1. Il y a en Dieu plus de réalité que nous n’en pouvons saisir par les
lumières de notre raison naturelle. Cette réalité qui nous demeure
insaisissable, nous la connaissons par la foi, c’est-à-dire grâce à un certain
nombre d’expressions que Dieu nous communique, en utilisant notre propre
langage. Ces propositions sont les vérités révélées. Et quand le Magistère
infaillible de l’Église les impose à notre croyance, en leur donnant toute la
précision requise, elles deviennent des dogmes. Les dogmes sont les expressions
définitives et irréformables, qui expriment avec toute la précision requise la
vérité révélée par Dieu et que l’Église enseignante nous propose comme telles.
2. C’est donc dire toute l’importance de ce langage, dont le Magistère
de l’Église a reçu le dépôt, avec la mission de le conserver et de l’expliquer.
Car ce langage nous donne accès à la vérité. Or, s’il y a une évidence qui
s’impose à tout le monde, depuis cinquante ans, c’est qu’au moment du concile
Vatican II, et depuis, les hommes d’Église ont changé de langage. Jean XXIII
l’avait d’ailleurs dit dès le début : selon lui le Concile devait avoir pour
but principal non pas de définir de nouveaux points de doctrine ni de condamner
des erreurs, mais seulement d’exprimer d’une nouvelle manière la doctrine déjà
définie1. Donc, abandonner au moins certaines des expressions
définitives utilisées jusqu’ici pour en adopter d’autres. Or, même si le Pape
n’en était peut- être pas bien conscient, il est certain qu’il y a là un gros
risque, car il est très difficile de changer la forme (surtout quand elle est
définitive) sans toucher au fond, il est très difficile d’exprimer d’une
nouvelle manière la doctrine déjà suffisamment formulée sans en changer la
signification. Saint Vincent de Lérins était plus prudent lorsqu’il demandait
de garder pour la doctrine à la fois et la même croyance, et le même sens et la
même expression : « in eodem dogmate, eodem sensu eademque sententia »2.
« Sententia » : ce mot latin désigne l’expression ou la formulation de la
vérité, telle qu’elle est parvenue à un tel degré de précision qu’il n’est plus
possible de la changer pour l’améliorer encore. Et nous voyons bien que, dans
l’Encyclique Humani generis, le Pape Pie XII a condamné ceux qui voudraient «
libérer le dogme de la formulation en usage dans l’Église depuis si longtemps
». En effet, continue le Pape, si l’on néglige les termes par lesquels le
Magistère et les théologiens signifient la doctrine communément enseignée, l’on
favorise le relativisme dogmatique. On peut certes toujours améliorer les
expressions requises à l’intelligence des vérités révélées, et c’est d’ailleurs
ce que l’Église enseignante a toujours fait, dans un premier temps. Et c’est
justement là ce qui différencie cette manière de faire d’avec l’innovation
étonnante d’un Jean XXIII. En effet, jusqu’ici, le Magistère de l’Église ne
changeait pas son langage pour se conformer à la mentalité d’ailleurs éphémère
d’un temps ou d’un autre. Le Magistère s’est toujours efforcé de chercher la formule
précise, nécessaire pour exprimer convenablement la vérité, et à chaque fois,
il a fini par la trouver, avec l’aide du Saint-Esprit. Et à chaque fois aussi,
une fois qu’il l’a trouvée, il ne l’a plus jamais changée. Si l’on touche à ce
langage, tel qu’il est en usage « depuis déjà si longtemps », on touche à la
doctrine, car un langage dont l’usage est immémorial finit par faire corps avec
la doctrine.
3. Malheureusement, depuis cinquante ans que le dernier Concile s’est
terminé, un nouveau langage s’est introduit dans l’Église et dans la théologie.
L’un des aspects essentiels de ce changement consiste en ce que, toujours selon
Jean XXIII, « l’Épouse du Christ préfère recourir au remède de la miséricorde,
plutôt que de brandir les armes de la sévérité ». Le pape Jean XXIII a sans
doute reconnu que, par le passé, l’Église n’a jamais cessé de s’opposer aux
erreurs qui menaçaient le dépôt de la foi et qu’elle les a même souvent
condamnées, et très sévèrement. Mais aujourd’hui, ajoute-t-il, « l’Épouse du
Christ estime que plutôt que de condamner elle répond mieux aux besoins de
notre époque en mettant davantage en valeur les richesses de sa doctrine ». Et
aujourd’hui, le Pape François ne fait que persévérer dans la nouvelle optique
adoptée par Jean XXIII. « Le premier devoir de l’Église », a-t-il répété tout
récemment3, « n’est pas celui de distribuer des condamnations ou des
anathèmes mais il est celui de proclamer la miséricorde de Dieu, d’appeler à la
conversion et de conduire tous les hommes au salut du Seigneur. » Il y a donc
un changement de langage et, comme nous pouvions le craindre, celui-ci est allé
de pair avec un changement de doctrine. Nous pouvions le craindre au moment où
Jean XXIII ouvrait la première session du Concile. Mais cinquante ans plus
tard, au moment où François clôt la deuxième session du Synode sur la famille
et s’apprête à célébrer le Jubilé de Vatican II, nous ne craignons plus : nous
pleurons et nous gémissons, car savons et nous voyons. Nous sommes bien obligés
de constater qu’en voulant séparer la miséricorde de la sévérité, les
successeurs de Pie XII ont changé la signification profonde de l’une et de
l’autre. Comment en effet proclamer la vraie miséricorde, sans faire aussi
régner la vraie justice ? Comment conduire les âmes à la conversion et au
salut, sans condamner aussi et anathématiser ce qui s’y oppose ? Si les fausses
doctrines et les fausses mœurs doivent jouir du même droit d’expression
publique que les vraies, sans qu’aucun pouvoir ne puisse les empêcher de se donner
en spectacle (ce qu’enseigne la Déclaration Dignitatis humanæ, au n° 2),
comment le Saint-Esprit pourrait-il inspirer aux hommes les grâces nécessaires
à leur salut éternel ? Le remède de la miséricorde aurait bien mieux répondu
aux exigences de l’époque moderne s’il n’avait pas cessé de se laisser
accompagner par les armes de la sévérité. Car les faits ont largement démenti
l’estimation du bon Pape Jean : les mauvaises doctrines ont chassé la bonne, et
à présent, ce sont les mauvaises mœurs, les scandales de l’inconduite qui
prennent de plus en plus le pas sur la morale surnaturelle et naturelle. Et le
comble est que le Pape François est justement tout prêt d’entériner cette
évolution. C’est bien la preuve que, pas plus que la vérité du dogme, celle de
la morale ne s’impose d’elle-même.
4. Il y avait donc dans l’intention initiale du Concile une grande
illusion. L’erreur et le vice présentent toujours un aspect beaucoup plus
séduisant et s’offrent avec une plus grande facilité que la vérité et la vertu.
Et les hommes, affaiblis qu’ils sont par les conséquences du péché originel,
cèdent d’autant plus facilement à cette séduction et à cette facilité. Nous le
savions d’ailleurs déjà, et le Concile aurait quand même pu éviter de verser
dans cette utopie, puisqu’un prédécesseur pas si lointain du Pape Jean XXIII
nous en avait avertis : « Il est », disait-il, « des hommes emportés par un tel
excès d’impudence, qu’ils ne craignent pas de soutenir opiniâtrement que le
déluge d’erreurs qui découle de l’absence de condamnations est assez
abondamment compensé par la publication de quelque livre imprimé pour défendre,
au milieu de cet amas d’iniquités, la vérité et la religion 4 . » Ces fortes
paroles de Grégoire XVI, le Pape qui prononça la condamnation de Lamennais, et
avec celle de Lamennais celle du libéralisme, restent d’une très grande
actualité, et elles pourraient nous servir de critère d’appréciation pour
discerner la portée du récent Synode sur la famille. Car ce n’est pas
impunément que l’on prône l’ouverture vis-à-vis des pécheurs publics que
restent malgré tout les divorcés remariés. Pareille ouverture voudrait laisser
de côté les armes de la sévérité, pourtant bien nécessaires. En effet, dit
encore Grégoire XVI, « en voyant ôter ainsi aux hommes tout frein capable de
les retenir dans les sentiers de la vérité, entraînés qu’ils sont déjà à leur
perte par un naturel enclin au mal, c’est en vérité que nous disons qu’il est
ouvert ce « puits de l’abîme « (Apoc. IX, 3), d’où saint Jean vit monter une fumée
qui obscurcissait le soleil, et des sauterelles sortir pour la dévastation de
la terre ». Le rôle spécifique d’un Pape n’est pas tant de respecter les
personnes que de les convertir. Et la conversion des brebis commence lorsque la
juste sévérité du pasteur prend les moyens qui s’imposent pour préserver les
âmes du péché : « La place même que nous occupons nous avertit qu’il ne suffit
pas de déplorer ces innombrables malheurs, si nous ne faisons aussi tous nos efforts
pour en tarir les sources », dit encore Grégoire XVI, qui donne ainsi une
définition très juste de sa mission. Comme un bon jardinier, le successeur de
saint Pierre ne se contente pas de planter des roses ; il doit aussi arracher
les mauvaises herbes (Livre du prophète Jérémie, chapitre I, verset 10).
5. La pseudo miséricorde renouvelée, que nous prêche le Pape et dont
il voudrait faire la matière du prochain Jubilé, n’est que l’expression du
libéralisme qui s’est emparé des esprits, à l’intérieur de la sainte Église,
libéralisme déjà condamné par Grégoire XVI, il y a bientôt deux cents ans.
C’est pourquoi, loin de s’en réjouir, les catholiques soucieux de persévérer
dans la voie de la vérité et de la justice, gardent tous les motifs de se
lamenter.
Abbé Jean-Michel Gleize
1. DC nº 1387 (4 novembre 1962), col. 1382 et sq.
2. Commonitorium primum, c. 23, dans Migne, t. L, col. 668, cité en DS 3020.
3. François, « Discours de clôture pour le Synode extraordinaire sur la famille », le samedi 24 octobre 2015.
4. Grégoire XVI, Encyclique Mirari vos du 15 août 1832.