hommes dans le sein de l’Église. »
Souvenons-nous que lorsque le Concile s’ouvrit, la réforme liturgique avait imprégné la réflexion de la décennie qui l’avait précédé, et les Pères en étaient très familiers. Sur cette question, ils n’avaient pas des vues purement théoriques, détachées de tout contexte. Ils espéraient poursuivre le travail déjà commencé et étudier les altiora principia, les principes fondamentaux les plus importants de la réforme liturgique qu’avait évoqués saint Jean XXIII dans le Motu proprio Rubricarum Instructum du 25 juillet 1960.
Ainsi le premier article de la Constitution donne quatre raisons pour entreprendre une réforme liturgique. La première, « faire progresser de jour en jour la vie chrétienne chez les fidèles ». C’est là le souci constant des pasteurs de l’Église, à chaque époque.
La deuxième, « mieux adapter aux nécessités de notre époque celles des institutions qui sont sujettes à des changements », nous invite à nous arrêter et à méditer un instant, en tenant compte, en particulier, de l’esprit du temps des années 1960. Mais en vérité, si nous lisons cela dans l’esprit de l’herméneutique de la continuité, qui est, assurément, conforme aux intentions des Pères du Concile, cela signifie que le Concile a désiré un développement liturgique là où cela était possible, pour faciliter une vigueur toujours croissante de la vie chrétienne. Les Pères du Concile n’ont pas voulu changer les choses uniquement par simple désir du changement !
De même, la troisième raison, « favoriser tout ce qui peut contribuer à l’union de tous ceux qui croient au Christ » nous amène à faire une pause pour réfléchir de peur que nous pensions que les Pères auraient souhaité instrumentaliser la sainte liturgie et en faire un outil pour promouvoir l’œcuménisme, en un mot un simple moyen pour parvenir à une fin. Cela peut-il être le cas ? Bien sûr, après le Concile, certains l’ont essayé. Mais les Pères eux-mêmes savaient que cela n’était pas possible. L’unité dans le culte et devant l’autel du sacrifice est la fin souhaitée des efforts œcuméniques. La liturgie n’est pas un moyen pour promouvoir la bonne volonté ou la coopération dans l’œuvre apostolique. Ici, les Pères du Concile affirment qu’une réforme liturgique peut faire parti d’un élan qui aide les personnes à réaliser l’unité dans l’Église catholique sans laquelle une pleine communion à l’autel n’est pas possible.
La même motivation se lit dans la quatrième raison donnée pour une réforme liturgique : « fortifier tout ce qui concourt à appeler tous les hommes dans le sein de l’Église ». Ici, toutefois, nous allons au-delà de nos frères séparés dans le Christ et considérons toute l’humanité. La mission de l’Église s’adresse à chaque homme ! Les Pères du Concile croyaient en cela et espéraient qu’une participation plus fructueuse à la liturgie pourraient faciliter un renouveau dans l’activité missionnaire de l’Église.
Permettez-moi de donner un exemple. Pendant de nombreuses années, avant le Concile, tant dans les pays de mission que dans les pays plus développés, on a beaucoup discuté de l’opportunité d’un usage plus large des langues vernaculaires dans la liturgie, principalement pour les lectures de l’Écriture sainte, et également pour tel ou tel autre élément de la première partie de la messe (que nous appelons désormais « liturgie de la parole ») et pour les chants liturgiques. Le Saint-Siège avait déjà largement donné la permission pour l’usage de la langue vernaculaire dans l’administration des sacrements. Voilà le contexte dans lequel les Pères du Concile parlaient de possibles effets positifs de la réforme liturgique pour l’œcuménisme et la mission. Il est vrai que la langue vernaculaire a un effet positif dans la liturgie. Les Pères recherchaient cela, et non à autoriser une protestantisation de la sainte liturgie ou à en faire l’objet d’une mauvaise inculturation.
Je suis Africain. Permettez-moi de le dire clairement : la liturgie n’est pas le lieu pour promouvoir ma culture. Bien plutôt, c’est le lieu où ma culture est baptisée, où ma culture s’élève à la hauteur du divin. À travers la liturgie de l’Église (que les missionnaires ont apportée partout dans le monde) Dieu nous parle, Il nous change, et nous donne de prendre part à sa vie divine. Quand quelqu’un devient chrétien, quand quelqu’un rentre dans la pleine communion de l’Église catholique, il reçoit quelque chose de plus, quelque chose qui le change. Certes, les cultures et les nouveaux chrétiens apportent des richesses dans l’Église : la liturgie des ordinariats pour les anglicans désormais en pleine communion avec l'Église catholique en est un bel exemple. Mais ils apportent ces richesses avec humilité, et l'Église, dans sa sagesse maternelle, les utilise si elle le juge approprié.
Mais il me semble opportun de bien nous préciser ce qu’on entend par inculturation. Si vraiment nous comprenons la signification du terme connaissance comme pénétration du Mystère de Jésus Christ, nous possédons alors la clé de l’inculturation, qui n’est pas à présenter comme une quête ou une revendication pour la légitimité d’une africanisation ou d’une latino-américanisation ou asianisation à la place d’une occidentalisation du christianisme. L’inculturation n’est pas une canonisation d’une culture locale ni une installation dans cette culture au risque de l’absolutiser. L’inculturation est une irruption et une épiphanie du Seigneur au plus intime de notre être. Et l’irruption du Seigneur dans une vie provoque en l’homme une déstabilisation, un arrachement en vue d’un cheminement selon des références nouvelles qui sont créatrices d’une culture nouvelle porteuse d’une Bonne Nouvelle pour l’homme et sa dignité d’enfant de Dieu. Quand l’Évangile entre dans une vie, il la déstabilise, il la transforme. Il lui donne une orientation nouvelle, des références morales et éthiques nouvelles. Il tourne le cœur de l’homme vers Dieu et vers le prochain pour les aimer et les servir absolument et sans calcul. Quand Jésus entre dans une vie, il la transfigure, il la divinise par la Lumière fulgurante de Son Visage, tout comme saint Paul l’a été sur la Route de Damas (cf. Act 9,5-6).
De même que, par l’Incarnation le Verbe de Dieu s’est fait en tout semblable aux hommes, sauf dans le péché (He 4,15), ainsi l’Évangile assume toutes les valeurs humaines et culturelles, mais refuse de prendre corps dans les structures de péché. C’est dire que plus le péché individuel et collectif abonde dans une communauté humaine ou ecclésiale, moins il y a de place pour l’inculturation. Au contraire, plus une communauté chrétienne resplendit de sainteté et rayonne de valeurs évangéliques, plus elle a des chances de réussir l’inculturation du message chrétien. L’inculturation de la foi est donc un défi de sainteté. Elle permet de vérifier le degré de sainteté et le niveau de pénétration de l’Évangile et de la foi en Jésus Christ dans une communauté chrétienne. L’inculturation n’est donc pas un folklore religieux.
Elle ne se réalise pas essentiellement dans l’utilisation des langues locales, des instruments et de la musique latino-américaine, des danses africaines ou des rites et symboles africains ou asiatiques, dans la liturgie et les sacrements. L’inculturation, c’est Dieu qui descend et entre dans la vie, les comportements moraux, dans les cultures et coutumes des hommes pour les libérer du péché et les introduire dans la Vie Trinitaire. Certes la foi a besoin d’une culture pour être communiquée. C’est pour cela que saint Jean-Paul II a affirmé qu’une foi qui ne devient pas une culture est une foi qui se meurt. « L’inculturation correctement menée doit être guidée par deux principes : la compatibilité avec l’Évangile et la communion avec l'Église universelle » (Lettre encyclique, Redemptoris Missio, 7 décembre 1990, n. 54).
J’ai passé du temps à examiner le premier article de la Constitution sur la Sainte Liturgie parce qu’il est très important que nous lisions vraiment Sacrosanctum Concilium dans son contexte, comme un document qui devait promouvoir un développement légitime (tel que le plus grand usage des langues vernaculaires) dans la continuité de la nature, de l’enseignement et de la mission de l'Église dans le monde moderne. Nous ne devons pas y lire des choses qui ne s’y trouvent pas. Les Pères n’avaient pas l’intention de faire la révolution, mais une évolution, une réforme modérée.
Les intentions des Pères du Concile s’expriment clairement dans d’autres passages-clefs.
L’article 14 est un des plus importants de toute la Constitution : « La Mère Église désire beaucoup que tous les fidèles soient amenés à cette participation pleine, consciente et active aux célébrations liturgiques ». Cette participation du peuple chrétien, comme « race élue, sacerdoce royal, nation sainte, peuple racheté » (1 P 2, 9 ; cf. 2, 4-5) est une responsabilité et un droit qu’il a acquis de par son baptême.
« Cette participation pleine et active de tout le peuple est ce qu’on doit viser de toutes ses forces dans la restauration et la mise en valeur de la liturgie. Elle est, en effet, la source première et indispensable à laquelle les fidèles doivent puiser un esprit vraiment chrétien ; et c’est pourquoi elle doit être recherchée avec ardeur par les pasteurs d’âmes, dans toute l’action pastorale, avec la pédagogie nécessaire. Mais il n’y a aucun espoir d’obtenir ce résultat, si d’abord les pasteurs eux-mêmes ne sont pas profondément imprégnés de l’esprit et de la force de la liturgie, et ne deviennent pas capables de l’enseigner ; il est donc absolument nécessaire qu’on pourvoie en premier lieu à la formation liturgique du clergé ».
Dans ce passage, nous entendons la voix des Papes telle qu’elle s’exprimait avant le Concile, recherchant une réelle et fructueuse participation à la liturgie. Mais pour parvenir à cela, il s’est avéré nécessaire et urgent de mettre l’accent sur l’enseignement et une formation liturgique approfondis. Les Pères font ici preuve d’un réalisme qui a peut-être été perdu par la suite. Écoutons encore les mots du Concile et pesons leur importance : « Il n’y a aucun espoir d’obtenir ce résultat [la participation active], si d’abord les pasteurs eux-mêmes ne sont pas profondément imprégnés de l’esprit et de la force de la liturgie, et ne deviennent pas capables de l’enseigner ».
Au début de l’article 21, l’intention des Pères du Concile se manifeste très clairement : « Pour que le peuple chrétien bénéficie plus sûrement des grâces abondantes dans la liturgie, la sainte Mère l’Église veut travailler sérieusement à la restauration générale de la liturgie elle-même. » Ut populus christianus in sacra Liturgia abundantiam gratiarum securius assequatur... Ceux qui connaissent le latin savent que le mot « ut » signifie un but clair qui advient presque immédiatement. Quelle était l’intention des Pères du Concile ? Que le peuple chrétien bénéficie plus sûrement des grâces abondantes dans la liturgie. Comment se proposent-ils d’y parvenir ? En travaillant sérieusement à la restauration générale de la liturgie elle-même. (ipsius Liturgiae generalem instaurationem sedulo curare cupit). Notez bien que les Pères évoquent une « restauration », pas une « révolution » !
L’une des plus claires et des plus belles expressions des intentions des Pères du Concile se trouve au début du deuxième chapitre de la Constitution qui traite du mystère de la très Sainte Eucharistie. On peut ainsi lire dans l’article 48 : « Aussi l’Église se soucie-t-elle d’obtenir que les fidèles n’assistent pas à ce mystère de la foi comme des spectateurs étrangers et muets, mais que, le comprenant bien dans ses rites et ses prières, ils participent consciemment, pieusement et activement à l’action sacrée, soient formés par la Parole de Dieu, se restaurent à la table du Corps du Seigneur, rendent grâces à Dieu ; qu’offrant la victime sans tache, non seulement par les mains du prêtre, mais aussi en union avec lui, ils apprennent à s’offrir eux-mêmes et, de jour en jour, soient consommés, par la médiation du Christ, dans l’unité avec Dieu et entre eux pour que, finalement, Dieu soit tout en tous ».
Mes frères et sœurs, voilà quelle était l’intention des Pères du Concile. Certes, ils discutèrent et votèrent sur les manières spécifiques de réaliser leurs objectifs. Mais soyons clairs : les réformes des rites proposée dans la Constitution, telles que la restauration de la prière des fidèles à la messe (n. 53), l’extension de la concélébration (n. 57), la simplification demandée dans les articles 34 et 50, sont toutes subordonnées aux intentions fondamentales des Pères du Concile que je viens de mettre en lumière. Ce sont des moyens dirigés vers une fin, et c’est la fin qu’il importe de réaliser.
Si nous voulons avancer vers une mise en œuvre authentique de Sacrosanctum Concilium, ce sont les buts, les fins que nous devons garder à l’esprit d’abord et avant tout. Il se peut que si nous les étudions avec un regard nouveau et le bénéfice de l’expérience de ces dernières cinq décennies, nous verrons certaines réformes des rites et certaines règles liturgiques sous un jour différent. Si, aujourd’hui, pour « faire progresser de jour en jour la vie chrétienne chez les fidèles » et pour « appeler tous les hommes dans le sein de l’Église », certaines réformes doivent être reconsidérées, demandons alors au Seigneur de nous donner l’amour, l’humilité et la sagesse de le faire.
© Cardinal Robert Sarah, Sacra Liturgia UK