SOURCE - Paix Liturgique - lettre 672 - 11 décembre 2018
L'abbé Claude Barthe vient de publier aux Editions Via romana une étude majeure consacrée à l'histoire de la Nouvelle messe. Pour y voir plus clair et inviter nos lecteurs à acquérir au plus vite cet ouvrage, nous avons demandé à son auteur de préciser son projet en répondant à quelques-unes de nos questions. Notons que cette étude intéressera tout particulièrement ceux qui n'ont pas vécu eux-mêmes ces turbulences mais qui désirerons en mesurer le plus exactement possible les étapes et les enjeux.
L'abbé Claude Barthe vient de publier aux Editions Via romana une étude majeure consacrée à l'histoire de la Nouvelle messe. Pour y voir plus clair et inviter nos lecteurs à acquérir au plus vite cet ouvrage, nous avons demandé à son auteur de préciser son projet en répondant à quelques-unes de nos questions. Notons que cette étude intéressera tout particulièrement ceux qui n'ont pas vécu eux-mêmes ces turbulences mais qui désirerons en mesurer le plus exactement possible les étapes et les enjeux.
Pourquoi avez-vous donné ce titre, La Messe de Vatican II, à votre livre?
De même qu’on parle de Messe tridentine pour qualifier la messe codifiée par Pie V après le concile de Trente, l’appellation adéquate de la messe composée par Paul VI en suite du concile Vatican II me semble être : Messe de Vatican II. Certes, comme on l’a souvent remarqué, le Consilium (Commission) institué par Paul VI en 1964, pendant le Concile par conséquent, pour appliquer la réforme liturgique voulue par Vatican II, est allé au-delà de ce qu’un certain nombre d’évêques du Concile imaginaient. Mais le texte qu’ils avaient voté, Sacrosanctum Concilium, prévoyait une « révision » de toute la liturgie romaine, et notamment de la messe, et ouvrait la voie à ce qu’a été cette réforme par une série de dispositions très ouvertes. En fait, Vatican II a hérité de tout le travail de préparation qu’avait accompli le Mouvement liturgique des années 50, organisé en véritable groupe de pression, spécialement en France (le CPL, puis CNPL, Centre national de Pastorale liturgique), en Belgique, en Allemagne, prônant la concélébration, la messe face au peuple, l’infusion de langue vernaculaire, la suppression de l’offertoire « doublet » du canon, etc.
Il faut bien se rendre compte qu’à l’époque où s’est ouvert Vatican II, tout le monde voulait réformer, un peu, beaucoup, passionnément, selon les tendances, sans jamais se poser la question : « pourquoi réformer ? », car il allait de soi que la liturgie devait être transformée. Aujourd’hui, au vu des résultats pastoraux, cet enthousiasme fébrile est complètement tombé, au point que de nouvelles modifications importantes venues de Rome sont devenues impensables.
Mais cette volonté de réforme très particulière, consistant à opérer une adaptation au monde moderne, sans s’inquiéter du fait qu’il s’était bâti contre la religion et en s’imaginant qu’on pouvait le « baptiser » peu ou prou, caractérise l’entier projet de Vatican II : réformer les rapports du pape et des évêques dans un sens plus collégial ; réformer la formation des prêtres ; réévaluer l’importance du sacerdoce commun des laïcs ; moderniser la vie religieuse ; réformer les rapports de l’Eglise et du monde ; repenser les rapports avec les religions non chrétiennes et avec les Eglises non catholiques ; réviser les rapports de l’Ecriture et de la tradition ; etc. Le tout avec un « souci œcuménique » devenu une sorte de leitmotiv. La transformation du culte divin n’était que l’un des aspects de tout cela, qui s’est avéré être le plus grand chambardement que l’Eglise a opéré dans l’histoire, d’elle-même et sur elle-même. Cette transformation du culte avait une particulière importance dans la mesure où elle a été la vitrine du rajeunissement que l’on entendait donner à l’Eglise.
Qu’est- ce qui caractérise cette transformation de la liturgie?
Plusieurs choses. D’abord, selon ce désir de tout remettre à neuf, la transformation de la liturgie a été totale : elle a concerné la toute la messe, tous les sacrements, l’ensemble de l’Office divin, toutes les bénédictions, toutes les cérémonies, sans aucune exception. Pensez qu’on a réformé jusqu’aux cérémonies de couronnement des statues de la Sainte Vierge, qu’on a totalement revu tous les rites latins particuliers, comme le vénérable rite mozarabe, qui n’est célébré pour une poignée d’assistants, dans deux ou trois chapelles d’Espagne.
L’autre caractéristique, conforme aux visées du Mouvement liturgique, a été de chercher à reconstituer un hypothétique état de la liturgie romaine avant les « ajouts » pratiqués par le Haut Moyen Âge, qui ont constitué la messe de l’époque de la réforme grégorienne, au XIe siècle, telle qu’en a hérité le Concile de Trente et telle s’est transmise jusqu’à nos jours. On voulait retrouver la messe romaine du IVe au VIe siècle comme qu’on l’imaginait. Et en même temps, il s’agissait de rendre accessible aux « hommes de ce temps » cette refondation. En fait, cette volonté d’adaptation à la sensibilité contemporaine s’est avérée la plus décisive et a recouvert l’hypothétique reconstitution du rite « vieux romain ».
Mais la caractéristique peut-être la plus importante dans les faits est assurément ce qu’on pourrait appeler le « bricolage ». Les réformateurs du Consilium, sous la direction de Mgr Bugnini et la supervision très active de Paul VI, se sont trouvés en mesure de tout transformer, reprendre, recomposer. Pour prendre l’exemple des oraisons de l’Office et de la messe dans les nouveaux livres : la grande majorité d’entre elles sont nouvelles ; quant à celles qui ont été reprises de l’ancien missel ou qui ont été puisées dans d’anciens sacramentaires, elles ont toutes été modifiées, au moins un petit peu. Chacun des réformateurs, membres de la Commission, experts, évêques appelés à donner leur avis, sans oublier Paul VI lui-même, avait tel ou tel thème de prédilection : la beauté de la Tradition apostolique d’Hippolyte (un document dont la teneur est controversée et dont on s’est inspiré pour composer la 2ème prière eucharistique) ; les similitudes à retrouver entre la première partie de la messe et le culte de la Synagogue ; la recherche d’un symbolisme pour notre temps ; la phobie des génuflexions et gestes médiévaux, etc. Leur travail fut extrêmement rapide, et du coup presque artisanal. Quant aux utilisateurs, les prêtres de terrain, ils étaient imprégnés par les thèmes du Mouvement liturgique et, compte tenu des libertés que laissaient les nouveaux livres, ils devenaient eux-mêmes d’autres réformateurs, d’autant que la célébration en langue populaire, avec une infinité de choix possibles, favorise grandement le jeu personnel des acteurs liturgiques. De Paul VI au dernier vicaire de paroisse, tout le monde réformait à plein régime. D’ailleurs, à la limite, on pourrait dire que, dans la nouvelle liturgie, l’acte de réformer est aussi important que le contenu de la réforme.
Le désir d’œcuménisme vers nos frères protestants explique-il ce désir de recréation?
Vers les protestants, en effet, dont certains représentants ont été invités comme observateurs de la composition de la réforme, et non vers les Orientaux, qui ont été délibérément écartés de cette fonction d’observateurs, tant l’esprit traditionnel des liturgies orientales s’opposait à cette recomposition de la liturgie romaine. On a peine à imaginer aujourd’hui l’importance de l’intention œcuménique qui animait Vatican II et tout ce qu’il a mis en œuvre. Lors du Concile, il suffisait, dira le P. Congar, d’invoquer l’argument : « c’est œcuménique ! », ou « ce n’est pas œcuménique ! », pour faire adopter ou au contraire faire repousser une proposition.
Il est évident que la généralisation de la célébration face au peuple intentionnelle (et non pas pour se tourner vers l’orient, comme c’était le cas dans les basiliques romaines) s’est faite dans un désir de rapprochement avec les protestants, plus d’ailleurs avec les calvinistes qu’avec les luthériens qui célébraient souvent « vers le Seigneur ». La célébration en langue vernaculaire allait aussi en ce sens, comme les affaiblissements des marques de révérence à la présence réelle (suppression de nombreuses génuflexions du prêtre, distribution de la communion par des laïcs, bientôt communion dans la main), l’infléchissement du rôle du célébrant qui de hiérarque devient président, et surtout l’amoindrissement de ce qui signifiait clairement que la messe est un vrai sacrifice (notamment par la suppression des prières sacrificielles de l’offertoire).
En présence des observateurs protestants, les réformateurs catholiques ont multiplié les prévenances : suppression, autant que possible, de tout ce qui rappelle l’intercession des saints ; cessation de l’utilisation de textes qui indiquaient l’assimilation de la Sainte Vierge et de la Sagesse de l’Ancien Testament ; et surtout, ils essayèrent de composer un lectionnaire qui s’accorderait avec celui que les diverses confessions protestantes tentaient de composer dans le même temps. Diverses réunions communes eurent lieu, notamment organisées par le Conseil œcuménique des Églises de Genève. Mais comme les catholiques voulaient aller très vite, l’harmonisation fut en définitive très modeste. Cependant c’est un lectionnaire tout nouveau qui fut réalisé, devant manifester que les catholiques aussi avaient un grand amour de l’Ecriture, et l’organisation plus que millénaire des lectures des dimanches abolie.
La brutalité de la réforme explique-t-elle son échec?
L’essentiel de la réforme, pour ce qui concerne la messe, s’est déroulé de 1964 à 1969, date de la publication du nouveau missel romain, soit en cinq ans au cours desquels on modifia un missel transmis pour l’essentiel depuis un millénaire, et en ce qui concerne son cœur, le canon romain, depuis au moins le IVe siècle (certes le canon a été conservé, mais comme l’une des prières eucharistiques). De 1964 à 1969, les modifications se sont succédé à un rythme intense, donnant l’impression qu’un rite réputé d’une fixité parfaite, qui symbolisait celle du catholicisme, était désormais entré dans une ère de changement perpétuel. Les plus grosses modifications furent : l’introduction des langues vernaculaires à la place du latin, la messe pouvant être dite totalement en langue vulgaire dès 1967 ; l’instauration d’un rituel de concélébration, en 1965 ; et, en 1968, la fin de l’unicité de la prière eucharistique, le canon, par la création de nouvelles prières eucharistiques : 3 en 1968, 13 à partir de 1969. 13 nouvelles prières, si on ne considère que les prières officielles, car les prières « sauvages » étaient, et sont encore très nombreuses : l’historien Luc Perrin estime qu’en 1966, 50 prières eucharistiques étaient en circulation dans les seuls Pays-Bas ; aujourd’hui-même, l’abbé Daniel Duigou, qui est resté curé de Saint-Merry, à Paris, jusqu’au mois dernier, explique dans une Lettre ouverte d’un curé au Pape François (Presses de la Renaissance, 2018), qu’il composait l’ensemble des textes de la messe, y compris la prière eucharistique, chaque dimanche, « à la lumière de l’actualité ».
Cette brutale radicalité de la réforme liturgique est étonnante. On est en présence d’un événement complètement atypique dans l’histoire de l’Église et même de la culture occidentale : d’un coup a été évacuée toute la richesse de la liturgie latine dans le but de mieux se faire entendre aux « hommes de ce temps ».
Or, ils ne sont pas rentrés dans les églises, et la grande majorité de ceux qui s’y trouvaient en sont sortis : en France, d’une pratique dominicale, en 1960, qui était en moyenne de 25% des Français, on est passé, en 2017, à moins de 2% de pratiquants (Ipsos pour La Croix, 12 janvier 2017). L’historien Guillaume Cuchet, dans son livre Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement (Seuil, 2018), dont l’une de vos Lettres a fait une recension, date le début de l’hémorragie de 1965, c’est-à-dire de la fin du Concile et du début de la réforme liturgique. Il l’explique par le fait que toute règle impérative de foi (il cite l’étonnante évolution de la prédication sur les fins dernières, qui évacue enfer et même purgatoire) et toute règle disciplinaire semblaient être suspendues par le grand bouleversement en cours. On dit parfois que la pratique se serait tout de même effondrée si, ni l’Eglise, ni sa liturgie, n’avaient changé. Le fait est que le changement, à tout le moins, a été incapable de retenir les pratiquants et d’en attirer d’autres.
Vous concluez sur l’originalité – vous dites sans précédent – d’une situation où cohabitent deux formes d’un même rite?
C’est que le nouvel Ordo Missæ a rencontré tout de suite un phénomène de « non-réception », au plus haut niveau, avec le Bref examen critique du nouvel Ordo Missæ des cardinaux Ottaviani et Bacci, et à la base, avec la célébration continuée de la messe ancienne par de nombreux prêtres, et en France par de nombreux curés, le tout entouré et soutenu par un important malaise au sein du peuple chrétien. Ce n’est pas le lieu de refaire toute l’histoire de cette opposition dont Paix liturgique diffuse l’expression depuis longtemps. Mais il faut constater qu’elle a été longtemps dominée par la figure Mgr Marcel Lefebvre, du fait qu’il était évêque et qu’il lui a donné un avenir en ordonnant des prêtres « non-acceptants », et qu’elle a rencontré une opposition réformiste, dont le chef de file a été le cardinal Joseph Ratzinger, lequel a eu l’intelligence d’entendre la souffrance des opposants – qu’il partageait largement – et qui a, en inspirant des textes romains successifs, en 1984, en 1988, et enfin, devenu Benoît XVI, en 2007, qui a redonné à la messe ancienne droit de Cité : le missel d’avant le Concile a été reconnu officiellement comme n’ayant jamais été abrogé.
Or, normalement, toute modification liturgique est obligatoire et remplace l’état antérieur. Sauf que cette réforme de Vatican II bouleversait tout. C’est spécialement pour cette raison – sa radicalité – que l’état antérieur a perduré et a finalement été officiellement consacré comme légitime. A la manière d’un rite oriental ? Non : il ne s’agit pas d’un rite liturgique concernant une région du monde, un pays, une province, comme le rite byzantin, le rite malabar, le rite ambrosien, le rite mozarabe, qui coexistaient avec le rite romain. Aujourd’hui, c’est l’état antérieur du rite romain qui coexiste avec son état postérieur. Ce qui est une nouvelle preuve du caractère sans précédent de cette réforme.
Il ne faut pas oublier que la liturgie est, selon l’adage lex orandi…, la représentation de l’enseignement de l’Eglise. Autrement dit, si on y réfléchit bien, c’est l’état de la doctrine catholique antérieur à Vatican II qui est ainsi reconnu comme non abrogé. Pourrait dire qu’il y a maintenant dans l’Eglise une doctrine « ordinaire » et une doctrine « extraordinaire »?
Claude Barthe La Messe de Vatican II. Dossier historique
Claude Barthe La Messe de Vatican II. Dossier historique
Chez Via Romana, 21 novembre 2018, 306p., 24€
Table des matières
Introduction : Une réforme d’aggiornamento
I. « Purifier » la liturgie romaine ?Le contexte sur le temps long : une rationalisation ambivalente
Le « Mouvement grégorien »
Les thèmes du Mouvement liturgique
Une « purification » de la liturgie romaine
La promotion de la participation des fidèles à nouveaux frais
Les réformes pianes
II. Un influent groupe de pression
En Belgique
En France
Dans l’aire germanophone
En Italie et en Espagne
Les réunions internationales
III. Une réforme en marche
Vers la suppression de l’offertoire sacrificiel
La concélébration
La célébration face au peuple
L’explosion de la participation : les langues vernaculaires et les « commentateurs »
Les paraliturgies
IV. L’aboutissement conciliaire
La préparation
Le baroud d’honneur des liturgistes tridentins
Sacrosanctum Concilium
Le débat sur la liturgie
Le texte conciliaire : la constitution Sacrosanctum Concilium
V. La première phase de la réforme : 1964-1968
La mise en place d’une « assemblée constituante »
Le passage du latin aux langues vernaculaires
La diffusion de la concélébration
La première étape de la réforme du missel
Un climat de grand chambardement
Le Mai 68 de la liturgie romaine : la fin de l’unicité de la prière eucharistique romaine
VI. Le missel de 1969
Le missel de Paul VI
Missel obligatoire ?
Le nouveau lectionnaire
Les messes à la maison, messes de groupes, messes « c’est la fête ! », « messes buffets », « messes au cirque »
Les traductions et adaptations pour une « liturgie pleinement rénovée »
VII. Une forme rituelle informe
Un univers rituel pulvérisé
Les gestes
Les paroles
La multiplication des libres choix
La confusion des langues
La messe nouvelle, lex orandi ?
VIII. Une hémorragie du sacré
L’arrière-fond œcuménique en direction du protestantisme
Une moindre expression de la présence réelle
Prêtre hiérarque ou président ?
Moins de transcendance, plus d’« insertion dans la vie »
IX. Un sacrifice estompé
Le contexte de « réévaluation » du sacrifice de la messe
Une expression faible de la messe comme sacrifice propitiatoire
Un glissement vers le « faire simplement mémoire »
X. Aperçu sur les livres nouveaux autres que le missel
Une refonte de tous les livres liturgiques
La nouvelle cérémonie du baptême des petits enfants : un rituel irénique
Le nouveau rituel de la confirmation, comme une joyeuse fête
Les nouvelles ordinations
L’affaiblissement de la prédication des fins dernières dans le nouveau rituel des funérailles
XI. La non-réception de la réforme
La bataille du latin (1964-1969)
Le Bref Examen critique des cardinaux Ottaviani et Bacci (1969)
XII. Les hommes et les organes du grand refus
Une nébuleuse d’opposition
La Contre-Réforme catholique de l’abbé de Nantes
Jean Madiran et la revue Itinéraires
Brésil et Italie
Arnaldo Vidigal Xavier da Silveira
Romano Amerio
Un réseau de messes de Saint-Pie-V
Les prêtres de terrain
Fontgombault et ses filles
Les bénédictins de Dom Gérard Calvet
Les messes « sauvages »
La Fraternité Saint-Pie X, Saint-Nicolas-du-Chardonnet
XIII. L’infructueuse recherche d’une troisième voie
XIV. L’impossible « restauration »
Conclusion. Une liturgie mondanisée