SOURCE - Abbé Ph. Laguérie - 2 août 2013
J’avais beau savoir que cela finirait par arriver, je ne parviens pas à me faire à l’idée que « notre » grand Madiran a quitté l’Eglise militante pour la triomphante !
J’avais beau savoir que cela finirait par arriver, je ne parviens pas à me faire à l’idée que « notre » grand Madiran a quitté l’Eglise militante pour la triomphante !
D’autant que je savais, par l’une ou l’autre de ses réflexions, qu’il redoutait fort cet universel héritage d’Adam. Non pas qu’il eût plus à craindre qu’un autre le jugement de Dieu, au contraire. Mais il était tellement attaché à cette vie, à ses joies, à ses combats, à l’avenir de nos patries charnelles qu’il trouvait bien court l’espace de temps que son âge avancé lui ménageait encore. Tout comme David en sorte : « Non mortui laudabunt te, Domine…Ce ne sont pas les morts qui peuvent vous louer, Seigneur ; mais c’est nous, qui vivons, qui Te bénissons ».
Car la vertu dominante de cet homme singulier était la piété, tous azimuts par définition, envers tous ceux, rois, philosophes, artistes, moines et saints qui ont bâti notre France et notre Europe chrétiennes. Je l’entends encore, au séminaire d’Ecône dans les années de ma formation (73-79) nous commenter la IIa IIae (deuxième partie de la Somme Théologique de Saint Thomas, sur les vertus) et s’étonnant avec malice que nous la connaissions si peu quand lui manifestement en déroulait sans note ni papier les ressorts les plus subtils. « Si vous n’y avez pas encore pris goût, il vous faut travailler davantage ! ».
Le respect qu’il avait pour les prêtres était simplement bouleversant, quoiqu’il sût empoigner avec vigueur et terrasser en ses polémiques les freluquets qui se croient intelligents de ce seul fait. Descendant de la gare Montparnasse pour aller déjeuner avec cet immense philosophe, il me prit ma valise sur le quai et la porta lui-même jusqu’au restaurant. J’avais environ 35 ans, c’est donc qu’il en avait 70. Et quand je voulus me ressaisir de mon bagage il le serra plus fort en me disant, avec son regard si puissant mais désarmant de bonté : « Monsieur l’abbé, vous êtes prêtre, n’est-ce pas, et c’est un honneur pour moi ». Inutile de préciser que le bouillant curé de Saint Nicolas n’en menait pas large…
Madiran c’est une pensée, c’est une plume, c’est un cœur à fleur de peau, c’est la Foi à l’état pur, peut être un saint…Je parle volontairement de lui au présent parce que je sais qu’il est et restera parmi nous. Son action intellectuelle et morale, sa lucidité, son goût, sa finesse marquent sans retour ceux qui veulent continuer de penser catholique. En discussion avec lui sur le délire des années 70, le concile cataclysmique et le marxisme presque universel des évêques français de l’époque, je cherche en lui une polémique plus directe pour dénoncer les loups. Mais il lève les bras au ciel et me glisse gentiment : « Passé ce stade, M. l’abbé, il ne reste que la Foi ».
C’est Madiran qui a maintenu intacte la notion, pourtant élémentaire, du droit naturel. Les évêques de l’époque contestaient ouvertement jusqu’à son existence, tel ce Cardinal Marty qui ironisait sur « ce fameux droit naturel ».
C’est Madiran qui a brandi et exigé face aux évêques les trois remparts de la Foi de toujours : « Rendez-nous l’Ecriture, le catéchisme et la messe ». Et non pas seulement la dernière, comme un regard purement médiatique aurait tendance à le réduire. En sa fulgurante lucidité, Madiran a saisi d’instinct que la raréfaction de la Tradition orale authentique exigeait le maintien de l’Ecriture Sainte (La deuxième source de la Révélation) dans sa teneur vigoureuse et que sa falsification bien avancée (Cf. la scandaleuse traduction de l’épître des Rameaux) fermait tout accès à la vraie Foi. Il a saisi également que la désertification des catéchismes catholiques, à l’époque où les évêques ne laissaient aux petits français que le choix entre la peste et le choléra, j’ai nommé « les parcours » et « Pierres vivantes », tous deux notoirement hérétiques (Exemple : l’Ascension du Seigneur n’était plus « qu’une image pour dire que » et n’était plus un fait historique lequel constitue cependant un des trois mystères de la messe et de notre salut) constituait l’enjeu le plus décisif de l’avenir du catholicisme français. A quoi bon maintenir les mystères de la messe pour des petits qui ne sauraient ni l’existence de Dieu ni la divinité de son Fils Jésus ?
Madiran, c’est la juste indignation et la sainte colère, toujours mesurées et respectueuses, face aux affirmations les plus ahurissantes de la hiérarchie catholique. Paul VI à l’ONU en 1965 déclarant avoir plus que quiconque le culte de l’homme. Ou le même pape consacrant son concile comme plus important que celui (Nicée) qui, en 325, définit solennellement la divinité du Christ Jésus. Ce même Madiran a toujours combattu la traduction du consubstantiel par ce « de même nature » fadasse et hérétique si l’on veut bien se donner la peine de comprendre qu’il y a deux natures dans le second (même ressemblantes) tandis qu’il n’y en a qu’une dans le premier…Ce qui est la seule manière d’exprimer rigoureusement, sans polythéisme ni subordinatianisme arien, que le Fils est Dieu tout comme son père quoique justement ils ne soient qu’un seul Dieu.
Madiran maniait plus qu’aucun autre la rigueur d’écriture et la précision du langage, philosophique ou théologique. Il savait éclairer avec facilité et faire comprendre avec simplicité les vérités les plus hautes. Et comme tout bon chrétien aime forcément cette clarté du verbe qui dit ce qui est, ni plus ni moins (Est est, Non non, qui aurait bien pu être sa devise) nous aimons toujours lire et relire, sans fatigue et pour la joie de l’esprit cet éclairage serein et réconfortant.
Dans les années terribles du Concile, quand la voix de Mgr Lefebvre ne s’était pas encore levée, quand les rugissements de l’abbé de Nantes, pour justes qu’ils fussent en grande partie, nous inquiétaient déjà par la mégalomanie irréversible du personnage (Comme nous avions raison de nous méfier !), quand la puissance oratoire de Jean Ousset ou de Gustave Thibon nous enflammait sans que leur discours puisse jamais élucider la moindre question théologique, nous étions presque des brebis sans pasteur. Mais, en toute nouvelle question, mon père avait coutume de dire : « On verra bien ce qu’en dit Madiran » ! Et Itinéraire arrivait enfin par la poste et avec elle la clarté et la paix.
Avec ce zeste de polémique sérieuse et constructive qui ne manquait pas de rythmer notre lecture, nous découvrions avec enchantement cette mélodie unique de la vérité catholique dans l’harmonie irrésistible de sa Tradition.
Madiran est et restera le modèle de la juste mesure intellectuelle. Dans sa quête pourtant immense de vérité il savait s’arrêter, comme saint Thomas, avant d’abîmer le mystère et par curiosité malsaine produire des conclusions hasardeuses. Dans la plus ardente polémique (et quel polémiste dans la plus grande tradition chrétienne des pères de l’Eglise, de saint François de Sales, de Louis Veuillot !) il conservait ce respect non seulement de la personne, qui passait cependant un bien mauvais quart d’heure, mais aussi des rouages de sa pensée qu’il ne trafiquait jamais.
Un dernier mot sur sa persévérance qui est la signature de Dieu sur sa prédestination. Né en 1920 Madiran est le penseur chrétien qui fait la jonction entre les grands écrivains catholiques du début du XXème siècle (Les Péguy, Maritain, Maurras etc.) et notre époque malheureuse d’effroyable disette intellectuelle. C’est le vide de la pensée qui fait les cataclysmes les plus dévastateurs comme, par exemple, le désert intellectuel du XVIIIème siècle où, faute du moindre penseur catholique, des libertins imbéciles s’autoproclament philosophes sans faire rigoler qui que ce soit et nous concoctent la Révolution qu’on sait.
Mais dire la vérité, presque seul, pendant près d’un siècle sans tomber dans l’excès d’aucune sorte, avec sérénité, profondeur et charité ne suppose pas seulement la très brillante intelligence que nous connaissons à Jean Madiran. Cela suppose, avec, une profonde humilité et une piété (au sens que j’ai dit) simplement exceptionnelles.
Il m’arrive de prier Dieu, dans ma naïveté, qu’Il nous envoie dare-dare une autre Jeanne d’Arc. Je sais que Dieu ne se répète jamais, ne repasse pas des plats aussi exceptionnels, qu’Il inventera autre chose et que pas plus qu’une autre Jeanne nous ne retrouverons un autre Madiran.
Nous avons passé sans périr les heures les plus sombres de l’histoire de l’Eglise grâce à sa sereine lucidité : Merci.
Notre grand Madiran repose. Au travail !