SOURCE - Paix Liturgique - lettre n°399 - 6 août 2013
Argument cher à Benoît XVI, le rapport entre la beauté et l’expression de la foi est souvent à l’honneur des conférences liturgiques internationales, avec malheureusement peu de fruit constatable. En France, où tout est toujours plus idéologique, ce rapport est rarement objet de recherche et de discussion mais plutôt de provocations plus dures qu’ailleurs, comme celles de Serrano et de Castellucci l’ont illustré. Il faut dire que de nombreux ecclésiastiques – bien encouragés par les officines de la culture d’État –, quand on leur demandait leur avis – ce qui est de moins en moins le cas (voir la récente affaire d’un tournage à sujet « religieux », particulièrement scandaleux, imposé au curé de l’église militaire du Val-de-Grâce) –, se sont faits les promoteurs convaincus du plus désacralisant des arts contemporains. Comme dans le domaine de l’art en général, il s’agit de subvertir un cadre esthétique classique par des œuvres contemporaines dont la signification provocatrice intrinsèque (dans le cas de l’art sacré, directement sacrilège) est ainsi démultipliée par l’outrage fait à l’écrin dans lequel elles sont perpétrées (en l’espèce église, cathédrale).
Argument cher à Benoît XVI, le rapport entre la beauté et l’expression de la foi est souvent à l’honneur des conférences liturgiques internationales, avec malheureusement peu de fruit constatable. En France, où tout est toujours plus idéologique, ce rapport est rarement objet de recherche et de discussion mais plutôt de provocations plus dures qu’ailleurs, comme celles de Serrano et de Castellucci l’ont illustré. Il faut dire que de nombreux ecclésiastiques – bien encouragés par les officines de la culture d’État –, quand on leur demandait leur avis – ce qui est de moins en moins le cas (voir la récente affaire d’un tournage à sujet « religieux », particulièrement scandaleux, imposé au curé de l’église militaire du Val-de-Grâce) –, se sont faits les promoteurs convaincus du plus désacralisant des arts contemporains. Comme dans le domaine de l’art en général, il s’agit de subvertir un cadre esthétique classique par des œuvres contemporaines dont la signification provocatrice intrinsèque (dans le cas de l’art sacré, directement sacrilège) est ainsi démultipliée par l’outrage fait à l’écrin dans lequel elles sont perpétrées (en l’espèce église, cathédrale).
Dans la ligne de publications concernant soit l’imposture de l’art contemporain en général, soit les violences qu’on inflige par lui au sacré, l’historien Philippe Conrad a réalisé une remarquable synthèse, très documentée, que nous sommes heureux de vous livrer cette semaine.
Philippe Conrad est professeur d’histoire, collaborateur régulier de Spectacle du Monde, intervenant régulier des universités d’été de Renaissance catholique, et désormais aux commandes de la Nouvelle Revue d’Histoire. La réflexion qu’il nous propose met l’Église de France face à ses responsabilités en matière d’abandon du sacré au profit du profane, et qui plus est du profane contemporain, quitte à finir par se faire complice de la profanation qu’il représente idéologiquement...
Philippe Conrad, comme notamment Aude de Kerros et Christine Sourgins, vise spécialement les provocations de l’art contemporain investissant le sacré. En soulignant que les clercs qui soutiennent cet investissement, le font par désir d’« évangéliser la culture contemporaine », sans se soucier du fait qu’elle est par nature antiévangélique. Mais à un niveau moins violent et tout aussi dévastateur, il y a la banalisation par l’adoption des formes étrangères les plus profanes. C’est ce que remarquait le directeur des Musées du Vatican, le professeur Antonio Paolucci qui, lors d’une présentation à Rome d’un ouvrage sur les églises construites dans l’Urbs depuis le Jubilé de l’an 2000 exprimait le jugement suivant : « Plus que de nouvelles églises, il semble s’agir de musées ou de grands magasins. Des lieux privés du sens du sacré, qui n’invitent pas à la méditation et sans aucune inspiration mystico-religieuse.»
En tout cela, on est très proche de la question liturgique, car l’esthétique religieuse contemporaine (qui se veut contemporaine : il faut être de son temps !) se conjugue avec une liturgie dont le principal souci est d’être contemporaine. Cette esthétique adoptée par bien des clercs, profanatrice par provocation (Le Christ sur une chaise électrique, de Gap), mais souvent par la plus plate banalisation (les fauteuils de salon contemporain dans un chœur baroque, ou le baptistère-cendrier), est-elle autre chose que du snobisme, le snobisme des clercs qui commanditent des vêtements liturgiques à André Courrèges ou Jean-Charles de Castelbajac ? Ce qui va de pair dans l’intention et dans la réalisation avec une liturgie qui s’est mondanisée, pour être « de son temps ». Avec un grand nombre de degrés du côté de l’art et du côté de la liturgie, on peut dire qu’à un art sacré de la disparition de Dieu correspond une liturgie de la disparition du dogme.
« Elles ressemblent à des entrepôts » Controverse au Vatican sur les églises conçues par des architectes « superstars » (La Republica, 16 mai 2013) |
LE TEXTE DE PHILIPPE CONRAD
Comment l’art contemporain a investi le domaine du sacré catholique...
Au cours des dernières années, le grand public a pu constater la présence toujours plus envahissante de « l’art contemporain », installé à grand renfort de « communication » au Louvre ou à Versailles. Les visiteurs du palais de Louis XIV ont ainsi subi le spectacle du Lapin gonflable de Jeff Koons, artiste préféré de l’escroc Bernard Madoff et protégé du mécène François Pinault, avant de découvrir, incrédules, les « installations » du Japonais Takashi Murakami. Ils ont échappé de justesse à La Fiancée de Joanna Vasconcelos – un lustre composé de tampons hygiéniques que cette artiste, militante féministe, s’est indignée de voir censurée – mais ils n’ont pas eu la même chance au Louvre, avec les cochons tatoués du Belge Wim Delvoye... spécialisé depuis dans le « lancer de chats»...
Il est inutile de préciser que toute manifestation de scepticisme ou toute tentative de critique ne peut que témoigner de l’ignorance ou des réflexes « populistes » d’un public rétif à la nouveauté, demeuré attaché à une vision désormais anachronique du Beau et du Vrai. Les défenseurs de « l’art contemporain », l’AC, entendent en effet lui réserver le monopole de la production artistique d’aujourd’hui. Par une habile manipulation sémantique, cet « Art », consacré par le seul marché et demeuré largement ignoré du grand public réellement cultivé, est présenté comme occupant l’ensemble du champ de la production artistique, toute tentative dissidente ne pouvant que révéler des nostalgies suspectes ou tombant sous l’accusation de passéisme ringard.
Depuis le célèbre Urinoir de Marcel Duchamp, l’art « conceptuel » privilégie le détournement critique ou subversif et entend « donner à penser » en proposant une incertaine polysémie, selon laquelle c’est le « regardeur » qui décide du sens à donner à « l’œuvre » et participe ainsi à sa création – tout autant que le « plasticien », terme désormais préféré à ceux de peintre, d’artiste ou de sculpteur... Il n’est guère difficile de distinguer, au-delà de ce discours parfaitement convenu, la réalité d’un système réunissant dans leur commun intérêt collectionneurs, galeristes, « artistes », marchands d’art et médias spécialisés, le tout constituant le « milieu » dont la bénédiction est indispensable à la reconnaissance des « productions » et de leur « pertinence ». Les réseaux concernés fonctionnent par cooptation, en liaison avec le clergé culturel des « inspecteurs de la création » qui, mis en place à partir de 1982 par le Ministère de la rue de Valois alors occupé par Jack Lang, définissent aujourd’hui ce que doit être « l’art officiel ».
Devenu l’objet d’une spéculation financière profitable à tous les acteurs du système ainsi mis en place, « l’art contemporain » s’inscrit donc dans un espace clos dans lequel le goût du public n’a guère à voir, malgré le matraquage publicitaire dont bénéficient ses « créateurs » dans les grands médias institutionnels. La consécration du marché planétaire, mis en place de Londres à New York en passant désormais par Doha et Hong Kong, suffit à la justification des « œuvres » qui s’accumulent dans les musées privés tels que celui ouvert à Venise par François Pinault, dans les bâtiments de l’ancienne Dogana, ou dans les Fonds Régionaux d’Art Contemporain où elles sont réunies par les bureaucrates de l’Administration culturelle. Le recours au scandale et à la provocation se révèle certes indispensable à la notoriété des « artistes » concernés mais c’est la logique financière inspirant les différents acteurs du système, soucieux de voir prospérer la valeur de ce « capital » – échappant, en France, à l’impôt sur la fortune – qui commande avant tout leur légitimation.
Les réactions n’ont certes pas manqué et nombre d’observateurs et de critiques indépendants ont dénoncé la connivence de la finance cosmopolite et de la nomenklatura médiatique au service de la promotion d’un « art » propre à abuser les Trissotins contemporains, d’autant plus déterminés à défendre n’importe quoi qu’ils savent leur langue de bois et leur semblant d’autorité dangereusement menacés par tous ceux qui refusent de se laisser abuser. Dès les années 1990, Kostas Mavrakis et, surtout, Jean Baudrillard – dans un texte paru dans Libération en 1996 – jettent les premiers pavés dans la mare, mais le concert de protestations indignées qui leur répond ne suffit pas à dissuader les rebelles, parmi lesquels Renaud Camus, dans sa Grande Déculturation publiée en 2008, Marc Fumaroli et, surtout, Jean Clair, ancien directeur du Musée Picasso, l’un des plus éminents historiens d’art du moment dont L’hiver de la culture, paru en 2011, sonne la charge contre les escroqueries de « l’art contemporain ».
Longtemps occultée du fait de l’indifférence ambiante, la subversion opérée dans le domaine bien particulier de l’art sacré est apparue au grand jour ces dernières années, quand certains événements ont été fortement médiatisés. À l’automne de l’année 2011, les réactions suscitées par l’affaire Piss Christ (l’exposition en Avignon d’une effigie du Christ baignant dans l’urine, due à Andres Serrano), par la représentation de pièces telles que Sur le concept du visage du fils de Dieu de Romeo Castellucci ou Golgota Picnic ont donné une visibilité inédite aux transgressions quasi institutionnelles qui sont censées légitimer, au prix du scandale, un art contemporain en quête éperdue de reconnaissance. Il n’y avait en effet là rien de bien nouveau et Aude de Kerros – qui livre depuis plusieurs années un combat courageux contre le mensonge consubstantiel à « l’art contemporain » – a patiemment recensé en amont les multiples transgressions engagées, avec la complicité d’un certain, clergé, pour donner aux « artistes » concernés, dans l’ordre du sacré, un semblant de légitimité. On peut ainsi avancer quelques exemples particulièrement significatifs. En 1998, la Holy Virgin de Chris Ofili apparaît maculée de bouses de vache et couverte d’images de sexes féminins découpées dans des magazines pornographiques... Le sanctuaire vendéen de Notre-Dame des Gardes accueille ainsi en 2001 un Miracle des antibiotiques se résumant à « l’installation » d’une châsse bourrée de fioles et de médicaments, faisant face à celle du saint guérisseur honoré localement depuis des siècles... La même année, Faust Cardinali présente à Saint-Sulpice – sous le titre Baptême (une affaire liquide) – sa «machine à baptiser» qui laisse couler un liquide plastifiant assimilé au sperme de Dieu... Les fidèles intéressés pouvaient, pour la somme de quinze cents euros, placer leurs certificats de baptême sous cet échafaudage de quatre mètres, les documents ainsi sanctifiés par la semence divine se transformant eux-mêmes en « œuvres d’art »... Lors des fêtes de Pâques 2009, Le Christ sur une chaise électrique de Paul Fryer était installé dans la cathédrale de Gap, avec la bénédiction de l’évêque du lieu, Monseigneur Di Falco. Plus récemment, le journaliste Laurent Dandrieu signalait, dans Valeurs Actuelles, la présentation, au Collège des Bernardins, de Bouquet final, « un échafaudage de chantier noyé sous un flot constamment renouvelé de produit de vaisselle » – susceptible de favoriser « une réflexion sur la fragilité et la brièveté de la vie » – une « œuvre » censée encourager l’Église à « ouvrir le dialogue avec la modernité ». Des « expériences » dont on peut penser qu’elles ont de quoi, quand elles ne suscitent pas un agacement ou une colère légitimes, laisser le public parfaitement indifférent. Qu’à cela ne tienne, il suffit de les confronter aux chefs-d’œuvre de notre patrimoine artistique pour contraindre les réfractaires à les regarder. On a ainsi vu Adel Abdessemed, artiste algérien protégé de François Pinault, installer ses Christ sur la Croix faits de fil de fer barbelé à côté de la Crucifixion de Grünewald...
Le public et les fidèles ont pu s’étonner de la complaisance ainsi manifestée par un certain clergé, curieusement réceptif à un « art contemporain » porteur de provocation et de scandale. Il n’y a là, en fait, rien de bien surprenant si l’on prend la peine de refaire l’histoire de ce compagnonnage inattendu, de distinguer les étapes qui ont, depuis longtemps, préparé cet investissement du domaine de l’art sacré par les « créateurs » issus d’un milieu artistique en quête de légitimité, quels que soient les efforts déployés par les pouvoirs publics pour faire de « l’art conceptuel » le nouvel art officiel, et par les collectionneurs pour préserver la cote de leur précieux capital.
Tout commence dans les années soixante, quand l’État, à travers le Ministère de la Culture confié à André Malraux, s’investit de nouveau dans le monde de l’art, mais c’est en 1982, sous l’égide de Jack Lang, que s’installe une véritable bureaucratie « d’inspecteurs de la création » qui, par le biais des commandes d’État et la création de diverses institutions, vient s’inscrire dans le paysage du marché de l’art international et établir le caractère désormais « officiel » d’un « art contemporain » qui, à travers la médiation de l’État, va être en mesure d’investir les sanctuaires et d’apporter un souffle nouveau à l’art sacré. Dans le même temps, l’Église catholique issue du concile Vatican II renie une partie de son patrimoine, perçue comme la manifestation d’une religion triomphaliste ou dominatrice devenue incompatible avec le souci de pauvreté et d’ouverture à la société qui anime désormais les clercs.
La mort, en 1954, du père Couturier, initiateur d’une Revue d’Art Sacré avait déjà marqué la fin d’une époque. L’Église postconciliaire, attachée au démantèlement de la liturgie traditionnelle, est mûre pour être instrumentalisée par un État bailleur de fonds dont les représentants entendent bien imposer une conception de l’art en accord avec celle qui prévaut alors dans les milieux « d’avant-garde ». C’est à cette époque que l’État confie à des artistes en vogue le remplacement des vitraux de nombreux sanctuaires. Parmi les tenants de l’abstraction, Manessier, Villon, Le Moal ou Vieira da Silva sont ainsi mobilisés, mais il en va de même de Marc Chagall, demeuré fidèle à la peinture figurative. C’est en 1975 que commence l’intrusion de « l’art contemporain » dans les lieux de culte, quand un fonctionnaire du Centre Beaubourg, Dominique Bozo, fait intervenir J.P. Reynaud à l’abbaye de Noirlac. L’artiste ignore tout du lieu et de sa signification mais cela n’a guère d’importance car les formules minimalistes qu’il retient font que le public ignore l’existence de « l’œuvre » ainsi présentée. Les commandes qui vont suivre n’imposent aucun programme iconographique en relation avec les lieux concernés, où les images sont pourtant censées participer à l’enseignement des mystères et à la liturgie, tout en contribuant à la beauté du sanctuaire. C’est en dehors de tout contrôle ecclésial que sont ainsi réalisés en 1977 les vitraux de la cathédrale de Nevers, et les protestations des fidèles n’ébranlent aucunement la passivité de l’évêque...
Les choses se précisent quand Jack Lang établit en 1982 de nouvelles structures telles que le Fonds national et les Fonds Régionaux d’Art Contemporain, en même temps qu’il crée des « inspecteurs et conseillers à la création » dont l’un des objectifs sera de légitimer l’art contemporain en l’imposant dans les espaces sacrés. Une politique dont la manifestation la plus spectaculaire demeure la construction, en 1987, de la cathédrale d’Évry. Le terrain a été préparé en amont avec la reparution, en 1984, des Cahiers d’Art Sacré disparus vingt ans plus tôt. La situation évolue ensuite rapidement. Monseigneur Lustiger, archevêque de Paris, s’interroge dès 1989, à propos des relations à établir entre « art, culture et foi » et, la même année, le curé de Saint-Eustache crée la galerie « Forum Saint-Eustache » dans les bâtiments de son église. C’est en 1990 qu’intervient la naissance de la galerie Saint-Séverin, appelée elle aussi à mettre en scène l’art contemporain. Quatre ans plus tard, Boltanski est accueilli à Saint-Eustache. Dès 1993, le Musée des Années Trente de Boulogne-Billancourt consacrait une exposition à « l’Art sacré au XXe siècle », dans laquelle le public pouvait découvrir une œuvre de Claude Rutault quelque peu insolite puisqu’il s’agissait d’une toile retournée face au mur dont le spectateur ne voyait ainsi qu’un châssis en forme de croix.
En 1996, le cardinal Lustiger organise au couvent des Cordeliers une exposition intitulée « Les formes de l’invisible ». C’est l’occasion d’exprimer dans le catalogue une déclaration d’intentions parfaitement claire. Il s’agit en effet de « montrer au public le plus averti comme aux simples amateurs, la proximité de la foi chrétienne avec la ferveur radicale qui anime la création artistique dans son excellence... Il faut donc effacer les malentendus de toute nature qui, depuis plus d’un siècle, ont séparé les créateurs tournés vers l’essentiel de leur message, d’un public plus ou moins frustré de l’image littérale. » Commissaire de l’exposition, Christine Buci-Glucksmann insiste sur le fait que « l’expression du vide et de l’écart sans remède » correspond à une nouvelle forme de sacré et de transcendant. Le visiteur pouvait découvrir, lors de cette manifestation, une « œuvre » de François Bouillon intitulée « Être tas Maria » présentant de loin la silhouette d’une Vierge assise mais se révélant être la représentation d’un étron, ce que le catalogue justifie en faisant valoir que « l’excrément est lié au primitif, à la terre, à la Vierge Mère », l’œuvre concernée exprimant « le passage de la multiplicité de l’être à l’unité du tas... ».
Faisant écho à la création en 1982, à l’initiative du pape Jean Paul II, du Conseil Pontifical de la Culture, la Conférence des évêques de France réunie annuellement à Lourdes affirme en 1997 l’intention de l’épiscopat d’élaborer une authentique politique culturelle, visant à l’évangélisation des intellectuels et des artistes. C’est dans la perspective de ce projet que vient s’inscrire le voyage organisé à New-York l’année suivante, pour permettre aux représentants de l’Église de mieux se familiariser avec l’art contemporain. Un voyage à l’issue duquel l’abbé Pousseur peut affirmer que « l’œuvre de Serrano (l’auteur du Piss Christ) est porteuse de lumière ». Les conditions sont alors réunies pour que s’élabore, au cours des années suivantes, une véritable théorie de l’art sacré contemporain, présenté par le théologien Jérôme Alexandre – devenu depuis responsable du « département d’art contemporain » du Collège des Bernardins – comme « un vis-à-vis essentiel de la foi, comme un accomplissement de l’esprit du christianisme...».
Monseigneur Rouet, l’un des plus militants des prélats engagés en faveur de cette grande cause, publie en 2003 L’Église et l’art d’avant-garde. De la provocation au dialogue ». Son principal interlocuteur, Gilbert Brownstone, se félicitant de « l’ouverture d’esprit des évêques français » lui répond que « dans un univers en proie aux contradictions, une esthétique prônant la beauté et l’harmonie serait hypocrite. ». On est loin de la vision d’une Simone Weil convaincue que « La preuve ontologique par le beau est toujours applicable. Car le beau, c’est le réel... » Catherine Grenier, conservatrice à Beaubourg et épouse de Jérôme Alexandre se demande si « l’art contemporain est chrétien ? » et répond par l’affirmative en décrétant que « le blasphème marque la poursuite d’une relation avec le divin. ». Et Jérôme Alexandre de confirmer : « L’Art est comme un autre langage de la foi, il n’en exprime pas les idées, il en communique la substance permanente. »
Invité aux conférences de Carême de Notre-Dame, Jean de Loisy, qui interviendra également au Collège des Bernardins, est le maître d’œuvre de l’exposition « Traces du sacré », présentée au Centre Beaubourg en 2008. Celle-ci propose au public trois cent cinquante œuvres réalisées par deux cents artistes entre 1830 et 2008. Les organisateurs de cette manifestation entendent mettre en lumière le fait que le christianisme n’est plus, selon eux, qu’une forme morte mais pouvant servir de terreau à un nouveau sacré, fondé sur la disparition de Dieu et l’affirmation de l’homme, l’art et la culture devenant désormais le sanctuaire de ce nouveau culte. L’art authentiquement chrétien est absent de l’exposition mais des thèmes chrétiens sont en revanche utilisés pour fournir des prétextes à provocation. Le tout avec une efficacité redoutable, confortée par l’attitude des clergés culturels installés depuis trente ans et garants d’une situation parfaitement résumée par Aude de Kerros comme fondée sur « l’ignorance du système de fabrication de la valeur de l’œuvre de l’art contemporain, du financial art, du scandale médiatique comme méthode pour élaborer les cotes, du détournement des lieux de culte pour choquer et délivrer d’autres messages, sur la manipulation du « regardeur » par sidération et stupéfaction... ».
Alors que le cardinal Joseph Ratzinger, futur pape Benoît XVI, affirmait, dans son Esprit de la liturgie [Ad Solem, 2001], que « la liturgie est un don, une réalité non manipulable », Catherine Grenier, qui s’est imposée en tant que théoricienne de l’art sacré contemporain, lui répond que « tout ce que l’Église a sacrifié dans sa liturgie réapparaît autrement dans l’art contemporain ». Lui faisant écho, D. Sibony dénonce le prétendu « grand art » et légitime toutes les dissidences radicales : « Quelle claque aux cultures ! Qui n’ont retenu que la beauté faite de semblants. Ici, au contraire, le cloaque, les lieux de souffrance, le labeur des organes, le corps réel et déformé, abject et enlaidi tient tête aux semblants et l’emporte sur l’idéal... L’artiste opère une rédemption du monde, c’est pourquoi il s’identifie beaucoup au Christ. Avec l’art actuel, c’est le narcissisme qui fait religion, c’est-à-dire lien collectif incluant une transcendance, celle de soi-même comme Dieu, ou celle du Dieu que l’on s’est donné et qui est en soi... L’artiste endosse les traits essentiels du divin, la création et le narcissisme, sans autres limites que celles qu’impose le faire. » C’est dans ce cadre que s’est progressivement établie la collusion entre la bureaucratie culturelle établie au début des années 80 et un clergé convaincu qu’il va, en se pliant aux exigences des chantres de l’art contemporain, « évangéliser la modernité ». Les « productions » dépourvues de tout sens peuvent désormais envahir les sanctuaires, comme c’est le cas à Conques pour les vitraux de Soulages.
Désormais, la création au service de la liturgie, la représentation des mystères et de la gloire de Dieu, qui commandaient la production d’art sacré au cours des siècles antérieurs, sont totalement absentes. Les lieux de culte vont dès lors permettre de procurer des commandes d’État aux artistes « officiels » qui pourront ainsi acquérir la « légitimité » nécessaire, la prime au scandale – naturellement médiatisé – y contribuant largement. On imagine évidemment mal des interventions analogues dans les mosquées... mais le curé de Saint-Sulpice s’est dit choqué que ses paroissiens, plus que sceptiques devant des Vierges de Noël représentées portant le tchador, ne soient pas suffisamment « portés au dialogue ». On reste sidéré en constatant la passivité complice d’un certain clergé apportant son soutien à cette vaste entreprise de subversion du sacré, mais quelques esprits indépendants ont heureusement réagi.
En mai 1996, Jean Baudrillard créait le scandale dans le marigot de la bien-pensance parisienne en constatant, dans Libération, qu’il « n’y a plus de jugement critique possible, seulement un partage à l’amiable, forcément convivial de la nullité. » Après lui, Aude de Kerros ou Christine Sourgins – qui publie en 2005 Les mirages de l’art contemporain – prennent le relais, bientôt soutenues par Jean Clair (L’hiver de la culture paraît en 2011) qui s’est porté, avec Marc Fumaroli, à la pointe du combat contre le mensonge et l’escroquerie continuant à bénéficier du soutien ou du silence total des grands médias complices.
Symptôme de l’effondrement contemporain de la pensée, l’hégémonie qu’exercent sur l’esprit du public les tenants de l’art conceptuel devrait toutefois trouver ses limites, notamment dans le domaine bien particulier de l’art sacré dont on peut espérer qu’il sera rapidement réinvesti par les nouvelles générations catholiques. On constate en effet à quel point elles s’écartent aujourd’hui des errements postconciliaires et du prêt-à-penser que tentent encore d’imposer les tenants attardés des idéologies de la déconstruction.