SOURCE - Le Forum Catholique - 3 octobre 2017
On a vu, dans la partie précédente, ce qui sépare les principes professés par les évêques anticoncordatistes de 1802, considérés avec le plus grand sérieux à Rome comme en France, et les inventions d’un certain traditionalisme d’aujourd’hui. Il convient à présent d’examiner l’attitude pratique adoptée par les évêques hostiles au Concordat : ont-ils, sous prétexte d’opposition à la nouvelle législation religieuse, exigé de leurs adhérents un rigoureux « nullam partem » avec la hiérarchie concordataire?
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On a vu, dans la partie précédente, ce qui sépare les principes professés par les évêques anticoncordatistes de 1802, considérés avec le plus grand sérieux à Rome comme en France, et les inventions d’un certain traditionalisme d’aujourd’hui. Il convient à présent d’examiner l’attitude pratique adoptée par les évêques hostiles au Concordat : ont-ils, sous prétexte d’opposition à la nouvelle législation religieuse, exigé de leurs adhérents un rigoureux « nullam partem » avec la hiérarchie concordataire?
Il faut souligner tout d’abord que l’attitude des trente-six évêques anticoncordatistes n’est pas uniforme et évolue avec le temps en prenant des directions diverses : tandis que deux évêques, après avoir adhéré aux Réclamations canoniques de Mgr Asseline, donnent leur démission dès l’époque de l’Empire (1) et que la majorité des opposants encore en vie se rallie de fait au Concordat sous la Restauration, trois prélats persistent dans leur résistance au-delà de 1816 (2).
Cependant, malgré cette importante réserve, il faut répondre aussitôt par la négative à la question posée : les évêques anticoncordatistes n’ont pas adopté une doctrine de nullam partem comme fondement de leur attitude pratique.
En effet, comme l’a bien souligné Camille Latreille, ces évêques, qui ont refusé la Constitution civile du clergé, répugnent profondément au schisme. Ainsi consentent-ils à l’exercice des pouvoirs dans leurs diocèses par les évêques désignés par le pape, qu’ils regardent comme des vicaires apostoliques délégués par le Saint-Siège. Mgr de Thémines, ancien évêque de Blois, qui se révèle par la suite l’un des animateurs les plus intransigeants du clergé anticoncordataire, interdit lui-même à ses vicaires généraux de continuer à porter ce titre (3). S’ils contestent ses titres à la nouvelle hiérarchie concordataire, les anciens évêques n’interdisent donc en aucun cas de communiquer avec elle.
Il est vrai que la situation se complique en raison de l’attitude des anciens évêques constitutionnels. En effet, en mars 1802, Bonaparte fait figurer, malgré la répugnance de Pie VII, douze anciens constitutionnels parmi les quarante-cinq premiers évêques nommés, ce qui est également un motif de scandale pour les prélats anticoncordatistes. Ceux-ci, pourtant, se résignent tout d’abord à l’exercice des pouvoirs épiscopaux par ces évêques issus du schisme constitutionnel parce qu’ils croient qu’ils se sont pleinement rétractés. Ce n’est que lorsqu’il apparaît qu’au moins six de ces nouveaux évêques, dont l’attitude fera l’objet d’une autre partie, n’ont en réalité fait aucune rétractation de leur conduite schismatique pendant la Révolution, que l’attitude des anticoncordatistes concernés se modifient.
C’est le cas notamment dans le diocèse d’Angoulême, dont il a déjà beaucoup été question dans cette série. En 1802, Bonaparte choisit, à la place de Mgr d’Albignac, évêque d’Ancien Régime non démissionnaire, Dominique Lacombe, ancien frère de la Doctrine chrétienne, curé, puis évêque métropolitain constitutionnel de Bordeaux, qui se révèle rapidement l’un des plus intraitables des anciens assermentés. Alors que le légat Caprara le croit rétracté, ce qui a permis son installation sur le siège d’Angoulême, il proteste hautement de son attachement à la Constitution civile du clergé et de sa persévérance dans les principes qu’il a professés pendant la Révolution (4).
Cette attitude très polémique, qui non sans raison consterne aussi bien Rome que le clergé local, entraîne un changement notable dans la conduite de l’ancien évêque. Alors que le 4 juillet 1802, Mgr d’Albignac, sans démissionner de son ancien siège, avait consenti à l’exercice des pouvoirs par Mgr Lacombe, il révoque sa première ordonnance le 12 septembre suivant et continue donc leurs pouvoirs à ses deux vicaires généraux, les abbés de Chabrignac et de Lafitte (5).
Dès lors, pour l’ancien évêque d’Angoulême, Mgr Lacombe doit être tenu pour un schismatique et un intrus, comme l’étaient les évêques constitutionnels pendant la Révolution (6).
Cependant, si Mgr d’Albignac tend alors à s’enfermer dans une intransigeance de plus en plus rigoureuse, il faut relever que même alors, ses vicaires généraux hésitent à imposer à leurs rares partisans une attitude de nullam partem. Le 30 septembre 1802, l’abbé de Chabrignac, qui refuse de s’intégrer dans la nouvelle organisation concordataire et de communiquer avec Mgr Lacombe, estime ainsi qu’on « peut entendre la messe des prêtres adhérents » à l’évêque concordataire et se demande, sans apporter de réponse, s’il est possible de recevoir d’eux les autres sacrements ; en effet, il juge, dans une lettre du 27 octobre, le culte secret « moralement impraticable dans les circonstances actuelles » ; désespéré à l’idée que cinq cent mille âmes puissent s’être détournées de la voie du salut en se plaçant sous la houlette d’un faux pasteur intrus, le grand vicaire de Mgr d’Albignac estime qu’il faudrait peut-être reconnaître du moins à Mgr Lacombe une « juridiction colorée », c’est-à-dire un titre vicieux dans son origine, mais qui permettrait du moins de ne pas considérer le nouvel évêque comme un intrus. L’abbé de Chabrignac semble persister dans cette opinion le 26 juillet 1803, date à laquelle s’interrompt sa correspondance conservée (7).
On est donc très loin d’un nullam partem définitif et péremptoire, et on serait bien sévère en ne relevant pas l’abîme qui sépare ces prêtres attachés à la juridiction d’évêques qui à leurs yeux n’ont pas été régulièrement déposés de prêtres et de laïcs d’aujourd’hui qui croient qu’il suffit de prononcer le mot de nécessité pour refuser absolument de communiquer avec les pasteurs légitimes. La différence est d’autant plus manifeste qu’à la date où écrit l’abbé de Chabrignac, Mgr Lacombe, n’ayant fait aucune véritable rétractation, n’a pas été réellement réconcilié avec l’Eglise, si bien que le pape refuse de lui donner le moindre signe de communion. Il aurait été intéressant à cet égard de connaître la position de l’abbé de Chabrignac après la rétractation enfin arrachée à Mgr Lacombe par Pie VII en décembre 1804 (8) ; rien ne permet cependant de la connaître avec certitude.
On peut certes rapprocher l’impasse pratique dans laquelle se trouve bientôt le petit groupe des ecclésiastiques anticoncordataires d’Angoulême, qui, de l’aveu de l’abbé de Chabrignac, semblent n’avoir pas été plus de trois ou quatre, la plupart n’exerçant pas le ministère, de l’enfermement psychologique et pastoral d’une certaine « résistance » contemporaine (9). Cependant, c’est faire décidément beaucoup d’honneur aux adhérents de cette dernière que de les comparer à des confesseurs de la foi dont les raisons canoniques et doctrinales n’avaient rien de fantaisiste, et certainement l’on ne perdrait rien en cessant d’assimiler les « résistants » à la « Petite Eglise », dont les principes étaient tout différents. C’est précisément, du reste, parce qu’ils n’admettaient pas l’état de nécessité invoqué par Pie VII pour justifier une démarche inouïe, qui a été légitimement décrite par les historiens comme un complet « renversement » de l’Eglise gallicane d’Ancien Régime (10), que les évêques anticoncordatistes et leur clergé ont refusé le Concordat.
Comme on l’a dit dans d’autres parties de cette série, s’il fallait rapprocher les positions ecclésiologiques et canoniques des « résistants » d’aujourd’hui de celles d’ecclésiastiques de l’époque révolutionnaire, ce serait de celles des constitutionnels, de ces jureurs mêmes pour lesquels ils n’ont pas de mots assez durs. Mais peut-être est-il possible, malgré la farouche hostilité qui séparait les clergés constitutionnel et anticoncordataire, de rapprocher par leur tour d’esprit leurs franges les plus extrêmes, comme a pu le faire en termes saisissants l’abbé Jean Leflon à propos des deux évêques ennemis de Blois, Mgr de Thémines, le plus intransigeant des évêques anticoncordatistes, et le célèbre évêque constitutionnel Grégoire, qui refuse jusqu’au bout de se rétracter :
Chez eux, même passion, même obstination, même rigidité de principes, même absolu dans les jugements, même ardeur dans la polémique, même bonne foi. Esprits entiers poussant jusqu’au bout la logique d’une idée sans soupçonner ses déviations possibles, ni ses rectifications nécessaires, ils sont de ceux que la contradiction stimule au lieu d’arrêter, entête au lieu de faire réfléchir. Ils incarnent deux doctrines contraires, deux époques, deux régimes, deux classes, deux mentalités, au point qu’ils sont l’un et l’autre représentatifs de deux attitudes, de deux systèmes, de deux églises schismatiques. Jusqu’au bout, ils prétendent, contre Rome, sauver la religion, jusqu’au bout, ils condamnent comme une compromission politique le Concordat. Fidèles à leur idéal chrétien qu’ils estiment avili, aux droits du passé qu’ils trouvent méconnus, ils s’enferment dans un isolement superbe, enveloppant d’une pitié également méprisante et ceux qui se trompent et ceux qui se laissent tromper (11).
(A suivre)
Peregrinus
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(1) Camille Latreille, Après le Concordat. L’opposition de 1803 à nos jours, Hachette, Paris, 1910, p. 126.
(2) Jean-Pierre Chantin, « Anticoncordataires ou Petite Eglise ? Les oppositions religieuses à la loi du 18 germinal an X », dans Chrétiens et Sociétés, n°10, 2003, p. 95-107.
(3) Camille Latreille, op. cit., p. 8-9.
(4) Bernard Plongeron, Des résistances religieuses à Napoléon, Letouzey & Ané, Paris, 2006, p. 167.
(5) Camille Latreille, op. cit., p. 12.
(6) On pourra comparer ce durcissement de la position de l’évêque d’Ancien Régime avec celle de son ancien grand vicaire, le chanoine Vigneron, qui tout en reprochant vivement à Mgr Lacombe sa conduite, le reconnaît pour son légitime évêque dans la mesure où la validité de sa rétractation est « une affaire à arranger avec [son] confesseur » (Archives Nationales, F/19/5664, Copie d’une lettre attribuée au nommé Vigneron).
(7) On trouve de larges extraits de la correspondance de l’abbé de Chabrignac dans Jean-Pierre-Gabriel Blanchet, Le clergé charentais pendant la Révolution, Despujols, Angoulême, 1898.
(8) André Latreille, Napoléon et le Saint-Siège (1801-1808). L’ambassade du cardinal Fesch à Rome, Félix Alcan, Paris, 1935, p. 356.
(9) On pourrait certes citer des cas où l’attitude des anticoncordataires était plus nettement schismatique, notamment dans les diocèses dont l’évêque d’Ancien Régime était mort ou démissionnaire, par exemple dans la métropole de Rouen, agitée par le schisme dit clémentin alors que l’archevêque d’Ancien Régime était décédé en exil pendant la Révolution. Voir, sur ce schisme, Charles Ledré, La réorganisation d’un diocèse français au lendemain de la Révolution. Le cardinal Cambacérès, archevêque de Rouen (1802-1818), Plon, Paris, 1943, p. 350-370. Ainsi l’abbé Clément, animateur de la secte, n’hésite-t-il pas à désigner l’Eglise « concordatiste » comme la « synagogue de Satan ».
(10) Voir, par exemple, Simon Delacroix, La réorganisation de l’Eglise de France après la Révolution (1801-1809), t. I, Les nominations d’évêques et la liquidation du passé, Editions du Vitrail, Paris, 1962, p. 109. Mgr Delacroix cite (ibid., p. 110) une lettre du 27 septembre 1801 de Monsieur Emery, peu suspect d’opposition au Concordat, qui témoigne du caractère inouï des exigences pontificales : « Dans le vrai, la mesure dont il s’agit est bien violente ; il n’y en a pas d’exemple ; le Pape n’a pas pu en citer un seul. »
(11) Jean Leflon, Etienne-Alexandre Bernier, évêque d’Orléans, et l’application du Concordat, Plon, Paris, 1938, t. II, p. 12-13.