Contre l'avis de Rome, lundi matin à Ecône, à quelques pas de la tombe de Mgr Lefebvre, Mgr Bernard Fellay a ordonné huit nouveaux prêtres.
Une partie sans fin se joue entre Rome et Ecône. Entre le Vatican et les disciples de Mgr Marcel Lefebvre, plus connus sous le nom d'«intégristes». Opposés à la réforme du concile Vatican II (1962-1965), ils ont fait de la messe en latin le symbole de leur combat. Lundi matin encore, dans cette vallée suisse, ils bravent le Saint-Siège.
À quelques pas de la tombe de leur fondateur, au séminaire d'Ecône, son successeur, Mgr Bernard Fellay - un évêque dans la force de l'âge - a ordonné huit nouveaux prêtres. Six Français, un Belge et un religieux capucin. Au sein de la «Fraternité saint Pie X», nom de leur congrégation, ces hommes viennent grossir les rangs d'un ensemble de 450 prêtres, essentiellement répartis en France, Allemagne, Suisse, États-Unis et Amérique latine. En soi, ces ordinations n'ont rien d'extraordinaire. Elles sont annuelles, mais prennent aujourd'hui un relief médiatique particulier parce que le Vatican les a qualifiées d'«illégitimes» le 17 juin dernier.
Sans oublier les secousses encore sensibles de la retentissante levée des excommunications décidée par le Pape, le 24 janvier 2009. En ont bénéficié les quatre évêques consacrés par Mgr Lefebvre en 1988 - dont Mgr Fellay -, mais aussi le tristement célèbre Mgr Richard Williamson, négationniste de la Shoah. Dans ce contexte, ces sept ordinations presbytérales d'Ecône lundi matin sont donc symboliques de la haute tension que suscite ce dossier dans les milieux catholiques.
Précaution diplomatique
Mais elles interviennent à un point de basculement de toute l'affaire intégriste. Tant en interne, où Mgr Fellay est critiqué pour son dialogue avec Rome, que dans l'Église catholique, où Benoît XVI est peu suivi pour cette main tendue à ce «groupuscule» qui représente 0,1 % des prêtres catholiques. Ce ne sont pas en effet les querelles de latin ou de soutanes qui sont en jeu mais un problème de fond qui divise l'Église catholique : quelle orientation doit-elle prendre ? Plus ouverte ou plus classique ? Avec le Pape, certains estiment que l'application du concile Vatican II, dont ils énumèrent les «dérives», passe par la réconciliation avec les racines traditionnelles de l'Église catholique. Contre lui - et de plus en plus ouvertement -, d'autres estiment que Vatican II a tourné une page définitive. Ils refusent tout «retour en arrière sur les acquis du concile».
Ultime symptôme de ce malaise, le retard pris à Rome par la publication d'un décret, un motu proprio, qui doit justement faciliter le dialogue avec les lefebvristes. Ce texte devait sortir le 20 juin. Aux dernières nouvelles, Rome attend de connaître le ton, lundi matin, de l'homélie de Mgr Fellay à Ecône, lors de la cérémonie d'ordinations, avant de publier ce motu proprio.
Précaution diplomatique qui ne changera toutefois pas le fond, car Benoît XVI a pris la décision - et depuis longtemps - d'avancer pour trouver une solution et éviter l'installation d'un schisme.
L'équilibre du communiqué du Vatican qualifiant, le 17 juin, d'«illégitimes» les ordinations d'aujourd'hui l'indique clairement. «Illégitimes» ne signifie pas interdites ou invalides.
D'autant que ce rappel du droit canonique est aussitôt suivi d'un paragraphe assurant de la publication «prochaine» du motu proprio «pour lancer le dialogue» avec les responsables de la Fraternité saint Pie X. D'un côté, donc, un rappel formel déjà connu, de l'autre, la confirmation d'une volonté expresse de sortir de ce conflit malgré les conséquences pourtant graves pour l'image de l'Église de l'affaire Williamson.
Ce rapprochement a été pensé depuis au moins dix ans. Il a même été, d'une certaine manière, planifié. C'est Mgr Fellay lui-même qui l'a expliqué dans deux conférences publiques qu'il a données en 2005 à Bruxelles et à Paris pour évaluer les conséquences possibles de l'élection de Benoît XVI.
Il explique que le cardinal Ratzinger, devenu Benoît XVI, a toujours vécu comme un échec la consécration des évêques à Ecône par Mgr Lefebvre, en 1988. Les deux hommes avaient discuté et trouvé un accord.
Mgr Lefebvre l'avait même signé pour finalement se rétracter et décider de consacrer finalement des évêques au risque de la sanction de l'excommunication.
Depuis, le cardinal Ratzinger a toujours cherché à maintenir le contact en visitant régulièrement les milieux traditionalistes. Sa sensibilité liturgique personnelle va d'ailleurs dans ce sens. Il se dit même, à Rome, que Benoît XVI célébrerait en privé le matin la messe en latin, selon le missel de Paul VI.
En 2000, assure Mgr Fellay, ces contacts informels et la volonté de Rome de trouver une solution ont conduit la Fraternité saint Pie X à poser ses propres «conditions» pour la reprise d'un dialogue organisé : le rétablissement de la messe en latin d'une part, selon la dernière édition du missel de Jean XXIII, et la levée des excommunications d'autre part.
Un rendez-vous décisif
Vient ensuite l'année 2004. Mgr Fellay révèle qu'une importante réunion se déroula à Rome alors que Jean-Paul II, qui décédera en avril 2005, donnait des signes de faiblesses. «Un groupe de cardinaux conservateurs, raconte-t-il, s 'est réuniavec l'idée de faire quelque chose pour la tradition». Groupe, constate-t-il, qui jouera, selon lui, un rôle capital dans l'élection de Benoît XVI. «Ce n'est pas une supputation, lance-t-il. Benoît XVI a été élu en opposition au progressisme.»
De fait, en août 2005, quatre mois après son élection, le nouveau pape reçoit en audience Mgr Bernard Fellay.
Ce rendez-vous est décisif. Le chef de file des lefebvristes se méfie de Benoît XVI. Il lui reproche dans ces conférences «d'avoir une tête mal formée par une philosophie moderne, libérale, parfois moderniste, et un cœur conservateur », mais il le voit commencer à «réfléchir» aux deux conditions reformulées à cette occasion pour ouvrir un dialogue : la liberté de la messe en latin et la levée des excommunications. Exigences qui seront en effet actées. En juillet 2007, avec le rétablissement comme rite «extraordinaire» de l'ancienne messe en latin. En janvier 2009, avec la levée des excommunications pour les quatre évêques consacrés par Mgr Lefebvre.
Après le rendez-vous d'août 2005, Mgr Fellay écrit à Benoît XVI pour le remercier de sa «bienveillance» mais sent que l'accord sera difficile. Dans sa conférence, il relate : «Il était bienveillant (le Pape) pendant l'audience et je voyais clairement qu'il cherchait une solution, mais en même temps je voyais la pierre d'achoppement qu'est le concile (…). J'ai donc estimé devoir lui exprimer clairement que je n'étais pas d'accord sur ce point. Il l'a mal pris.»
Une liste des «objections sur le concile»
Cette lettre de Mgr Fellay, mal reçue par le Pape parce qu'il remettait en cause le concile Vatican II, donnera finalement lieu à une transaction. Rome accepterait le principe de discuter sur une liste des «objections sur le concile» formulée par les disciples de Mgr Lefebvre.
En attendant, donc, les ordinations de ce jour à Ecône et la publication à Rome du motu proprio pour lancer un dialogue sur le concile Vatican II, les deux parties en sont là.
Face à cette liste d'objections et en vue des discussions, les quinze cardinaux «membres» - et donc «conseillers» - de la congrégation pour la Doctrine de la foi ont consacré les deux dernières réunions mensuelles du mercredi pour finaliser un texte de quatre pages qui explicite, selon une source bien informée, «les positions catholiques fondamentales sur le magistère et le concile Vatican II». Il n'est pas question, pour la majorité d'entre eux, de faire des concessions sur le concile.
Même vigilance, mais dans un autre sens, autour de Mgr Fellay. On ne lui épargne rien : certains l'accusent publiquement «d'abandonner le combat de la foi». L'épisode des deux versions d'un même communiqué de Mgr Fellay, le 24 janvier dernier, au moment de la levée des excommunications, en donne une idée précise. Dans l'un, il écrivait : «Nous acceptons et faisons nôtres tous les conciles jusqu'à Vatican II, au sujet duquel nous émettons des réserves.» Dans le communiqué rectificatif, daté du même jour, il écrivait : «Nous acceptons et faisons nôtres tous les conciles jusqu'à Vatican I. Mais nous ne pouvons qu'émettre des réserves au sujet du concile Vatican II.»