SOURCE - Geffroy Christophe - La Nef n°218 de septembre 2010
Le motu proprio Summorum Pontificum est entré en vigueur il y a trois ans. Plutôt qu’un bilan, nous proposons une réflexion sur sa réception difficile dans l’Église de France.
Le 14 septembre marque le troisième anniversaire de l’entrée en vigueur du motu proprio Summorum Pontificum. Benoît XVI a souhaité qu’un bilan soit tiré après cette période et, les évêques ayant dû adresser leur propre bilan à Rome, peut-être le pape en dégagera-t-il des conclusions dans un prochain document officiel ; on évoque depuis longtemps aussi un texte interprétatif de la Commission Ecclesia Dei qui pourrait être publié à l’automne. Rien n’étant encore venu de Rome, est-il opportun d’aborder un sujet aussi sensible, où il est bien difficile de susciter l’unanimité ? Je pense qu’il est non seulement possible mais même souhaitable de le faire. Pourquoi ?
Parce que – il faut le dire très clairement –, règne sur ces sujets une exemplaire « langue de buis », qui finit par occulter l’appréhension de la réalité : il faut donc avoir le courage d’appeler un chat un chat, et d’essayer de voir les choses telles qu’elles sont, non dans un but polémique mais dans un esprit de service, service de la vérité qui est inséparable du service de l’Église. Ce faisant, j’ai conscience de pénétrer sur un terrain miné et de m’y engager avec mes propres analyses, dont je ne prétends nullement qu’elles soient celles de Rome, même si mon dessein est d’être aussi fidèle que possible à la lettre et à l’esprit des papes Jean-Paul II et Benoît XVI sur ces questions ; je conçois cependant fort bien que l’on puisse contester mes positions et j’invite instamment mes lecteurs à l’indulgence et, surtout, à comprendre que nous réfléchissons sur des thèmes où des analyses différentes sont possibles ; c’est bien la raison pour laquelle un débat serein est nécessaire : mais un débat ne porte des fruits que s’il se déroule dans le respect des opinions et, entre chrétiens, dans la charité (1).
Quel bilan tirer de ces trois premières années d’application du motu proprio Summorum Pontificum ? Notre objet ici n’est pas de présenter des chiffres sur l’évolution du nombre de messes célébrées dans la forme extraordinaire, mais plutôt de nous interroger sur les raisons de ce qui nous semble être une « non-réception » de ce document pontifical. Je ne nie pas les fruits positifs de ce motu proprio, et notamment le fait qu’il donne un statut officiel à la forme extraordinaire dans l’Église, et qu’il a permis à nombre de jeunes prêtres de découvrir celle-ci. Pourquoi alors une « non-réception » ?
D’un côté, force est de constater que les évêques persistent globalement à se méfier d’une mouvance traditionnelle qu’ils ne parviennent pas à considérer comme une chance pour l’Église, mais plutôt comme un boulet à gérer, un phénomène à encadrer pour, surtout, l’empêcher de se développer – alors même que l’on trouve, en proportion, plus de vocations là qu’ailleurs… en nos temps de disette, cela devrait quand même faire réfléchir ! Le trait le plus frappant est le refus très net du motu proprio sur son point central le plus original : laisser la liberté aux curés de paroisse de juger de l’opportunité de répondre aux demandes d’une messe dans la forme extraordinaire par un groupe de fidèles. Je crois que l’on peut dire que ce point-là, sauf quelques rares exceptions, n’a été appliqué dans aucun diocèse de France – cela ne signifie pas que des évêques n’aient pas, par ailleurs, répondu généreusement à la demande de leurs ouailles.
Un raidissement
Du côté de la mouvance traditionnelle, il est difficile d’évoquer une réaction uniforme, car elle est éclatée en sensibilités diverses aux analyses substantiellement divergentes sur ce sujet – sans doute cela touche-t-il davantage les prêtres que les fidèles, qui sont bien obligés, par la force des choses et de longue date, de passer pour la plupart assez souvent d’une forme à l’autre. Certes, tous se sont réjouis du motu proprio, mais sans doute certains ont-ils été déçus de voir que la volonté du pape semblait peu suivie et que les choses bougeaient trop lentement, en se heurtant toujours à l’incompréhension d’une autorité peu prompte à satisfaire des demandes dont elle ne perçoit pas le bien-fondé. Cela a sans doute contribué à durcir une minorité, encouragée par certains groupes de pression dont les méthodes très modernes relèvent davantage de l’activisme révolutionnaire que du témoignage évangélique. Ces attitudes ne sont pas de nature à atténuer la méfiance des évêques évoquée plus haut.
Elles nuisent également à ceux qui, sans bruit le plus souvent et sans grand écho médiatique, suivent l’esprit du motu proprio en travaillant à remettre la forme extraordinaire en usage dans les paroisses, pour qu’elle puisse être offerte à tous : ces derniers sont ballottés entre l’autorité, qui, le plus souvent, ne les soutient pas, et une partie des « traditionalistes » qui ne recherche pas spécialement la rencontre entre prêtres et fidèles des deux formes, et préfère des lieux de culte exclusivement dédiés à la forme extraordinaire – ce qui n’a rien d’illégitime en soi (le motu proprio évoque bien les « paroisses personnelles ») à condition que de tels lieux ne soient pas des « réduits » isolés sans lien avec le diocèse et son clergé. Dans ces conditions, non seulement les paroisses personnelles sont légitimes, mais il est aussi nécessaire que des églises, quel qu’en soit le statut, soient confiées à des Instituts Ecclesia Dei, dont la vocation est de les desservir selon leur charisme propre. Cela n’empêche pas qu’il demeure souhaitable de « désenclaver » la forme extraordinaire du seul milieu traditionaliste : non parce qu’il serait « mauvais », mais parce que cette liturgie doit pouvoir être offerte à tous et qu’il n’est pas bon d’identifier un patrimoine universel de l’Église avec une seule mouvance, qui a ses qualités mais aussi ses limites comme tout groupe particulier.
Le motu proprio, cependant, aurait dû logiquement conduire à une détente liturgique, notamment du côté des « traditionalistes », puisqu’il garantit à ces derniers la légitimité et la pérennité de leurs aspirations. Or, l’évolution chez certains d’une crispation rituelle conduisant à un rubricisme pointilleux – qui n’existait pas du temps de Mgr Lefebvre – n’a pas été arrêtée : là où prévalait auparavant une certaine « liberté », domine maintenant une intransigeance plus fidèle à la lettre qu’à l’esprit de la liturgie traditionnelle ; faire chanter ou non le Pater par l’assemblée est devenu une question capitale et ne pas suivre telle rubrique presque l’égal d’une hérésie, comme s’il existait une forme liturgique « idéale » qui devrait être figée une fois pour toutes ! Le cardinal Ratzinger a abondamment montré que l’essence de la liturgie était d’être un corps organique fruit d’un développement continu : au prétexte qu’elle ne doit pas être une fabrication artificielle à la manière d’une production technique, il ne faut pas verser dans l’excès inverse et refuser le processus vivant de croissance hors duquel le rite se sclérose pour devenir un bel objet de musée (2).
Malgré le motu proprio, on se retrouve donc dans une logique de peur et de méfiance, générant des situations absurdes où, d’un côté, un évêque refuse par idéologie de confier un ministère à un prêtre d’un Institut Ecclesia Dei dans un diocèse où les églises n’ont plus de pasteur, et où, de l’autre, un tel Institut préfère refuser un ministère parce que l’évêque demande la concélébration de la messe chrismale…
Rupture ?
Cette opposition en deux camps bien distincts conforte également l’idée de rupture dans la liturgie, à savoir que les deux missels romains sont étrangers l’un à l’autre dans leur pratique, ce qui empêche de voir la continuité fondamentale dans leur structure, et donc la possibilité d’« enrichissements mutuels » suggérés par Benoît XVI dans sa lettre aux évêques accompagnant le motu proprio. Le cardinal Canizarès, préfet de la Congrégation pour le Culte divin, est revenu lui aussi sur cet aspect fondamental : « Favoriser l’accès à la forme liturgique officielle du Rite romain jusqu’à la réforme souhaitée par le Concile Vatican II, n’est pas une concession à la nostalgie ou à l’intégrisme, c’est plutôt un pas pour favoriser la Communion ecclésiale et une aide pour orienter et mieux comprendre l’actuelle “forme ordinaire” de la Liturgie romaine selon une “herméneutique de la continuité” » (3). En dehors d’une poignée de fidèles convaincus de la justesse des analyses du pape sur cette question, on a l’impression que personne ne souhaite aller dans ce sens, celui d’une « herméneutique de la continuité » y compris en matière liturgique, les uns voulant conserver leur « liberté » de célébrer l’Ordo de Paul VI à leur façon – qui n’est pas celle de Benoît XVI –, les autres s’appliquant avant tout à garder la forme extraordinaire inchangée dans une expression arrêtée en 1962, sans rechercher la cohabitation avec quiconque pourrait avoir une pratique liturgique différente de la leur.
Pour mesurer combien cette idée de rupture est enracinée dans les esprits et les habitudes, il n’est que de constater qu’il est pratiquement impossible aujourd’hui de voir célébrer une messe de la forme ordinaire d’une façon orientée, en latin et en grégorien ! Une telle manière de célébrer la messe dite de Paul VI – qui montrerait la continuité évidente entre les deux missels – est parfaitement compatible avec le texte même de la réforme : pourquoi donc n’existe-t-elle quasiment pas (excepté dans quelques rares lieux ou abbayes), sinon parce que la mise en œuvre pratique de la réforme a été délibérément celle de la rupture avec le passé ?
Cette brutale rupture a eu un effet dévastateur en faisant perdre le sens de la liturgie, c’est-à-dire la signification de toute la symbolique qui l’accompagne, la gestion de l’espace sacré, l’importance des signes, de tout ce que l’œil, l’ouïe et l’odorat perçoivent. J’étais récemment dans un haut lieu de pèlerinage où l’on devine un souci évident de resacraliser la liturgie, avec notamment la remise à l’honneur du kyriale latin : tout cela était très sympathique, mais la perte du sens de la liturgie était là palpable, en raison, par exemple, de l’incongruité à situer la chorale au milieu du chœur devant le maître-autel (évidemment inutilisé) et les célébrants devant la chorale face au peuple alors que tout était prévu pour gérer l’espace autrement avec le maître-autel et la croix à la convergence de tous les regards ! Dans cette situation de grande misère liturgique, il faut reconnaître que les « traditionalistes » ont contribué à maintenir vivant le sens de la liturgie hérité des siècles passés : Benoît XVI en est conscient, lui qui évoquait l’ancien missel comme un point de référence stable pour toute réforme ultérieure. Et que l’on ne nous dise pas que la forme extraordinaire est devenue « inaccessible » à nos contemporains, quand nous constatons l’attirance de nombreux jeunes pour cette messe ou quand on voit dans un pays comme la Russie une nette reprise de la pratique religieuse dans une magnifique liturgique byzantine tout aussi « inaccessible » (et sans doute plus) que ne l’est une célébration de la messe tridentine.
Établir des ponts
Il est donc essentiel de revenir sur la pratique de la rupture liturgique et de créer des ponts entre prêtres et fidèles des deux formes du rite romain. Cela est notamment nécessaire pour disposer peu à peu les esprits à la « réforme de la réforme » évoquée par Benoît XVI. S’il est évident qu’elle n’est pas envisageable à court terme, il est néanmoins possible, indispensable même, de préparer le terrain. Peut-être devrait-on commencer par apprendre à célébrer la forme extraordinaire dans tous les séminaires « ordinaires » et la forme ordinaire dans tous les séminaires « extraordinaires », de façon à faire aimer les deux formes comme deux façons données par l’Église de célébrer la même messe selon le même rite romain.
Qu’il nous soit permis de conclure en suggérant quelques grands axes d’une possible « réforme de la réforme », qui pourrait s’inspirer de l’esprit de la proposition de l’abbé Bryan Houghton (4), à savoir globalement de reprendre la liturgie de la Parole de la forme ordinaire et la liturgie eucharistique de la forme extraordinaire avec les précisions suivantes (non exhaustives) :
– La liturgie serait progressivement à nouveau « orientée » à l’Est partout où cela est possible, la concélébration serait réglementée et la communion distribuée à genoux et sur la langue.
– Le calendrier liturgique et le lectionnaire (sur 3 ans) seraient ceux du nouveau missel ; certaines simplifications du nouveau calendrier pourraient être revues (on pourrait notamment réintroduire la septuagésime, l’octave de Pentecôte…).
n Il conviendrait de supprimer toutes les « options » laissées aux prêtres, notamment pour le choix de la prière eucharistique : si la « réforme de la réforme » en maintenait plusieurs (en nombre très limité), il faudrait une norme objective réglementant leur utilisation avec préférence donnée au Canon romain pour les dimanches et grandes fêtes.
– Enfin, et ce point est capital, s’il n’y avait plus qu’une forme liturgique unique (mêmes textes, même calendrier), il pourrait y avoir deux façons légitimes de la célébrer : soit à la façon « traditionnelle », tout en latin et en grégorien (Canon en silence), soit à la façon « Paul VI », en français (dont le Canon à voix haute) mais avec au moins le commun (Kyriale) en latin-grégorien pour laisser à la liturgie sa dimension universelle.
Ces propositions sont bien évidemment à discuter, à affiner, je souhaite seulement qu’elles puissent contribuer à un débat serein en sortant de toute dialectique « politique » ou idéologique opposant forcément un « vainqueur » et un « vaincu ». Et j’invite chacun à réfléchir sur le fait que nombre de catholiques qui se déchirent parfois violemment sur ces questions liturgiques sont par ailleurs très proches dans leur vision de l’Église et du monde. À notre époque de sécularisation forcée où l’Église est le dernier rempart contre les folies de la modernité, il serait peut-être bon de s’en souvenir, et d’apprendre à débattre dans la charité, il y va de notre crédibilité : « Aimez-vous les uns les autres, à ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples » (Jn 13, 34-35)…
Christophe Geffroy
(1) Pour l’attitude des prêtres et fidèles attachés à la forme extraordinaire, je renvoie à un mémorandum de Mgr Rifan, évêque de l’administration apostolique de Campos (Brésil), intitulé « Pour l’union des traditionalistes » et que nous publions intégralement en français sur notre site ; il pourrait servir de charte au monde traditionaliste.
(2) N’oublions pas que Mgr Lefebvre lui-même était conscient de certaines faiblesses du Missel de 1962 et qu’il accueillit avec joie les réformes de 1965 (cf. Itinéraires n°95 de juillet-août 1965, p. 78-79).
(3) Message du 20 avril 2010 au colloque sur le motu proprio de l’Institut du Christ Roi à Madrid le 24 avril 2010.
(4) Bryan Houghton, La paix de Mgr Forester, DMM, 1982.
Le motu proprio Summorum Pontificum est entré en vigueur il y a trois ans. Plutôt qu’un bilan, nous proposons une réflexion sur sa réception difficile dans l’Église de France.
Le 14 septembre marque le troisième anniversaire de l’entrée en vigueur du motu proprio Summorum Pontificum. Benoît XVI a souhaité qu’un bilan soit tiré après cette période et, les évêques ayant dû adresser leur propre bilan à Rome, peut-être le pape en dégagera-t-il des conclusions dans un prochain document officiel ; on évoque depuis longtemps aussi un texte interprétatif de la Commission Ecclesia Dei qui pourrait être publié à l’automne. Rien n’étant encore venu de Rome, est-il opportun d’aborder un sujet aussi sensible, où il est bien difficile de susciter l’unanimité ? Je pense qu’il est non seulement possible mais même souhaitable de le faire. Pourquoi ?
Parce que – il faut le dire très clairement –, règne sur ces sujets une exemplaire « langue de buis », qui finit par occulter l’appréhension de la réalité : il faut donc avoir le courage d’appeler un chat un chat, et d’essayer de voir les choses telles qu’elles sont, non dans un but polémique mais dans un esprit de service, service de la vérité qui est inséparable du service de l’Église. Ce faisant, j’ai conscience de pénétrer sur un terrain miné et de m’y engager avec mes propres analyses, dont je ne prétends nullement qu’elles soient celles de Rome, même si mon dessein est d’être aussi fidèle que possible à la lettre et à l’esprit des papes Jean-Paul II et Benoît XVI sur ces questions ; je conçois cependant fort bien que l’on puisse contester mes positions et j’invite instamment mes lecteurs à l’indulgence et, surtout, à comprendre que nous réfléchissons sur des thèmes où des analyses différentes sont possibles ; c’est bien la raison pour laquelle un débat serein est nécessaire : mais un débat ne porte des fruits que s’il se déroule dans le respect des opinions et, entre chrétiens, dans la charité (1).
Quel bilan tirer de ces trois premières années d’application du motu proprio Summorum Pontificum ? Notre objet ici n’est pas de présenter des chiffres sur l’évolution du nombre de messes célébrées dans la forme extraordinaire, mais plutôt de nous interroger sur les raisons de ce qui nous semble être une « non-réception » de ce document pontifical. Je ne nie pas les fruits positifs de ce motu proprio, et notamment le fait qu’il donne un statut officiel à la forme extraordinaire dans l’Église, et qu’il a permis à nombre de jeunes prêtres de découvrir celle-ci. Pourquoi alors une « non-réception » ?
D’un côté, force est de constater que les évêques persistent globalement à se méfier d’une mouvance traditionnelle qu’ils ne parviennent pas à considérer comme une chance pour l’Église, mais plutôt comme un boulet à gérer, un phénomène à encadrer pour, surtout, l’empêcher de se développer – alors même que l’on trouve, en proportion, plus de vocations là qu’ailleurs… en nos temps de disette, cela devrait quand même faire réfléchir ! Le trait le plus frappant est le refus très net du motu proprio sur son point central le plus original : laisser la liberté aux curés de paroisse de juger de l’opportunité de répondre aux demandes d’une messe dans la forme extraordinaire par un groupe de fidèles. Je crois que l’on peut dire que ce point-là, sauf quelques rares exceptions, n’a été appliqué dans aucun diocèse de France – cela ne signifie pas que des évêques n’aient pas, par ailleurs, répondu généreusement à la demande de leurs ouailles.
Un raidissement
Du côté de la mouvance traditionnelle, il est difficile d’évoquer une réaction uniforme, car elle est éclatée en sensibilités diverses aux analyses substantiellement divergentes sur ce sujet – sans doute cela touche-t-il davantage les prêtres que les fidèles, qui sont bien obligés, par la force des choses et de longue date, de passer pour la plupart assez souvent d’une forme à l’autre. Certes, tous se sont réjouis du motu proprio, mais sans doute certains ont-ils été déçus de voir que la volonté du pape semblait peu suivie et que les choses bougeaient trop lentement, en se heurtant toujours à l’incompréhension d’une autorité peu prompte à satisfaire des demandes dont elle ne perçoit pas le bien-fondé. Cela a sans doute contribué à durcir une minorité, encouragée par certains groupes de pression dont les méthodes très modernes relèvent davantage de l’activisme révolutionnaire que du témoignage évangélique. Ces attitudes ne sont pas de nature à atténuer la méfiance des évêques évoquée plus haut.
Elles nuisent également à ceux qui, sans bruit le plus souvent et sans grand écho médiatique, suivent l’esprit du motu proprio en travaillant à remettre la forme extraordinaire en usage dans les paroisses, pour qu’elle puisse être offerte à tous : ces derniers sont ballottés entre l’autorité, qui, le plus souvent, ne les soutient pas, et une partie des « traditionalistes » qui ne recherche pas spécialement la rencontre entre prêtres et fidèles des deux formes, et préfère des lieux de culte exclusivement dédiés à la forme extraordinaire – ce qui n’a rien d’illégitime en soi (le motu proprio évoque bien les « paroisses personnelles ») à condition que de tels lieux ne soient pas des « réduits » isolés sans lien avec le diocèse et son clergé. Dans ces conditions, non seulement les paroisses personnelles sont légitimes, mais il est aussi nécessaire que des églises, quel qu’en soit le statut, soient confiées à des Instituts Ecclesia Dei, dont la vocation est de les desservir selon leur charisme propre. Cela n’empêche pas qu’il demeure souhaitable de « désenclaver » la forme extraordinaire du seul milieu traditionaliste : non parce qu’il serait « mauvais », mais parce que cette liturgie doit pouvoir être offerte à tous et qu’il n’est pas bon d’identifier un patrimoine universel de l’Église avec une seule mouvance, qui a ses qualités mais aussi ses limites comme tout groupe particulier.
Le motu proprio, cependant, aurait dû logiquement conduire à une détente liturgique, notamment du côté des « traditionalistes », puisqu’il garantit à ces derniers la légitimité et la pérennité de leurs aspirations. Or, l’évolution chez certains d’une crispation rituelle conduisant à un rubricisme pointilleux – qui n’existait pas du temps de Mgr Lefebvre – n’a pas été arrêtée : là où prévalait auparavant une certaine « liberté », domine maintenant une intransigeance plus fidèle à la lettre qu’à l’esprit de la liturgie traditionnelle ; faire chanter ou non le Pater par l’assemblée est devenu une question capitale et ne pas suivre telle rubrique presque l’égal d’une hérésie, comme s’il existait une forme liturgique « idéale » qui devrait être figée une fois pour toutes ! Le cardinal Ratzinger a abondamment montré que l’essence de la liturgie était d’être un corps organique fruit d’un développement continu : au prétexte qu’elle ne doit pas être une fabrication artificielle à la manière d’une production technique, il ne faut pas verser dans l’excès inverse et refuser le processus vivant de croissance hors duquel le rite se sclérose pour devenir un bel objet de musée (2).
Malgré le motu proprio, on se retrouve donc dans une logique de peur et de méfiance, générant des situations absurdes où, d’un côté, un évêque refuse par idéologie de confier un ministère à un prêtre d’un Institut Ecclesia Dei dans un diocèse où les églises n’ont plus de pasteur, et où, de l’autre, un tel Institut préfère refuser un ministère parce que l’évêque demande la concélébration de la messe chrismale…
Rupture ?
Cette opposition en deux camps bien distincts conforte également l’idée de rupture dans la liturgie, à savoir que les deux missels romains sont étrangers l’un à l’autre dans leur pratique, ce qui empêche de voir la continuité fondamentale dans leur structure, et donc la possibilité d’« enrichissements mutuels » suggérés par Benoît XVI dans sa lettre aux évêques accompagnant le motu proprio. Le cardinal Canizarès, préfet de la Congrégation pour le Culte divin, est revenu lui aussi sur cet aspect fondamental : « Favoriser l’accès à la forme liturgique officielle du Rite romain jusqu’à la réforme souhaitée par le Concile Vatican II, n’est pas une concession à la nostalgie ou à l’intégrisme, c’est plutôt un pas pour favoriser la Communion ecclésiale et une aide pour orienter et mieux comprendre l’actuelle “forme ordinaire” de la Liturgie romaine selon une “herméneutique de la continuité” » (3). En dehors d’une poignée de fidèles convaincus de la justesse des analyses du pape sur cette question, on a l’impression que personne ne souhaite aller dans ce sens, celui d’une « herméneutique de la continuité » y compris en matière liturgique, les uns voulant conserver leur « liberté » de célébrer l’Ordo de Paul VI à leur façon – qui n’est pas celle de Benoît XVI –, les autres s’appliquant avant tout à garder la forme extraordinaire inchangée dans une expression arrêtée en 1962, sans rechercher la cohabitation avec quiconque pourrait avoir une pratique liturgique différente de la leur.
Pour mesurer combien cette idée de rupture est enracinée dans les esprits et les habitudes, il n’est que de constater qu’il est pratiquement impossible aujourd’hui de voir célébrer une messe de la forme ordinaire d’une façon orientée, en latin et en grégorien ! Une telle manière de célébrer la messe dite de Paul VI – qui montrerait la continuité évidente entre les deux missels – est parfaitement compatible avec le texte même de la réforme : pourquoi donc n’existe-t-elle quasiment pas (excepté dans quelques rares lieux ou abbayes), sinon parce que la mise en œuvre pratique de la réforme a été délibérément celle de la rupture avec le passé ?
Cette brutale rupture a eu un effet dévastateur en faisant perdre le sens de la liturgie, c’est-à-dire la signification de toute la symbolique qui l’accompagne, la gestion de l’espace sacré, l’importance des signes, de tout ce que l’œil, l’ouïe et l’odorat perçoivent. J’étais récemment dans un haut lieu de pèlerinage où l’on devine un souci évident de resacraliser la liturgie, avec notamment la remise à l’honneur du kyriale latin : tout cela était très sympathique, mais la perte du sens de la liturgie était là palpable, en raison, par exemple, de l’incongruité à situer la chorale au milieu du chœur devant le maître-autel (évidemment inutilisé) et les célébrants devant la chorale face au peuple alors que tout était prévu pour gérer l’espace autrement avec le maître-autel et la croix à la convergence de tous les regards ! Dans cette situation de grande misère liturgique, il faut reconnaître que les « traditionalistes » ont contribué à maintenir vivant le sens de la liturgie hérité des siècles passés : Benoît XVI en est conscient, lui qui évoquait l’ancien missel comme un point de référence stable pour toute réforme ultérieure. Et que l’on ne nous dise pas que la forme extraordinaire est devenue « inaccessible » à nos contemporains, quand nous constatons l’attirance de nombreux jeunes pour cette messe ou quand on voit dans un pays comme la Russie une nette reprise de la pratique religieuse dans une magnifique liturgique byzantine tout aussi « inaccessible » (et sans doute plus) que ne l’est une célébration de la messe tridentine.
Établir des ponts
Il est donc essentiel de revenir sur la pratique de la rupture liturgique et de créer des ponts entre prêtres et fidèles des deux formes du rite romain. Cela est notamment nécessaire pour disposer peu à peu les esprits à la « réforme de la réforme » évoquée par Benoît XVI. S’il est évident qu’elle n’est pas envisageable à court terme, il est néanmoins possible, indispensable même, de préparer le terrain. Peut-être devrait-on commencer par apprendre à célébrer la forme extraordinaire dans tous les séminaires « ordinaires » et la forme ordinaire dans tous les séminaires « extraordinaires », de façon à faire aimer les deux formes comme deux façons données par l’Église de célébrer la même messe selon le même rite romain.
Qu’il nous soit permis de conclure en suggérant quelques grands axes d’une possible « réforme de la réforme », qui pourrait s’inspirer de l’esprit de la proposition de l’abbé Bryan Houghton (4), à savoir globalement de reprendre la liturgie de la Parole de la forme ordinaire et la liturgie eucharistique de la forme extraordinaire avec les précisions suivantes (non exhaustives) :
– La liturgie serait progressivement à nouveau « orientée » à l’Est partout où cela est possible, la concélébration serait réglementée et la communion distribuée à genoux et sur la langue.
– Le calendrier liturgique et le lectionnaire (sur 3 ans) seraient ceux du nouveau missel ; certaines simplifications du nouveau calendrier pourraient être revues (on pourrait notamment réintroduire la septuagésime, l’octave de Pentecôte…).
n Il conviendrait de supprimer toutes les « options » laissées aux prêtres, notamment pour le choix de la prière eucharistique : si la « réforme de la réforme » en maintenait plusieurs (en nombre très limité), il faudrait une norme objective réglementant leur utilisation avec préférence donnée au Canon romain pour les dimanches et grandes fêtes.
– Enfin, et ce point est capital, s’il n’y avait plus qu’une forme liturgique unique (mêmes textes, même calendrier), il pourrait y avoir deux façons légitimes de la célébrer : soit à la façon « traditionnelle », tout en latin et en grégorien (Canon en silence), soit à la façon « Paul VI », en français (dont le Canon à voix haute) mais avec au moins le commun (Kyriale) en latin-grégorien pour laisser à la liturgie sa dimension universelle.
Ces propositions sont bien évidemment à discuter, à affiner, je souhaite seulement qu’elles puissent contribuer à un débat serein en sortant de toute dialectique « politique » ou idéologique opposant forcément un « vainqueur » et un « vaincu ». Et j’invite chacun à réfléchir sur le fait que nombre de catholiques qui se déchirent parfois violemment sur ces questions liturgiques sont par ailleurs très proches dans leur vision de l’Église et du monde. À notre époque de sécularisation forcée où l’Église est le dernier rempart contre les folies de la modernité, il serait peut-être bon de s’en souvenir, et d’apprendre à débattre dans la charité, il y va de notre crédibilité : « Aimez-vous les uns les autres, à ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples » (Jn 13, 34-35)…
Christophe Geffroy
(1) Pour l’attitude des prêtres et fidèles attachés à la forme extraordinaire, je renvoie à un mémorandum de Mgr Rifan, évêque de l’administration apostolique de Campos (Brésil), intitulé « Pour l’union des traditionalistes » et que nous publions intégralement en français sur notre site ; il pourrait servir de charte au monde traditionaliste.
(2) N’oublions pas que Mgr Lefebvre lui-même était conscient de certaines faiblesses du Missel de 1962 et qu’il accueillit avec joie les réformes de 1965 (cf. Itinéraires n°95 de juillet-août 1965, p. 78-79).
(3) Message du 20 avril 2010 au colloque sur le motu proprio de l’Institut du Christ Roi à Madrid le 24 avril 2010.
(4) Bryan Houghton, La paix de Mgr Forester, DMM, 1982.