16 octobre 2012

[Gérard Leclerc - France Catholique] "Mgr Lefebvre, un évêque dans la tempête"

SOURCE - Gérard Leclerc - France Catholique - 15 octobre 2012

"Mgr Lefebvre, un évêque dans la tempête". Un film-document, qui offre les images de toute une vie commentée par des témoins, vaut peut-être mieux pour les disciples de l’ancien archevêque de Dakar que tous les plaidoyers. Préalablement à toute controverse – et Dieu sait si, à propos de l’intéressé et de son œuvre, elle est vite portée à l’incandescence – il y a le simple récit d’une existence, le souvenir rendu vivant d’une personnalité, le sens de son combat rappelé mezzo voce, sans éclats, dans le registre d’une personnalité qui excluait l’enflure et la dialectique des idéologues. Sans doute faut-il regarder ce film avec pleine disponibilité d’esprit, en se retenant jusqu’au bout de porter un jugement. Accueillir d’abord le document brut, « la chose même », avant de se risquer à exprimer accords ou désaccords. Même au plus déterminé des adversaires, une telle attitude peut être profitable, ne serait-ce que pour enregistrer les données, enrichir ses connaissances, s’accommoder aussi à une perspective chronologique, ethnologique, historique, qui enracine les faits dans leur cadre concret. Le rappel des origines familiales de Marcel Lefebvre permet de braquer un instant l’objectif sur le père, René Lefebvre, qui mourut d’une hémiplégie, suite aux coups donnés par un gardien au camp de Sonnenburg, où il avait été interné pour faits de résistance. Ce rappel n’est nullement superflu, du fait des amalgames faciles qui sont pratiqués à propos d’une certaine origine catholique. Le père de Mgr Lefebvre avait été l’objet de deux condamnations à mort à Berlin en 1942 « pour intelligence avec l’ennemi et recrutement de jeunes gens pouvant porter les armes contre le Grand Reich allemand ». On comprend qu’il ait été décoré de la médaille militaire à titre posthume. Mais il y aurait lieu aussi de rappeler que le même René Lefebvre avait eu la même conduite héroïque durant la première guerre mondiale, alors que la région lilloise était déjà sous occupation allemande. Un tel précédent permet d’apprécier le climat de l’enfance du futur évêque où le courage était une vertu native et où la formation chrétienne structurait l’éducation et tissait la sensibilité des garçons et des filles. Sur huit enfants, cinq accèderont au sacerdoce ou à l’engagement religieux.
 
La vocation personnelle du jeune Marcel le destinera très vite aux missions. C’est dans le cadre de la Congrégation des pères du Saint-Esprit qu’il se retrouvera au Gabon, missionnaire de base, supérieur de séminaire, fondateur et bâtisseur infatigable. Le film nous permet de revivre cette période avec des images de l’époque. On comprend très bien comment s’est forgée la stature de celui qui deviendra évêque à 42 ans. Des personnes aujourd’hui très âgées ont gardé le souvenir intact de cet homme de terrain à la foi communicative. Il est incontestable que l’Afrique chrétienne d’aujourd’hui doit énormément à son action pastorale, qui s’est très vite étendue au-delà du Sénégal à l’ensemble des pays francophones jusqu’à Madagascar. Pie XII lui a, en effet, donné la charge de superviser plus de quarante diocèses. Il concentre tous ses efforts à la formation d’un clergé local et à la montée d’un épiscopat africain.
 
Son successeur à Dakar n’est autre qu’un prêtre qu’il a ordonné en 1949, le futur cardinal Hyacinthe Thiandoum. Ce dernier sera meurtri par ce qui se passera après le concile et n’acceptera jamais que son père spirituel soit retranché de la communion avec Rome. S’il me faut joindre un témoignage personnel au récit du film, je rappellerai ce que m’avait un jour confié le cardinal Thiandoum au téléphone : « Je me suis rendu vingt-six fois à Écône. C’est dire à quel point cette affaire me tient à cœur. Et je puis vous assurer que les torts sont largement partagés. » Mais pour mesurer la portée de tels propos, il faut se replonger dans cette Église d’Afrique des années d’après-guerre et d’avant Vatican II. Marcel Lefebvre est alors une des grandes personnalités de l’Église universelle, reconnue comme tel à Rome et par les autorités politiques. Il est probable que, si Pie XII avait procédé à un consistoire avant sa mort, l’archevêque de Dakar aurait compté parmi les nouveaux cardinaux.
 
Mais au début des années soixante, l’histoire tourne, avec la décolonisation, l’indépendance des pays de l’Afrique francophone. C’est la fin de la phase africaine, et très vite, après le bref intermède d’une nomination à l’évêché de Tulle, l’ouverture du concile auquel Mgr Lefebvre va participer en tant que supérieur général des pères du Saint-Esprit. Ses confrères spiritains l’ont massivement élu à ce poste, furieux du traitement qu’on faisait au plus illustre des leurs.
 
Commence alors le drame du désaccord qui va conduire Marcel Lefebvre à l’opposition directe avec le pape Paul VI. Paradoxe inouï : le plus Romain des Romains, en vertu de sa formation au séminaire français de Rome, de ce qu’on pourrait appeler son ultra-montanisme inné, de son attachement indéfectible au ministère de Pierre, va se dresser contre une Rome qu’il déclare ne plus reconnaître dès lors qu’elle est devenue « néo-moderniste et néo-protestante » dans le cours du concile et dans les réformes qui en sont issues. Là-dessus le film enregistre les différentes phases de l’opposition de plus en plus frontale de celui qui désormais organise sa résistance autour de la fondation d’un séminaire à Écône en Suisse et d’une fraternité sacerdotale. D’évidence, le film donne la parole à tous ceux qui ont accompagné et soutenu cette résistance. Il est unilatéral. Mais c’était la loi du genre et il est d’ailleurs utile que soient exposés dans leur cohérence tous les éléments qui expliquent la rupture que constituera la consécration de quatre évêques de la fraternité, contre la volonté du pape Jean-Paul II. Il est toutefois rappelé que ce dernier avait employé ses efforts a une conciliation, en déléguant le cardinal québécois Gagnon pour une visite qui s’était révélée très positive et en donnant mandat au cardinal Ratzinger pour trouver les termes d’un accord. Accord qui fut d’ailleurs signé par les deux parties et que Mgr Lefebvre désavoua sur le champ.
 
On reçoit son explication qui tient entièrement dans sa résolution d’assurer la continuité de son œuvre après une mort qu’il sent approcher. Si Rome lui avait permis une consécration épiscopale immédiate, la rupture n’aurait pas eu lieu. On ne peut se défendre d’un profond sentiment de tristesse face à cette sorte de destin inexorable. Une fatalité semble s’être abattue sur l’Église post-conciliaire qu’on aurait pu peut-être exorciser avec un peu plus d’effort de compréhension et d’écoute.
 
Reste, bien sûr, tout le dossier du concile, de son enseignement et des réformes qui l’ont suivi. Le film ne donne pas la parole à ceux qui, là-dessus, n’ont pas les mêmes analyses. Il permet toutefois d’entrevoir un effondrement déjà sensible dans les églises d’Europe des années soixante. Celui-ci rendait irréductible le refus et la colère traditionalistes. Benoît XVI a voulu de toutes ses forces que l’on passe à une autre étape de franche explication. Le dossier est trop douloureux pour être soldé en quelques années. Mais tout montre que l’Église est en train de s’interroger sur l’avenir de l’évangélisation, notamment grâce à un synode où on n’a pas peur de tout remettre à plat. Cinquante ans après le concile, c’est le moment inespéré d’un recommencement.