SOURCE - FSSPX - Lettre à Nos Frères Prêtres n°57 - mars 2013
Cependant, si une réforme quelconque est nécessaire, et plus encore s’il s’agit d’une réforme générale, cela signifie que l’état présent est inadéquat, insatisfaisant, critiquable, préjudiciable, etc.
Remarques préalables sur la notion de réforme
Fondamentalement, on peut dire qu’il y a besoin de réformer lorsque certains éléments présents sont devenus inutiles, voire nocifs, et/ou lorsque certains éléments encore absents sont devenus utiles, voire nécessaires. La réforme, d’une part, supprimera ces éléments qui, de par l’évolution des temps et des choses, sont devenues inutiles, voire nocifs ; d’autre part, ajoutera ces éléments qui, de par l’évolution des temps et des choses, sont devenues utiles, voire nécessaires.
Pour qu’une réforme, toutefois, soit fondée en raison, il convient de la faire précéder d’un état des lieux : il s’agit de savoir ce qui, dans l’édifice existant, est vermoulu, obsolète, dangereux, branlant, mais aussi manquant. Seule, une telle analyse permet d’apporter les remèdes adéquats aux maux dont souffre en fait cet édifice. Cet état des lieux, raisonnablement nécessaire avant toute réforme, peut être l’œuvre, soit de celui qui entreprend la réforme, soit de ceux qui l’ont précédé.
Nécessité d’un état des lieux
Appliquons ces remarques, valables pour une réforme quelconque, au cas précis d’une réforme générale de la liturgie. Si, au moment du concile, une réforme générale est nécessaire, cela signifie que l’état de la liturgie est alors inadéquat, insatisfaisant, critiquable, préjudiciable, etc. Il convient donc d’établir un état des lieux de cette liturgie existante pour déterminer les éléments à supprimer, à modifier ou à ajouter. Ainsi qu’il a été dit, un tel état des lieux peut être établi, soit directement par la CSL elle-même, soit en reprenant un état des lieux brossé antérieurement.
A priori, dans ce deuxième cas, il s’agirait de reprendre l’état des lieux établi par les papes précédents dans le cadre de leurs successives réformes liturgiques. En effet, le pape saint Pie X a réformé la musique sacrée (1903) ; restauré la communion fréquente (1905) et celle des petits enfants (1910) ; réformé le bréviaire (1911). Le pape Pie XII a modifié certains rites du sacrement de l’Ordre (1947) ; publié une longue encyclique consacrée exclusivement à la liturgie (1947) ; réformé la Semaine sainte (1951-1955). Le pape Jean XXIII a réformé le Code des rubriques (1960). A ces diverses occasions, ils ont établi des états des lieux au moins partiels de la liturgie existante.
La CSL et les réformes liturgiques précédentes
Dans quelle mesure la CSL se réfère-t-elle à des états des lieux et à des réformes liturgiques des papes précédents ? En examinant les références de la CSL, nous pouvons en compter 42. Parmi celles-ci, 23 proviennent de l’Écriture, 8 de la liturgie elle-même, 9 des Pères de l’Église. Restent 5 citations du Magistère, mais qui appartiennent toutes au concile de Trente et portent sur des points doctrinaux, non de réforme. Si nous examinons maintenant le texte de la CSL, nous constatons qu’il ne comporte pratiquement aucune allusion aux réformes liturgiques des papes précédents. La CSL en parle à propos du bréviaire (CSL 87), où le concile veut « poursuivre l’œuvre heureusement inaugurée par le Siège apostolique ». La CSL en parle à propos de la musique sacrée (CSL 112 et 117), où sont cités « les Pontifes romains qui, à la suite de saint Pie X, ont mis en lumière la fonction ministérielle de la musique sacrée ». C’est tout, et ce n’est pratiquement rien.
Certes, une connaissance approfondie du corpus liturgique des papes ayant précédé Vatican II permet de repérer certaines citations implicites : ainsi, CSL 14 cite Tra le sollecitudini de saint Pie X, CSL 48 cite Divini cultus de Pie XI et CSL 43 cite le discours de Pie XII du 22 septembre 1956. Mais il s’agit d’une seule phrase, reprise plus pour la pertinence de la formule que pour l’autorité magistérielle, comme le manifeste l’absence de référence. En revanche, on ne trouveaucune formule inscrivant explicitement la réforme générale de la liturgie dans la continuité des réformes engagées successivement par les pontifes du XXe siècle. Il n’aurait pourtant pas été difficile de trouver les textes opportuns, que les rédacteurs de la CSL connaissaient parfaitement.
Ainsi, dans sa Constitution apostolique Divino afflatu, saint Pie X écrivait que, « par les dispositions prises ici, Nous avons fait un premier pas vers la correction du bréviaire romain et du missel ; pour cette œuvre, Nous constituerons prochainement un Conseil spécial ou, comme on dit, une Commission ». La CSL ne fait aucune allusion à ce texte apparemment si favorable à son dessein. Elle ne fait non plus aucune allusion au Motu proprio Abhinc duos annos du même saint Pie X, détaillant le projet d’une réforme liturgique. La Congrégation des Rites, dans son décret Cum hac nostra ætate du 23 mars 1955, écrivait aussi : « Le souverain pontife Pie XII, en raison de sa sollicitude et de sa charge pastorale, a remis l’étude de la question [liturgique] à une commission spéciale d’experts à qui a été confiée l’étude d’une réorganisation générale liturgique. Après un examen approfondi de la question, ils décidèrent que les rubriques en vigueur devaient être réduites à des règles plus simples (…) en attendant que d’autres mesures soient prises ». Or, la CSL n’en dit rien. De la même façon, dans Rubricarum instructum, Jean XXIII notait : « En 1956, tandis que se poursuivaient les études préparatoires pour la réforme générale de la liturgie, Notre Prédécesseur [Pie XII] voulut entendre l’avis des évêques au sujet d’une future réforme du bréviaire romain. (…) Il décida que la réforme générale et systématique des rubriques du bréviaire et du missel devait être affrontée et il en confia la tâche à la Commission spéciale d’experts, à laquelle avait été déjà demandée l’étude de la réforme générale de la liturgie ». La CSL omet aussi ce texte récent.
Bref, les liturgistes qui préparèrent la CSL, et qui connaissaient ces textes et bien d’autres, n’y font aucune allusion. Cette omission systématique ne peut être un oubli : il faut admettre que la CSL n’a pas entendu justifier sa réforme générale à partir des réformes partielles des papes précédents.
La CSL et l’analyse critique de la liturgie précédente
La CSL a-t-elle alors voulu réaliser elle-même l’état des lieux liturgique, pour que celui-ci soit conforme à son dessein de réforme générale ? Aussi étrange que cela puisse paraître, la réponse est entièrement négative. La CSL, immense programme de réforme liturgique, n’a procédé à aucun état des lieux, à aucun bilan critique de la liturgie en place.
Le « Préambule » de la CSL pourrait cependant faire illusion, en ce qu’il semble donner des motifs de réforme : « Puisque le saint concile se propose de faire progresser la vie chrétienne de jour en jour chez les fidèles ; de mieux adapter aux nécessités de notre époque celles des institutions qui sont sujettes à des changements ; de favoriser tout ce qui peut contribuer à l’union de ceux qui croient au Christ et de fortifier tout ce qui concourt à appeler tous les hommes dans le sein de l’Eglise, il estime qu’il lui revient à un titre particulier de veiller aussi à la restauration et au progrès de la liturgie. » Cependant, les quatre motifs allégués sont rapportés, non à la réforme, mais au concile lui-même. Le concile est réuni pour ces quatre motifs et, en conséquence, s’occupe de « instaurare et fovere sacram liturgiam ». Mais aucune déficience particulière de la liturgie en place n’est avancée, qui manifesterait en quoi et pourquoi il conviendrait de réformer la liturgie.
Nous nous trouvons donc devant une situation absolument extraordinaire, qui toutefois n’a pratiquement jamais été soulignée : une réforme générale de la liturgie, « la plus grande réforme liturgique qui se soit jamais accomplie dans l’histoire de l’Église » (Annibale Bugnini, « Dieci anni », Notitiæ 88, décembre 1973, p. 395), une réforme qui doit se continuer « sans limite de temps, d’espace, d’initiative et de personne, de modalité et de rite, afin que la liturgie demeure vivante pour les hommes de tous les temps et de toutes les générations » (« Rinnovamento nell’ordine », Notitiæ 61, février 1971, p. 52), est proposée sans aucun examen critique de la liturgie en place.
La CSL semble considérer comme allant de soi, de façon quasi kantienne, la proposition suivante : « Il faut réformer la liturgie ». Les Pères conciliaires ont admis implicitement, par leur vote, cette « évidence ». Mais comme celle-ci n’était aucunement explicitée, les Pères l’ont sans aucun doute comprise chacun à sa manière, d’où les dissensions de l’après-concile.