SOURCE - Côme de Prévigny - Fideliter - novembre/décembre 2012
Le 31 août dernier, l'ancien archevêque de Milan, Carlo Maria Martini, de la Compagnie de Jésus, est décédé. Ses récentes prises de position en faveur de la contraception artificielle avaient été son ultime hétérodoxie. ... Requiescat in pace !
Milan a donné cinq papes à l'Église et, au
xxe siècle, le prestigieux siège de saint
Ambroise et de saint Charles Borromée
envoya les cardinaux Ratti et Montini sur le siège de
Pierre : ils devinrent respectivement les papes Pie XI
et Paul VI. C'est dire si, dans les années qui suivirent,
les observateurs furent attentifs aux personnalités qui
étaient nommées dans la cité lombarde. Sans doute,
les pontifes romains ne l'étaient-ils pas moins, appréhendant
– ne sait-on jamais – de nommer là celui
qui pouvait devenir leur successeur. Peut-être était-ce
cette idée qui, un an après son élection, animait Jean-
Paul II lorsqu'il choisit Carlo Maria Martini, le recteur
de la Grégorienne, pour devenir archevêque de
Milan ? Pendant les vingt-deux années qu'il passa à la
tête du diocèse, ce jésuite charismatique et intelligent
a été souvent présenté par les médias comme le plus
crédible des papabile. Les années ont passé et aucun
conclave ne l'a finalement élu. Les journalistes se sont
contentés de le qualifier « d'antipape » ou de « pape
des non-croyants ». Ce 31 août 2012, le cardinal
Martini, l'un des plus célèbres cardinaux de son temps,
s'est éteint, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans.
L'archevêque exégète
Admis dans la Compagnie de Jésus à l'âge de dix-sept
ans, Carlo Maria s'était très vite fait remarquer
pour ses aptitudes intellectuelles. Deux fois docteur
en théologie, il fut nommé recteur de l'Institut biblique pontifical à quarante-deux ans
et il prit la tête de l'Université pontificale
grégorienne moins de dix ans plus
tard. Mais en ces lendemains de Concile,
la nouvelle théologie avait investi les
salles de cours de la cité éternelle. Le recteur
Martini était l'un de ses principaux
héritiers, lui qui n'avait jamais caché, ni
dans ses écrits ni dans ses propos, l'admiration
qu'il nourrissait pour ses deux
« éminents » confrères Pierre Teilhard
de Chardin et Karl Rahner. Lorsqu'il
quitta l'Université, il commença à synthétiser
ses travaux par de massives publications.
Pendant trois décennies, il fit
paraître une soixantaine d'ouvrages. Au
total, quelques millions d'exemplaires de
ses livres ont inondé les libraires catholiques
de la péninsule. Ainsi, les écrits
déconcertants du cardinal et ses prises
de position plus que troublantes dans la
presse ont-ils profondément marqué les
Italiens, d'autant plus que le Siège apostolique
n'a jamais véritablement réagi
face à l'attitude déconcertante d'un
prince de l'Église que le pape, dans son
message de condoléances qualifiait pourtant
de « grand serviteur » et « d'insigne
pasteur (1) ». Espérons que ce ne sont
là que des artifices diplomatiques.
Le cardinal Martini était particulièrement
réputé pour son érudition exégétique
et sa connaissance de la sainte
Écriture. Chaque semaine, il réunissait les
Milanais en grand nombre dans sa cathédrale
pour les entretenir des passages des
Évangiles et des Épîtres. Bon nombre des
textes de ces lectiones divinae très courues
ont été édités mais, le plus souvent, ils ne
manifestent pas très clairement la doctrine
catholique. On n'y relève aucune allusion
au paradis ou à l'enfer, que le cardinal estimait
probablement vide, et la méditation
des deux étendards de saint Ignace
perd chez ce jésuite toute relation avec le
salut des âmes dont il ne parle jamais. Par
exemple, dans son livre En chemin avec
Timothée, où il commente les épîtres de saint Paul, le cardinal n'emploie dans les
centaines de pages qu'une seule fois l'expression
« péché originel » et, lorsqu'il
le fait, ce n'est pas pour signifier le péché
d'Adam, mais pour qualifier « la rupture
quasi définitive avec Israël, rupture qui
est vraiment le péché originel commis
au début de l'Église […] Cette blessure,
hélas, reste jusqu'à aujourd'hui ; elle est
un obstacle dans la marche de l'Église (2) ».
Et le commentateur de vanter les progrès
qui ont été opérés dans les relations
judéo-chrétiennes.
Plus les années ont passé, plus le cardinal
Martini s'est montré critique à l'égard
de la sainte Église. Dans un entretien posthume,
il va jusqu'à avancer que « l'Église
a deux cents de retard (3) ». Elle provoque
chez lui le dépit lorsqu'elle rappelle
les dogmes catholiques. Elle le réjouit
au contraire quand elle demande pardon,
quand ses chefs font mine de s'approprier
les idées du monde : « On sait
à quel point le pape Jean-Paul II a aidé à
faire revivre la relation entre l'Église et le
judaïsme, comme la relation entre l'Église
et la science, parce qu'il a prononcé les
inoubliables aveux de culpabilité qui
exercent un grand effet de nos jours, plusieurs
siècles après l'injuste condamnation
de Galilée ou de Darwin (4). » On ne
s'étonnera pas d'apprendre que l'ancien
archevêque de Milan a été l'un des plus
farouches opposants au Motu Proprio
Summorum Pontificum. Tout en concédant
que la messe traditionnelle était celle
qu'il servait enfant, celle de son ordination,
il a indiqué dans la presse qu'il se
refusait à la célébrer car la vie catholique
de l'avant-Concile était, selon lui, animée
par « un esprit de fermeture ».
Foisonnement d'erreurs
Évacuant toute la dimension eschatologique
de la religion, la pensée de
Martini se trouve foncièrement éprise
de l'adaptation au monde, du souci de
ne pas contrister les consciences contemporaines
ou les autres religions mais, au
contraire, de favoriser les liens avec elles.
Et tous ses propos consistent à prendre le
contre-pied des vérités catholiques, non
pas en affirmant des hérésies formelles,
mais en démontant systématiquement
toute la doctrine, par un silence sur les
vérités essentielles, par des interrogations,
par un relativisme rampant dans bon
nombre de ses expressions. Parfois, néanmoins,
la lecture devient grave et l'on se
surprend à s'interroger sur la foi du cardinal,
surtout sur le Dieu qu'il semble
adorer : « On ne peut pas rendre Dieu
catholique, confie-t-il. Il est au-delà des
limites que nous construisons (5). » Quel
est donc ce Dieu étrange qui ne serait
pas catholique, qui ne revêtirait pas
ce caractère universel de l'Église que
Notre-Seigneur a fondée ? On retrouve
là les vieux démons du modernisme qui consistent à distinguer l'Église fondée
par Jésus et l'Église catholique ; on voit
poindre dans ce genre de slogan l'esprit
funeste qui avait jadis fait dire à Alfred
Loisy : « Jésus annonçait le Royaume, et
c'est l'Église qui est venue (6).»
Le lecteur peine à trouver des condamnations
chez le cardinal Martini, si ce
n'est celle de l'Église. Il est en cela bien
animé par l'esprit du Concile qui, à l'invitation
de Jean XXIII, avait pris le parti
de ne plus en proférer. Au contraire, l'auteur
flirte constamment avec l'erreur. Par
exemple, sur le rôle des femmes dans
l'Église, il ne condamne pas l'accès de ces
dernières au sacerdoce, sans pour autant
le revendiquer. En revanche, il prône un
accroissement de leurs responsabilités :
« Les hommes d'Église doivent demander
pardon aux femmes pour beaucoup
de choses ; mais surtout, ils doivent
de nos jours les considérer davantage
comme des partenaires. Au cours de ces
dernières années, les femmes ont beaucoup
lutté ; un certain féminisme est
nécessaire. Les hommes ne doivent pas
en avoir peur (7). » Son audace à s'approcher
de l'hérésie se fait plus nette quand
il honore de sa préface le livre de Vito
Mancuso, De l'âme et de son destin,
qui remet en cause les vérités
du péché originel, du salut de
l'âme, de l'enfer et du paradis.
À propos d'un auteur
qui aurait sans nul doute
été classé à l'Index, le
cardinal ne tarit pas
d'éloge : « Je ne peux pas
nier que vous essayez de
raisonner avec rigueur, avec
honnêteté et clarté, et que vous
avez le courage de vos idées, en
avouant même qu'elles ne coïncident pas
toujours avec l'enseignement traditionnel
et parfois l'enseignement officiel de
l'Église (8). » Il est dommage que le préfacier
ne les condamne pas!
Les sacrements ne sont pas épargnés par
ce travail de déstructuration systématique
de la doctrine traditionnelle. Prenons
l'exemple de la confession. L'archevêque
de Milan, sous couvert de générosité et
d'adaptation à l'égard de ceux qui peinent
à s'agenouiller devant la grille du confessionnal,
n'hésite pas à conseiller à ses
fidèles de s'abstenir de l'une des parties
nécessaires à la validité du sacrement, à
savoir l'accusation des fautes. Il ne dit pas
explicitement de mettre un terme à cette
pratique, qu'il juge efficace pour ceux qui
y sont habitués. Il propose néanmoins
une nouvelle forme qu'il appelle « dialogue
pénitentiel » : « S'il est chaque
fois pénible et si difficile de
dire mes péchés, pourquoi
ne pas commencer par les bonnes actions (9) ? » Et le cardinal poursuit
en évacuant purement et simplement
la liste des erreurs commises : « Plus
qu'une recherche et une énumération de
péchés formels, c'est dire devant Dieu ce
qui maintenant me met mal à l'aise, ce que
je voudrais faire disparaître. Souvent, ce
sont des attitudes, des façons d'être, plus
que des péchés formels […]. » Dans la
pratique, que restera-t-il du sacrement ?
La morale mise à mal
Mais le domaine qui a fait du cardinal
Martini la vedette religieuse des médias
est sans doute celui de la morale où il
n'a pas hésité à fustiger l'Église, tandis
qu'il ouvrait une brèche pour toutes
les déviances de la nature humaine. Le
7 octobre 1999, lors du Synode pour l'Europe
– il avait été peu auparavant le président
de la conférence des évêques du
continent – il réclamait, pour s'occuper
de toutes ces affaires, « une expérience de
communion, de collégialité et d'Esprit-
Saint que [ses] prédécesseurs [avaient]
éprouvée lors de Vatican II et qui, désormais,
n'é[tait] plus un souvenir vivant que
pour quelques témoins (10). » En d'autres
termes, l'archevêque de Milan appelait de
ses voeux un Vatican III pour remettre en
cause Humanae Vitæ. La fameuse encyclique
de Paul VI avait, en 1968, rappelé
la position ferme de l'Église en matière
de contraception, provoquant l'ire des
milieux progressistes dans un contexte
de remise en cause de la loi naturelle.
Quarante ans plus tard, animé par l'esprit
qui flottait en ces temps prétendument
printaniers, le cardinal ne désarmait
pas : « Je suis fermement convaincu que
la direction de l'Église peut indiquer une
voie meilleure qu'Humanæ Vitæ. Savoir
reconnaître ses erreurs et l'étroitesse de
ses vues d'hier est un signe de grandeur
d'âme et de sûreté de soi. L'Église regagnera
de la crédibilité et de la compétence
(11). » Ainsi, à propos de la législation
permettant les avortements, le cardinal
pensait qu'il était « somme toute positif
que la loi ait contribué à les réduire et
tende à les éliminer », ajoutant qu'il est
« difficile qu'un État moderne n'intervienne
pas au moins pour empêcher une
situation sauvage et arbitraire (12).»
Même pour la question de l'euthanasie,
le cardinal a défrayé la chronique, provoquant
le scandale dans la péninsule italienne.
Alors que des obsèques religieuses
avaient été refusées, fin 2006, par la hiérarchie
catholique à Piergiorgio Welby,
un italien qui avait demandé à ce qu'on
débranche le respirateur qui le maintenait
en vie, le pape avait, quelques jours
plus tard à l'occasion de la bénédiction
Urbi et Orbi, dénoncé « cet homme du xxie siècle [qui] se présente comme l'artisan
de son destin, sûr de lui et autonome.
Il paraît l'être, mais ce n'est pas vrai. Que
penser de celui qui choisit la mort en
croyant faire l'éloge de la vie (13) ? » Or, tout
en disant refuser le principe de l'euthanasie,
le cardinal Martini a défendu le geste
de Welby : « Des cas similaires seront
de plus en plus fréquents et l'Église ellemême
devra être plus attentive, y compris
sur le plan pastoral.»
Dès lors, on ne s'étonnera guère d'apprendre
que le cardinal a présenté le préservatif,
à l'instar de « l'interruption
volontaire de grossesse », comme un
moindre mal.
Il s'est flatté d'entretenir des liens
d'amitié avec des couples homosexuels,
ajoutant qu'il ne lui serait « jamais venu
à l'esprit de les condamner (14) ». Il s'est dit
ouvert à reconsidérer la position catholique
sur la fécondation in vitro ou les
recherches embryonnaires. Pour toutes
ces questions, le monde catholique
devrait faire un nouvel aggiornamento,
selon l'ancien archevêque de Milan.
« L'Église doit reconnaître ses propres
erreurs et entreprendre un chemin radical
de changement, à commencer par le
pape et les évêques, à commencer par
les questions posées sur la sexualité et le
corps (15)», concluait-il au soir de sa vie.
Jacques Maritain avait diagnostiqué
à la fin de la sienne une « fièvre néomoderniste
fort contagieuse, du moins dans
les cercles dits "intellectuels", auprès de
laquelle le modernisme du temps de Pie X
n'était qu'un modeste rhume des foins (16). »
Sans doute n'est-il pas de notre ressort
de juger l'âme de Carlo Maria Martini.
Néanmoins, nous pouvons craindre qu'il
n'ait pas été épargné par ce virus qui l'a,
semble-t-il, immunisé contre toutes les
sentences romaines.
Prenant le contrepied
du magistère préconciliaire, il ne
manquait pourtant pas de s'en prendre,
comme nous l'avons vu, aux encycliques
datant d'après Vatican II. Il est pourtant
demeuré prince de l'Église, archevêque du
plus grand diocèse du monde, membre de
nombreuses congrégations romaines, sans
jamais avoir été inquiété. Pour lui, nulle
suspens a divinis, nulle excommunication,
nulles discussions doctrinales, mais « la
pleine communion » de son vivant et les
éloges funèbres après sa mort.
Côme de Prévigny
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Notes
1 - Benoît XVI, télégramme de condoléances à l'archevêque
de Milan, le cardinal Angelo Scola, 1er septembre
2012.
2 - Carlo Maria Martini, En chemin avec Timothée, éd. Saint-Augustin, Saint-Maurice, 1997.
3 - Cardinal C. M. Martini, entretien au Corriere della Serra, 3 septembre 2012.
4 - Cardinal C. M. Martini, Le rêve de Jérusalem. Entretiens avec Georg Sporschill sur la foi, les jeunes et l'Église. Paris, Desclée de Brouwer, 2009.
5 - Ibidem.
6 - Alfred Loisy, L'Évangile et l'Église, Alphonse Picard et fils, Paris, 1902.
7 - Cardinal C. M. Martini, Le rêve de Jérusalem, op. cit.
8 - Cardinal C. M. Martini, préface à Vito Mancuso, L'anima ed il suo destino, Raffaello Cortina, Milano, 2007.
9 - Cardinal C. M. Martini, Osservatore romano, 21 février 1995.
10 - Cardinal C. M. Martini, discours au synode pour l'Europe, 7 octobre 1999.
11 - Cardinal C. M. Martini, Le rêve de Jérusalem, op. cit.
12 - C. M. Martini, entretien avec Ignazio Marino, L'Espresso, 21 avril 2006.
13 - Benoît XVI, discours prononcé à l'occasion de la bénédiction Urbi et Orbi, Rome, 25 décembre 2006.
14 - Cardinal C. M. Martini, Le rêve de Jérusalem, op. cit.
15 - Cardinal Carlo Maria Martini, entretien au Corriere della Serra, 3 septembre 2012.
16 - Jacques Maritain, Le paysan de la Garonne. Un vieux laïc s'interroge à propos du temps présent, Paris, Desclée de Brouwer, 1966.
2 - Carlo Maria Martini, En chemin avec Timothée, éd. Saint-Augustin, Saint-Maurice, 1997.
3 - Cardinal C. M. Martini, entretien au Corriere della Serra, 3 septembre 2012.
4 - Cardinal C. M. Martini, Le rêve de Jérusalem. Entretiens avec Georg Sporschill sur la foi, les jeunes et l'Église. Paris, Desclée de Brouwer, 2009.
5 - Ibidem.
6 - Alfred Loisy, L'Évangile et l'Église, Alphonse Picard et fils, Paris, 1902.
7 - Cardinal C. M. Martini, Le rêve de Jérusalem, op. cit.
8 - Cardinal C. M. Martini, préface à Vito Mancuso, L'anima ed il suo destino, Raffaello Cortina, Milano, 2007.
9 - Cardinal C. M. Martini, Osservatore romano, 21 février 1995.
10 - Cardinal C. M. Martini, discours au synode pour l'Europe, 7 octobre 1999.
11 - Cardinal C. M. Martini, Le rêve de Jérusalem, op. cit.
12 - C. M. Martini, entretien avec Ignazio Marino, L'Espresso, 21 avril 2006.
13 - Benoît XVI, discours prononcé à l'occasion de la bénédiction Urbi et Orbi, Rome, 25 décembre 2006.
14 - Cardinal C. M. Martini, Le rêve de Jérusalem, op. cit.
15 - Cardinal Carlo Maria Martini, entretien au Corriere della Serra, 3 septembre 2012.
16 - Jacques Maritain, Le paysan de la Garonne. Un vieux laïc s'interroge à propos du temps présent, Paris, Desclée de Brouwer, 1966.