SOURCE - Mgr de Moulins-Beaufort - Abbé de Tanoüarn - Valeurs Actuelles - Laurent Dandrieu - 18 octobre 2012
Catholicisme Événement qui domine toute l’histoire de l’Église des cinquante dernières années, Vatican II (1962-1965) n’en a pas moins suscité d’intenses controverses et querelles d’interprétation. Deux spécialistes en débattent pour "Valeurs actuelles"
Catholicisme Événement qui domine toute l’histoire de l’Église des cinquante dernières années, Vatican II (1962-1965) n’en a pas moins suscité d’intenses controverses et querelles d’interprétation. Deux spécialistes en débattent pour "Valeurs actuelles"
Célébré le 11 octobre par Benoît XVI, le cinquantième anniversaire
de l’ouverture du Concile n’a pas été triomphant, car au lieu du nouvel
élan espéré à l’époque, le pape a dû reconnaître que « c’est le vide qui s’est propagé ».
Il y a un paradoxe Vatican II : ce concile est depuis sa conclusion
l’alpha et l’oméga du discours catholique, la référence insurpassable
de toute réflexion théologique ou pastorale ; c’est ainsi que dans le
Catéchisme publié en 1992, Vatican II est à lui seul cité davantage que
tous les autres conciles qui ont jalonné deux mille ans d’histoire de
l’Église. Et pourtant ses fruits n’ont cessé de faire l’objet de
polémiques assassines et de critiques, qui sont notamment au coeur de
la dissidence traditionaliste de la Fraternité Saint-Pie-X de Mgr
Lefebvre. Pour ses partisans, Vatican II ouvrait une nouvelle ère de
rapports entre l’Église et le monde, faisant sortir le catholicisme
d’une stérile condamnation de la modernité, ouvrant également la voie à
un fructueux rapprochement avec les juifs comme avec les autres
confessions chrétiennes, permettant enfin aux catholiques de se
réapproprier la Parole de Dieu et de se rappeler qu’ils sont, tous
autant qu’ils sont, appelés à la sainteté. Ses détracteurs reprochaient
en revanche au Concile d’avoir conduit l’Église à un ralliement contre
nature à l’humanisme laïc, d’avoir vidé églises et séminaires
notamment par le biais d’une réforme liturgique accusée d’affadir la
notion de sacré, d’avoir nourri l’indifférentisme religieux en minorant
la spécificité catholique par rapport aux autres religions et en
modifiant la doctrine de l’Église sur la liberté religieuse.
Dans l’un et l’autre camp on avait tendance, pour s’en féliciter ou
l’en blâmer, à voir Vatican II comme une rupture. Dès son élection,
Benoît XVI s’est attaché à pacifier le débat et à réconcilier les
points de vue, imposant dans son discours à la Curie du 22 décembre
2005 une lecture du Concile placée sous le signe, non de la rupture,
mais de la Tradition, et mettant en garde contre un pseudo-“esprit du
Concile” faisant dire à Vatican II ce qu’il n’avait pas dit.
Parallèlement, le pape reconnaissait à plusieurs reprises que certains
points du Concile faisaient encore difficulté et invitait à en
débattre. La sérénité du dialogue que mènent, pour Valeurs actuelles,
un évêque auxiliaire de Paris, Mgr Éric de Moulins-Beaufort, et une
figure de proue du traditionalisme, l’abbé Guillaume de Tanoüarn, montre
que cette pacification est en bonne voie.
Laurent Dandrieu
Pourquoi
ce Concile qui s’est voulu pastoral et non doctrinal reste-t-il,
cinquante ans après, une référence aussi omniprésente pour l’Église, une
“boussole pour le troisième millénaire” comme l’ont dit Jean-Paul II
puis Benoît XVI?
Mgr de Moulins-Beaufort Le terme de boussole est
intéressant : le Concile a voulu décrire une posture de l’Église, dans
sa mission par rapport au monde. Maintenant, cette posture, il faut
l’habiter. Le Concile indique une direction, il nous met sur une route,
sur une certaine manière de vivre dans le monde et d’aller vers le
monde. L’Église, et chaque baptisé en elle, n’a jamais fini de
correspondre à cette posture. Je ne crois pas que le Concile ait exclu
d’être doctrinal, même s’il n’a pas été réuni pour condamner de fausses
doctrines. Il a un contenu doctrinal fort, mais dont il veut tirer des
conséquences sur l’attitude à avoir par rapport au monde, aux sociétés
qui entourent l’Église, aux non-chrétiens. D’autre part, pour une large
part, Vatican II intègre le contenu doctrinal des conciles précédents :
ce qu’on trouve dans Vatican II sur l’eucharistie intègre tout ce qu’on
peut trouver dans le concile de Trente sur le sujet. J’ajouterais que ce
n’est que des années après qu’on peut comprendre une grâce reçue de
Dieu ; on n’a pas encore complètement fini de la recevoir et de la
comprendre.
Abbé de Tanoüarn Vatican II ne représente plus
grand-chose pour la jeune génération ; déjà certains textes du Magistère
prennent acte d’une relativisation du Concile, je pense par exemple à
l’encyclique de Benoît XVI Spe salvi dans laquelle on ne trouve
aucune référence à Vatican II : c’est la preuve qu’au plus haut niveau
de l’Église, on peut penser en dehors du Concile. La « boussole pour le troisième millénaire
» ne nous indique pas forcément le chemin à suivre, mais le Nord, le
pôle de la modernité. À nous ensuite de déterminer le chemin par rapport
à ça. Je crois qu’on ne peut pas s’imaginer que tout a été dit dans ce
Concile. Vatican II, c’est la réaction de l’Église aux Trente
glorieuses, à cette époque où tout paraît possible, où l’optimisme le
plus absolu est de rigueur, où le père Teilhard de Chardin parle de
“sainteté de la nature” ; le Concile a voulu communier dans ce grand
optimisme sociétal et, ce faisant, il a rouvert le dossier des rapports
entre l’Église et la modernité, c’est en ça qu’il montre le Nord. Mais
en même temps on peut penser que l’optimisme qu’il affiche, en
particulier dans Gaudium et spes, est aujourd’hui largement
dépassé et qu’on est au contraire à une époque où la question du Mal est
beaucoup plus importante qu’il y a cinquante ans. La seule réponse
optimiste est insuffisante.
Mgr de Moulins-Beaufort Je suis d’accord avec vous
pour dire que l’Église accomplit sa mission dans le temps, et par
conséquent est tournée vers l’avenir : il y a beaucoup de choses à dire
et à faire qui n’ont pas été préécrites dans le Concile ; en revanche,
je ne pense pas complètement juste de dire que le Concile est nourri de
l’optimisme des Trente glorieuses. Je pense au contraire qu’il y a un
ton – il faut peut-être savoir l’entendre, et je ne dis pas que tous les
acteurs du Concile l’ont perçu –, qui traduit un certain sentiment
d’urgence : le Concile a conscience que l’humanité peut se mettre sur
une voie fausse. Ce ton se fait entendre dès le 1er numéro de Lumen gentium, la constitution sur l’Église. L’Église, dit ce texte, est « comme le sacrement, c’est-à-dire le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de la communion de tout le genre humain
» ; la phrase d’après dit que le monde est en train de construire son
unité, et le Concile ajoute : Il est d’autant plus urgent de faire
entendre l’unité que le Christ nous ouvre. Je crois que les textes
principaux du Concile doivent se lire avec cette clé-là : nous sommes
devant une humanité qui a des moyens considérables pour se construire,
mais le risque est qu’elle s’imagine pouvoir atteindre son objectif, par
ses moyens propres. Le Concile dit à l’Église qu’il est urgent de
faire briller l’unité tout à fait singulière et inaccessible aux hommes
par eux-mêmes, que le Christ seul nous ouvre ; sinon l’humanité va
s’enfermer dans un projet humain, s’y recroqueviller et s’y étouffer :
c’est le drame de l’athéisme que Gaudium et spes essaie d’affronter.
Abbé de Tanoüarn La question de l’unité du genre
humain fait partie de tout ce que le Concile apporte à la pensée de
l’Église : on ne peut plus aujourd’hui, avec l’extraordinaire
développement des moyens de communication, ne pas penser cette question
que, d’une certaine façon, le Concile anticipe. Pour nous chrétiens,
l’unité du genre humain c’est l’unité du dessein de salut du Christ,
mais on peut aussi y voir une sorte d’unité spirituelle light faite
de bonnes intentions laïques universellement partagées, au milieu
desquelles l’Église joue sa partie, dans une polyphonie harmonieuse à
laquelle non seulement on se résigne mais qu’on veut finalement
promouvoir. On est là typiquement dans l’une des ambiguïtés du Concile :
est-ce qu’il s’agit de l’unité dans le Christ, comme le dit par exemple
Gaudium et spes 22, ou bien est-ce qu’il s’agit, comme on en a
l’impression dans d’autres passages du même texte, d’une unité très
laïque, périlleuse pour l’Église?
Par ailleurs, je trouve dommage que Vatican II ait abordé l’athéisme surtout du point de vue du manque à témoigner que manifesteraient les chrétiens, de la responsabilité des chrétiens. Je crois que l’athéisme a des racines beaucoup plus profondes, et qu’au fond il y a un “désir athée” qui s’oppose au désir de Dieu. Cela, Vatican II ne l’a pas exposé. Sur ce point, il nous appartient de poursuivre la réflexion. Benoît XVI dit à juste titre « Vatican II ouvre des pistes » : il y a des pistes qui mènent à des impasses, des pistes qu’il faut explorer, et c’est à nous de le faire.
Monseigneur, dans la conférence que vous avez prononcée à Lourdes à l'occasion des 50 ans du Concile, vous avez dit que l’Église avait eu raison de longtemps s’opposer à la modernité, et en même temps qu’à Vatican II le moment était venu d’accepter le monde moderne tel qu’il est, en tout cas comme champ de mission…
Mgr de Moulins-Beaufort Vatican II, dans ses textes,
ne procède pas à une acceptation pure et simple du monde moderne, comme
si c’était le paradis sur terre. Mais l’Église a conscience que c’est
dans le monde tel qu’il est qu’elle doit agir, éventuellement en y
rencontrant des forces de refus très fortes. Je suis d’accord avec vous
sur le fait que Vatican II n’a pas beaucoup développé ces forces de
refus ; ça ne veut pas dire qu’il n’en a pas conscience et que la
posture que les textes de Vatican II proposent à l’Église ne la
préparent pas à cela. Si la réaction des papes, mais aussi de l’ensemble
du peuple chrétien, à la modernité à partir de la Révolution française
avait été une réaction de refus, en tout cas de grande précaution et de
grande méfiance, c’était parce que cette modernité portait en elle des
facteurs de destruction et d’injustice très forts : on l’a vérifié dans
la Révolution industrielle ou dans les mécanismes qui ont conduit aux
totalitarismes… Mais l’expérience a pu montrer qu’il y avait aussi dans
la modernité autre chose que ces facteurs négatifs, qu’il y avait moyen
de s’organiser autrement. La société qui s’est construite en Europe
occidentale après la Seconde Guerre mondiale est autre chose que la
société de la fin du XIXe, pour une part non négligeable parce que des
chrétiens s’y sont engagés et ont obtenu des législations, des
constitutions, qui tiraient profit de ce que la foi chrétienne faisait
comprendre à l’humanité. Au moment de Vatican II, on voit bien qu’il y a
moyen d’organiser la société d’une manière qui ne soit pas aussi
brutale et destructrice que ce que le libéralisme “tout cru tout nu” du
début du XIXe siècle avait pu montrer. Ça ne fait pas pour autant du
monde un monde idéal. Même dans ce monde en voie d’amélioration l’Église
a à témoigner d’une espérance qui est tout à fait autre chose.
Abbé de Tanoüarn Il
faut avoir à l’esprit la distinction que propose Benoît XVI entre les
textes du Concile et “l’esprit du Concile”, qui n’est pas dans les
textes conciliaires mais dans un certain nombre de discours officiels :
je pense en particulier au discours de clôture de Paul VI, extrêmement
lyrique, qui est une opération de séduction massive : « La religion
de Dieu qui s’est fait homme s’est rencontrée avec la religion (car c’en
est une) de l’homme qui se fait Dieu. Qu’est-il arrivé ? Un choc, une
lutte, un anathème ? Cela pouvait arriver mais cela n’a pas eu lieu. La
vieille histoire du Bon Samaritain a été le modèle et la règle de la
spiritualité du Concile. Une sympathie sans bornes pour les hommes l’a
envahi tout entier […] Vous, humanistes modernes, qui renoncez à
la transcendance des choses suprêmes, sachez reconnaître notre nouvel
humanisme : nous aussi, nous plus que tout autre, nous avons le culte de
l’homme... » Cette sympathie, c’est en effet la sympathie du
Christ pour le blessé sur le chemin, mais ça a pu donner aussi occasion à
un alignement de l’Église à une sorte d’idéologie commune, à une sorte
de laïcité commune dans laquelle un certain nombre de chrétiens vont
voir après le Concile un assez bon compromis sur lequel se retrouver
avec le monde.
Mgr de Moulins-Beaufort Là-dessus je suis tout à fait d’accord. Les catholiques, en tout cas les catholiques français, ont beaucoup de mal à accepter de ne pas être comme tout le monde. À partir du moment où l’Église prend le monde tel qu’il est pour le champ de la mission, le risque est effectivement grand, et on y a succombé assez largement, de canoniser l’état de la société dans lequel elle est et ses évolutions. Mais il y a d’autres ressources dans les textes de Vatican II, notamment à cause de la conception sacramentelle de l’Église : l’Église est le signe de tout à fait autre chose, elle rend perceptible que le monde et les hommes sont invités à un dépassement qu’ils ne peuvent pas se procurer eux-mêmes. Après, qu’il y ait dans le texte de Paul VI un lyrisme qui puisse induire en erreur, c’est certain.
Mgr de Moulins-Beaufort Là-dessus je suis tout à fait d’accord. Les catholiques, en tout cas les catholiques français, ont beaucoup de mal à accepter de ne pas être comme tout le monde. À partir du moment où l’Église prend le monde tel qu’il est pour le champ de la mission, le risque est effectivement grand, et on y a succombé assez largement, de canoniser l’état de la société dans lequel elle est et ses évolutions. Mais il y a d’autres ressources dans les textes de Vatican II, notamment à cause de la conception sacramentelle de l’Église : l’Église est le signe de tout à fait autre chose, elle rend perceptible que le monde et les hommes sont invités à un dépassement qu’ils ne peuvent pas se procurer eux-mêmes. Après, qu’il y ait dans le texte de Paul VI un lyrisme qui puisse induire en erreur, c’est certain.
Ce lyrisme qui pressentait que l’Église rentrait dans une nouvelle ère et allait puiser dans le Concile un nouvel élan s’est brisé sur la réalité des faits, jusqu’à conduire Benoît XVI à faire le constat d'une « désertification spirituelle ». Vatican II a-t-il sa part de responsabilité dans cette désertification ?
Abbé de Tanoüarn La part de responsabilité du
Concile tient au fond à un texte trop long, résumé à certaines formules
ambiguës, et à certains textes qui lui sont parfois extérieurs : le
discours d’ouverture de Jean XXIII ou celui de clôture de Paul VI, tous
deux très contestables. Quand Jean XXIII dit : il faut distinguer le
fond du message chrétien et la forme selon laquelle il est annoncé,
cette distinction semble inoffensive sur le papier ; en réalité, dans la
religion de l’Incarnation, tout est forme, puisque le propre de
l’incarnation, c’est de rendre visible, de manifester. Donc s’en prendre
à la manifestation, c’est s’en prendre à la substance du christianisme ;
et peut-être, dans l’optimisme extraordinaire de ces années-là, ne
l’avait-on pas perçu – ce qui nous a donné pendant le Concile, avant
même la réforme liturgique, des liturgies assez invraisemblables. Pour
autant, on ne peut pas imaginer de pouvoir oublier un tel événement ou
faire comme s'il n’avait pas existé.
Mgr de Moulins-Beaufort Sans doute un bon nombre des
Pères du Concile en sont partis persuadés que beaucoup des obstacles
qui empêchaient l’annonce de l’Évangile étaient désormais levés et que
tout allait bien se passer. En arrivant au Concile, ils étaient
conscients des progrès de la sécularisation, c’est bien pour cela qu’ils
souhaitaient supprimer un certain nombre d’accessoires qui privaient
d’entendre la force de la Parole. Jusqu’à un certain point c’est
légitime : toute institution, l’Église comme les autres, prend la
poussière et de temps en temps il faut la secouer. Mais cet optimisme a
été démenti : on ne peut pas dire qu’après le Concile, l’Évangile,
débarrassé d’un certain poids des siècles, aurait été mieux reçu – au
contraire ! Ce qui s’est passé, c’est que les institutions existantes
ont été largement secouées, et ce qui est né, ce sont des choses
totalement inattendues comme les communautés charismatiques. Mais
l’Église a été prise dans une crise qui ne vient pas d’elle, une crise
du monde, qui est le résultat de l’essor de la technique et aussi des
deux guerres mondiales et de leurs conséquences, de l’invention de la
société de consommation, avec sa prospérité mais aussi ce qu’elle
apporte de destruction du lien social. Dès les années 1930, Teilhard de
Chardin exprime dans ses lettres, avec beaucoup de lucidité, qu’on est
vraiment en train de changer de monde, c’est- à-dire que le rapport des
hommes à eux-mêmes, à la nature, au cosmos, à Dieu même, se transforme
considérablement. L’Église sortant de Vatican II ne s’est pas retrouvée
dans le monde qu’elle avait connu avant, mais dans un monde secoué par
une crise, qui a explosé de façon visible en mai 68, mais qui se
préparait depuis longtemps.
Benoît XVI a beaucoup travaillé à clarifier la réception du Concile, une grande nouveauté étant qu’il a légitimé la nécessité d’en faire une critique positive. En quoi peut-elle consister ?
Abbé de Tanoüarn La critique positive c’est celle
qui est faite, non pas dans le but de faire valoir sa chapelle ou de
camper sur des positions polémiques, mais en lisant les textes du
Concile à la lumière des temps qui changent et de l’Évangile qui ne
change pas. Les temps changent : la mondialisation heureuse, c’est plus
souvent aujourd’hui la mondialisation malheureuse, l’horreur économique,
et par conséquent l’Église ne pourra pas être le chantre du bonheur
humain mais plutôt aujourd’hui celle qui console et celle qui propose
d’autres voies que celles du monde. Vatican II nous a demandé de nous
tourner vers le monde mais il ne nous a pas forcément dit ce qu’il
fallait penser du monde, en 2012, cinquante ans plus tard.
Mgr de Moulins-Beaufort Tous les conciles méritent
d’être critiqués, et ils l’ont tous été. Le concile de Nicée a provoqué
une crise qui a duré plus de soixante ans. Il est vrai que, pour toutes
sortes de raisons, il y a eu une tendance à croire qu’avec Vatican II on
avait atteint une sorte de moment suprême dont il ne faudrait plus
bouger ; je suppose qu’après le concile de Trente, on a été parfois plus
réactif, et sans doute plus critique. Il est toujours important de se
demander ce qu’on a vraiment voulu faire, il faut constamment vérifier
que ce qu’on a voulu dire s’enracine bien dans ce que le Christ nous a
donné, et c’est ce que Benoît XVI demande quand il invite à lire le
Concile dans la continuité de la Tradition de l’Église.
Monsieur l’abbé, pensez-vous que tout le Concile puisse être relu à la lumière de la Tradition, vous qui l’avez interprété, dans votre livre "Vatican II et l’Évangile" comme une « religion nouvelle » ?
Abbé de Tanoüarn Ma critique du Concile essayait de
montrer que le Concile n’avait pas touché à la foi, qui demeurait
intacte, mais qu’en revanche, il nous donnait une nouvelle attitude par
rapport à Dieu, et que cette attitude d’optimisme unilatéral, cette
attitude où le péché et la grâce sont mises un peu de côté, cette
attitude qui serait uniquement de louange, par exemple, en oubliant les
autres fins de la prière, fait de nouveaux chrétiens. Et la question est
de savoir si dans la pratique ces chrétiens sont vraiment conformes à
un ADN christique. Par ailleurs, cette religion nouvelle tourne souvent à
ce que j’appellerais le culte des moyens : au lieu de voir l’Église
comme une finalité éternelle de l’homme, on la conçoit comme un moyen, «
au service de l’homme » ou de « l’unité du genre humain ». L’Église-moyen, au n°1 de Lumen gentium,
c’est une idée très périlleuse. Elle peut entraîner chez les fidèles
l’idée que finalement c’est à eux de juger si l’Évangile leur convient
ou non, si telle partie de l’Évangile leur convient ou non, si l’Église
dans sa prédication apostolique a raison ou tort, si le pape ne va pas
un peu loin, etc.
Mgr de Moulins-Beaufort Je ne comprends pas bien
cette inversion des moyens et des fins que vous décrivez, en tout cas,
je ne la retrouve pas dans les textes de Vatican II. En revanche, je
vous rejoins sur la question de la nouveauté de ce qui est proposé au
chrétien. Si vous lisez dans Lumen gentium la partie sur le
peuple de Dieu, on peut se demander où l'on rencontre ce peuple de Dieu :
le texte décrit des baptisés qui font de toute leur vie une offrande à
la gloire du Père et qui vivent dans la sainteté dans toutes leurs
actions. C’est renforcé encore par le chapitre V sur l’appel universel à
la sainteté où l’on dit très clairement que devenir un saint n’est pas
le projet de quelques privilégiés touchés par la grâce de Dieu mais la
destinée à laquelle tout baptisé est appelé et de laquelle il devra
rendre compte. Ça, c’est vraiment une affirmation nouvelle, qui a des
implications fortes. C’est un vrai défi pastoral que de s’adresser aux
hommes en les appelant à vivre dans la sainteté, à y vivre de manière
quotidienne. Nous en voyons les conséquences, avec notamment la question
des divorcés-remariés, qui disent ne plus trouver leur place dans une
Église où tout le monde devrait être comme des saints.
Le deuxième point sur lequel je m’accorde avec vous, c’est la question de la grâce et du péché. Avec Sacrosantum concilium,
le Concile a aidé à élargir considérablement le regard sur
l’eucharistie, en reprenant ce qui était dans la Tradition de l’Église :
l’Eucharistie est tout à la fois mémorial de l’œuvre de Dieu, communion
ecclésiale, sacrifice pour le péché, anticipation de la joie éternelle
; alors que les générations précédentes s’étaient polarisées sur
l’eucharistie comme propitiation pour le péché. Le Concile élargit le
regard, avec le risque qu’on finisse par négliger le sacrifice pour le
péché, qui est certainement la dimension sur laquelle les explications
ont manqué dans ces dernières décennies.
Pour ce qui est de la place de l’homme dans le Concile, le Concile
s’adresse à une humanité qui a une vie terrestre plus longue et surtout
des moyens incroyables de changer la vie sur cette terre : des réalités
qui paraissaient de l’ordre de la fatalité, et donc pour lesquelles on
ne pouvait que s’adresser à Dieu, sont entre nos mains : la santé,
l’ordre social... Il faut bien que l’Église dise quelque chose de tout
cela. Voilà qui justifie que Vatican II parle largement de l’homme. Mais
je crois que le Concile, en tout cas dans ses textes, est beaucoup plus
conscient qu’on ne le croit du risque pour l’humanité de s’enfermer
dans ce qu’elle construit, et d’oublier que sa vie est un don de Dieu,
et que Dieu a infiniment mieux à lui donner, et qu’elle est faite pour
infiniment mieux que tout ce qu’elle pourra construire – et qu’elle
risque de refuser.
Abbé de Tanoüarn Il y a effectivement un extrême
sérieux des résumés théologiques du Concile, qui constitue dans beaucoup
de domaines, pour le chrétien d’aujourd’hui, une invitation à
l’excellence. Au fond, c’est la question du sacerdoce des fidèles qui
est sous-jacente, c’est-à-dire que si les chrétiens sont un peuple de
prêtres, comme dit saint Pierre citant l’Exode, ils sont bien appelés à
une forme de perfection et donc de liberté personnelle. Et il faudrait
que cette Église d’après le Concile puisse aussi donner les moyens de
cette liberté personnelle (qui est aussi, parfois, une liberté critique)
à ceux au moins qui, loyalement envers elle, veulent l’exercer.
La réforme liturgique est sans doute l’héritage le plus controversé de Vatican II. Est-ce que ce n’est pas un domaine où le Concile – ou l’esprit du Concile – a péché par une forme de conformisme naïf à ce qu’il pensait que le monde attendait ?
Mgr de Moulins-Beaufort À cause de la concomitance
entre les réformes suscitées par le Concile et cette crise dans laquelle
la société est entrée, la liturgie n’a plus été comprise. L’était-elle
parfaitement avant le Concile ? J’en doute un peu. Le besoin de
retrouver les clés de ce monde symbolique, rituel, est ancien, car
l’homme moderne a du mal à s’y retrouver. La réforme liturgique, à
partir du moment où elle donnait l’impression que chacun pouvait
bricoler ce qu’il voulait, a laissé libre cours à l’homme moderne
qu’était chaque prêtre – ou chaque fidèle – avec son incapacité à
comprendre ce qu’est un rite. Nous avons là beaucoup de travail pour
comprendre de manière plus profonde ce qu’est un rite, et ce qu’il nous
apporte.
Abbé de Tanoüarn Le problème de la réforme
liturgique, c’est qu’allant dans le sens du rationalisme moderne, elle a
professé l’idée qu’il fallait avant tout comprendre. Or le propre de la
liturgie, c’est de présenter un mystère. Et face à ce mystère, le
rationalisme et la platitude des traductions ne suffisent pas. Le mot
“Agneau de Dieu”, qu’il soit dit en latin ou en français, reste un mot
très étrange, et à un moment où l’on veut tout expliquer, on ne se
débarrasse pas pour autant de ces traces du mystère antérieur qui
demeurent sans qu’on en comprenne le sens. Je crois, et Benoît XVI en a
vraiment une conscience très aiguë, qu’il faut revenir à la liturgie
comme mystère, comme manifestation d’une présence que les mots ne
résument pas, et comme manifestation de la puissance de Dieu dans notre
monde, comme mystère de la foi. La liturgie est, par excellence, le
mystère de la foi, et je crois que c’est à ce titre qu’elle peut être
attractive et non pas dans la prétention de tout expliquer, de tout
traduire, et de tout montrer.
Mgr de Moulins-Beaufort Je me retrouve bien dans ce
que vous dites, j’en tirerais pourtant des conséquences légèrement
différentes. La traduction en langue vernaculaire a fait la preuve que
ce qui faisait qu’on ne comprenait pas dans la liturgie, n’était pas la
langue mais le mystère, c’est ce qui s’y passe réellement. Je n’en tire
pas la conséquence qu’il ne faudrait pas traduire, au contraire. Dans la
liturgie de Paul VI, on a enlevé beaucoup de mots par rapport à la
liturgie ancienne où le prêtre a constamment quelque chose à dire et à
faire. Personnellement, je pense que c’est un des bénéfices de cette
réforme, même si je crois être capable de voir la beauté de toutes les
citations bibliques qui émaillaient ainsi la célébration. Le mystère
central, c’est l’acte du Christ auquel il nous est donné de participer à
travers l’Eucharistie. On peut l’envelopper de plus ou moins de gestes
religieux ou sacrés. Mais ce qu’il faut c’est que nous comprenions que
nous devenons participants d’un acte du Christ et de l’Église qui nous
dépasse et qui nous engage en même temps, et qui est au-delà de ce que
nous sommes capables d’avoir en conscience claire et distincte à chaque
moment exprimée dans des mots.
Un autre point épineux est la question de la liberté religieuse. On a l’impression que sur ce point personne ne parle de la même chose : pour les uns il s'agit d’organiser les rapports entre l’Église et l’État, pour les autres du rapport de l’individu à la vérité…
Abbé de Tanoüarn Le grand rappel des papes du XIXe
siècle, c’est qu’on ne peut pas être indifférent en matière religieuse,
que la liberté humaine ne peut pas créer sa vérité et que donc la parole
de Dieu doit être reçue comme telle, avec l’autorité que cela suppose,
par les hommes. En ce XIXe siècle où la liberté devient une idole, où la
liberté de croire devient finalement la liberté de créer sa croyance,
les papes se sont opposés à cela avec beaucoup de force. Et ce qu’ils
appellent la liberté de conscience, c’est cette liberté de fabriquer sa
croyance, que Grégoire XVI a absolument raison d’appeler un “délire”. On
a souvent confondu, dans la critique du Concile, cette liberté de
conscience avec la liberté religieuse : la liberté religieuse c’est une
question politique, touchant les rapports entre l’Église et l’État, qui
dépend évidemment des circonstances : de quel type d’État s’agit-il, et
quelle est la situation de l’Église dans le pays concerné. Autrement
dit, la liberté religieuse, c’est une négociation. L’Église veut
négocier, dans la société, un rôle public, une parole publique et une
parole de vérité. Je crois du coup que cette question de la liberté
religieuse est une fausse question chez les traditionalistes qui les a
conduits à sacraliser un état de la relation entre l’Église et l’État,
en oubliant le côté circonstanciel de l’affaire. Mais ce qu’il faut
condamner absolument, et ce que je crois l’Église condamne toujours,
c’est ce que les papes du XIXe siècle avaient appelé la liberté de
conscience – qui n’a rien à voir, rappelle Pie XI, avec la liberté des
consciences, que bien entendu l’Église défend depuis toujours : la foi
n’a pas de sens en dehors de la liberté de la conscience qui la
professe.
Mgr de Moulins-Beaufort Je ne dirais pas que la liberté religieuse est une négociation. Dans Dignitatis humanae,
elle est fondée comme un droit de l’homme. L’Église affirme la liberté
religieuse comme un droit à opposer à l’État et à la société, elle dit
le droit pour chacun d’adhérer à la vérité, elle n’est certainement pas
le droit à l’indifférentisme ou la possibilité pour chaque homme de
remplir comme il lui plaît la part religieuse de son être. La confusion
décrite par l’abbé de Tanoüarn est fréquente. Après quelques débats, le
texte de Vatican II sur la liberté religieuse s’est concentré sur
l’affirmation d’un droit social : personne ne doit être contraint ou
empêché par la société d’embrasser une croyance. Mais c’est l’envers
d’un devoir moral, que souvent on oublie mais qui est un devoir grave,
dont tout homme aura à rendre compte, celui de chercher à connaître la
vérité et d’adhérer à toute la vérité que l’on reçoit. Ensuite sur la
base de cette distinction entre le devoir moral et le droit social,
effectivement l’Église négocie sa modalité d’action, et cela peut
prendre des formes très diverses, il n’y a pas là de modèle unique. La
constante est qu’il n’appartient pas à l’État de décider à la place des
citoyens à quelle religion ils adhèrent et comment ils y adhèrent. La
mise en avant par l’Église de la liberté religieuse s’appuie sur l’idée
que les hommes sont appelés à l’excellence qui leur est ouverte – même
si le constat qu’on fait souvent est que les hommes se contentent de la
médiocrité qui leur est abondamment proposée. De cette médiocrité-là,
les papes étaient conscients, et c’est à cause d’elle qu’ils ont bien
fait de s’opposer au monde moderne tel qu’il apparaissait : il faisait
émerger certainement des idées justes, belles, intéressantes, mais aussi
une immense masse d’idées médiocres qui stérilisent les esprits et qui
empêchent les hommes d’exercer leur liberté. Le rôle de l’Église, au
moins d’elle, est d’appeler les hommes à vivre selon le meilleur de leur
liberté, chose que nous ne pouvons faire, nous le savons, que dans la
grâce du Christ.
En guise de conclusion, s’il y avait une chose à retenir de Vatican II, quelle serait-elle ? Et que répondez-vous à ceux qui, à l’occasion de cet anniversaire, réclament un “Vatican III” ?
Abbé de Tanoüarn Vatican III, aujourd’hui, ce serait
très compliqué en raison du pouvoir médiatique, qui ne laisserait pas
forcément à ses délibérations une juste indépendance et une juste paix.
Ne risquerait-on pas de mettre la vérité chrétienne aux mains de groupes
de pression non catholiques ? Quant à ce que je retiens de Vatican II,
c’est avant tout d’avoir posé la question du rapport entre la vérité
chrétienne et la liberté que l’Homme majusculaire revendique, et d’avoir
posé cette question avec force, en prenant des risques vis-à-vis de la
doctrine, trop de risques, mais en imposant cette question comme
décisive. Les réponses sont encore à venir…
Mgr de Moulins-Beaufort Quant à un Vatican III,
puisqu’un concile est un acte du magistère solennel de l’Église, il ne
faut pas qu’ils soient trop fréquents, sinon ils perdraient leur
caractère solennel. Il y a beaucoup de richesses dans Vatican II à la
hauteur desquelles nous ne sommes pas encore situés ; par ailleurs, je
pense que la crise à laquelle Vatican II a voulu répondre est toujours
là. Sans vouloir être prophète, si un jour nous arrivions à l’unité
visible avec les orthodoxes ou les protestants, alors là oui, il
pourrait être nécessaire de réunir un nouveau Concile pour la sceller
par un acte engageant tous les successeurs des apôtres.
Je retiendrai de Vatican II un double geste : l’intronisation de la Parole de Dieu qui se faisait au début de chaque session, qui est une intronisation du Christ ; et le geste de Paul VI qui, allant, en Terre sainte, explique qu’il y va pour se prosterner aux pieds du Christ. Je pense qu’on ne peut bien lire Vatican II que si on le comprend comme un acte de foi dans la seigneurie du Christ.
Débat animé par Laurent Dandrieu