SOURCE - mis en ligne sur le Forum Catholique - Présent du mardi 28 juillet 2009
La mondialisation vue par “Caritas in veritate”
Benoît XVI ne propose pas un gouvernement mondial !
Jean Madiran l’a montré dans ses éditoriaux dans nos numéros de vendredi et samedi : en demandant la mise en place d’une « véritable autorité mondiale » au service du « bien commun mondial », l’encyclique Caritas in veritate n’invente rien. Ne révolutionne rien. C’est une erreur de lecture, et une erreur de perspective, que d’imaginer Benoît XVI en train de donner un blanc-seing à un quelconque « gouvernement mondial », comme ont voulu le croire des critiques trop hâtifs qui ont réagi à des mots, voire à la présentation de ces mots par une presse maniant habilement les coups de ciseaux dans le texte papal. Si bien que les instances internationales qui auraient pu se gausser publiquement d’un concours aussi prestigieux au service de leurs objectifs n’en ont rien fait.
Vu la présentation très partielle et partiale qu’en a faite la grande presse, il importe de revenir au texte de l’encyclique, gardant à l’esprit sa mise en lumière et en perspective proposée par Jean Madiran.
Le point de vue de l’Eglise tel qu’il est présenté par Benoît XVI part d’un constat : la « mondialisation » vue comme l’interdépendance croissante des nations et la facilitation, parfois vertigineuse, de toutes les formes de communication et de circulation. Mondialisation « ni bonne ni mauvaise » en elle-même, puisque sa valeur et ses normes ne viennent pas d’elle-même mais dépendent de la conscience et de la responsabilité humaine. Mais mondialisation source de « dysfonctionnements » spécifiques et révélatrice, dans l’interdépendance nouvelle des nations, de questions qui bien plus qu’autrefois ne peuvent pas relever de l’intérêt propre d’un seul Etat contre un autre.
Bref, loin de voir dans la mondialisation un bien nécessaire qui permettra à l’homme de trouver un bon développement grâce à la gestion commune de la planète, Benoît XVI en souligne certes les aspects potentiellement positifs, mais reste sur un constat d’un réel pessimisme. Voilà le monde réel qui nous entoure, semble-t-il dire : dans cet état de fait, comment pouvons-nous espérer le rendre plus humain, du seul humanisme qui tienne ? « L’humanisme qui exclut Dieu est un humanisme inhumain », conclut-il sans ambages dans le paragraphe de conclusion de l’encyclique.
Contre la primauté de l’économie
Le constat est d’abord celui de la perte de souveraineté des Etats : le Pape l’affirme au § 24 sans s’en réjouir :
« A notre époque, l’État se trouve dans la situation de devoir faire face aux limites que pose à sa souveraineté le nouveau contexte commercial et financier international, marqué par une mobilité croissante des capitaux financiers et des moyens de productions matériels et immatériels. Ce nouveau contexte a modifié le pouvoir politique des États. »
Tout au long de Caritas in veritate, Benoît XVI ne ménage pas ses critiques face à ce pouvoir financier dont le moteur est l’avidité et le carburant l’activité humaine inhumainement exploitée en de nombreux cas, faute de respect du bien des hommes et du bien commun des hommes. Si bien qu’il annonce, toujours au § 24 :
« Aujourd’hui, fort des leçons données par l’actuelle crise économique où les pouvoirs publics de l’État sont directement impliqués dans la correction des erreurs et des dysfonctionnements, une évaluation nouvelle de leur rôle et de leur pouvoir semble plus réaliste; ceux-ci doivent être sagement reconsidérés et repensés pour qu’ils soient en mesure, y compris à travers de nouvelles modalités d’exercice, de faire face aux défis du monde contemporain. »
Bien loin de souhaiter la disparition des Etats ou leur solution dans la grisaille d’un super-Etat mondial, Benoît XVI voit plutôt leur responsabilité et leur rôle s’accroître. Sans excès toutefois. On n’oubliera pas ces quelques lignes savoureuses sur les systèmes étatisés de sécurité sociale qui déresponsabilisent les hommes (au § 60). Le Pape y invite les Etats à réviser « leurs politiques intérieures d’assistance et de solidarité sociale, y appliquant le principe de subsidiarité et créant des systèmes de protection sociale mieux intégrés, qui favorisent une participation active des personnes privées et de la société civile » :
« De cette manière, il est même possible d’améliorer les services sociaux et les organismes d’assistance et, en même temps, d’épargner des ressources en éliminant le gaspillage et les indemnités abusives, qui pourraient être destinées à la solidarité internationale. Un système de solidarité sociale plus largement participatif et mieux organisé, moins bureaucratique sans être pour autant moins coordonné, permettrait de valoriser de nombreuses énergies, actuellement en sommeil, et tournerait à l’avantage de la solidarité entre les peuples. »
Cela répond à la logique de responsabilité qui est celle du texte pontifical : une responsabilité qui doit se déterminer toujours par rapport à la « charité dans la vérité ». Voilà pourquoi, finalement, il n’y est pas question de solutions toutes faites et d’impératifs universels. Le Christ Lui-même ne tonnait pas contre l’esclavage ; c’est sa loi de charité envers le prochain, chaque prochain qui a eu raison de cette appropriation de l’homme par l’homme.
Responsabilité et subsidiarité
Voilà qui permet aussi à Benoît XVI de condamner explicitement toute confiscation des pouvoirs légitimes des Etats au profit d’un super-Etat :
« Pour ne pas engendrer un dangereux pouvoir universel de type monocratique, la « gouvernance » de la mondialisation doit être de nature subsidiaire, articulée à de multiples niveaux et sur divers plans qui collaborent entre eux. La mondialisation réclame certainement une autorité, puisque est en jeu le problème du bien commun qu’il faut poursuivre ensemble ; cependant cette autorité devra être exercée de manière subsidiaire et polyarchique pour, d’une part, ne pas porter atteinte à la liberté et, d’autre part, être concrètement efficace. » (§ 57)
Libre au lecteur de trouver ce texte trop abscons, ou trop dense, voire utopique. Mais en quoi ce souhait de voir réalisé le bien commun international serait-il plus naïf ou « idéaliste » que celui de le voir réalisé au niveau des échanges commerciaux, de la conduite de l’entreprise ou des relations entre les riches et les pauvres d’un pays donné ?
Le bien commun international
En réalité, les suggestions de Benoît XVI sont les réponses à une nouvelle réalité, comme Rerum novarum apportait une solution aux désordres très graves entraînés par la révolution industrielle. Qu’est-ce qui a donc changé pour qu’il soit question d’une « autorité politique mondiale » (§ 67) ? L’apparition de problèmes qui dépassent le niveau des nations :
— Il manque en effet une organisation des institutions économiques qui soit en mesure aussi bien de garantir un accès régulier et adapté du point de vue nutritionnel à la nourriture et à l’eau, que de faire face aux nécessités liées aux besoins primaires et aux urgences des véritables crises alimentaires, provoquées par des causes naturelles ou par l’irresponsabilité politique nationale ou internationale. (§ 27)
— La communauté internationale a le devoir impératif de trouver les voies institutionnelles pour réglementer l’exploitation des ressources non renouvelables, en accord avec les pays pauvres, afin de planifier ensemble l’avenir. (§ 49)
— Il est souhaitable que la communauté internationale et chaque gouvernement sachent contrecarrer efficacement les modalités d’exploitation de l’environnement qui s’avèrent néfastes. (§ 50)
De fait, nul n’ignore que l’accès à l’eau potable risque d’être l’une des grandes sources de conflit au XXIe siècle… Tout comme la question des migrations internationales, dont Benoît XVI montre ailleurs qu’elles ont été souvent provoquées et voulues, et pas pour le bien de tous. Sa réponse est caractéristique de sa pensée : cette question appelle, dit-il, « une politique de coopération internationale forte et perspicace sur le long terme » ; « elle doit s’accompagner de normes internationales adéquates, capables d’harmoniser les divers ordres législatifs, dans le but de sauvegarder les exigences et les droits des personnes et des familles émigrées et, en même temps, ceux des sociétés où arrivent ces mêmes émigrés ». Prendre en compte le bien de chacun, mais ne pas contredire les droits des Etats !
Ces Etats ne se ressemblent pas forcément et cela ne leur est pas demandé : « Il n’est pas nécessaire que l’État ait partout les mêmes caractéristiques : le soutien aux systèmes constitutionnels faibles en vue de leur renforcement peut très bien s’accompagner du développement d’autres sujets politiques, de nature culturelle, sociale, territoriale ou religieuse, à côté de l’État. L’articulation de l’autorité politique au niveau local, national et international est, entre autres, une des voies maîtresses pour parvenir à orienter la mondialisation économique. C’est aussi le moyen pour éviter qu’elle ne mine dans les faits les fondements de la démocratie. » (§ 41)
Dans ce paragraphe, le mot « orienter » est fondamental. L’« autorité politique mondiale » voulue – rêvée ? – par Benoît XVI n’est pas une fin en soi ni un bien en soi.
Il ne suffit pas de faire pour faire bien
A plusieurs reprises, le Pape revient sur le fait qu’il n’y a pas de réponse purement institutionnelle, technique, ou d’organisation qui puisse rendre la vie des sociétés humaines plus conforme à la nature humaine et à sa vocation, à notre « besoin de Dieu ». Pas de progrès en soi non plus…
« Le processus de mondialisation pourrait substituer aux idéologies la technologie, devenue à son tour un pouvoir idéologique qui exposerait l’humanité au risque de se trouver enfermée dans un a priori d’où elle ne pourrait sortir pour rencontrer l’être et la vérité. (…) Cette vision donne aujourd’hui à la mentalité techniciste tant de force qu’elle fait coïncider le vrai avec le faisable. » (§ 70)
Sans volonté de réaliser le bien commun, qui passe par « Que votre volonté soit faite » comme le suggère fortement la conclusion de l’encyclique, sans hommes de bonne volonté en somme, aucune amélioration n’est à espérer pour l’ensemble des hommes par le simple jeu de la mondialisation, idée répétée par les partisans du « laissez-faire » absolu qui de soi est censé apporter un mieux à chacun. Benoît XVI répond, avec un scepticisme narquois :
« Le développement des peuples est souvent considéré comme un problème d’ingénierie financière, d’ouverture des marchés, d’abattement de droits de douane, d’investissements productifs et de réformes institutionnelles : en définitive comme un problème purement technique. Tous ces domaines sont assurément importants, mais on doit se demander pourquoi les choix de nature technique n’ont connu jusqu’ici que des résultats imparfaits. » Observant la mondialisation, le Pape note ainsi que « la situation réelle des populations qui vivent sous ces flux dont elles ignorent presque tout, demeure inchangée et sans possibilité réelle d’émancipation ». (§ 71)
Et de réclamer une réforme de l’ONU, de déplorer le fait que les organismes d’aide internationale finissent à l’occasion par vivre sur le dos des pauvres dont ils ont besoin pour assurer leur propre prospérité, de donner comme probable le fait que les instances officielles d’aide au développement subordonnent l’octroi de fonds, de facilités ou de crédits à la mise en place d’inacceptables politiques de contrôle des populations (ce qui vise implicitement la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international). Ce n’est ni de la complicité, ni de la naïveté à l’égard des exemples concrets actuels de pouvoirs supra-nationaux, et ce n’est pas ce genre de pouvoirs que le Pape appelle.
C’est à l’aune de tout cela que l’on doit alors lire le fameux § 67, peut-être le plus cité de l’Encyclique mais pas forcément le mieux compris :
« Face au développement irrésistible de l’interdépendance mondiale, et alors que nous sommes en présence d’une récession également mondiale, l’urgence de la réforme de l’Organisation des Nations Unies comme celle de l’architecture économique et financière internationale en vue de donner une réalité concrète au concept de famille des Nations, trouve un large écho. (…) Pour le gouvernement de l’économie mondiale, pour assainir les économies frappées par la crise, pour prévenir son aggravation et de plus grands déséquilibres, pour procéder à un souhaitable désarmement intégral, pour arriver à la sécurité alimentaire et à la paix, pour assurer la protection de l’environnement et pour réguler les flux migratoires, il est urgent que soit mise en place une véritable Autorité politique mondiale telle qu’elle a déjà été esquissée par mon Prédécesseur, le bienheureux Jean XXIII. Une telle Autorité devra être réglée par le droit, se conformer de manière cohérente aux principes de subsidiarité et de solidarité, être ordonnée à la réalisation du bien commun, s’engager pour la promotion d’un authentique développement humain intégral qui s’inspire des valeurs de l’amour et de la vérité. Cette Autorité devra en outre être reconnue par tous, jouir d’un pouvoir effectif pour assurer à chacun la sécurité, le respect de la justice et des droits. Elle devra évidemment posséder la faculté de faire respecter ses décisions par les différentes parties, ainsi que les mesures coordonnées adoptées par les divers forums internationaux. En l’absence de ces conditions, le droit international, malgré les grands progrès accomplis dans divers domaines, risquerait en fait d’être conditionné par les équilibres de pouvoir entre les plus puissants. Le développement intégral des peuples et la collaboration internationale exigent que soit institué un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale de type subsidiaire pour la gouvernance de la mondialisation et que soit finalement mis en place un ordre social conforme à l’ordre moral et au lien entre les sphères morale et sociale, entre le politique et la sphère économique et civile que prévoyait déjà le Statut des Nations Unies. » (§ 67)
Les « équilibres de pouvoirs entre les plus puissants » sont bien ceux qui gouvernent aujourd’hui le monde : la divergence d’intérêts n’empêche pas la complicité, comme le montre la mise en place concertée d’une économie gouvernée par les seules lois du marché, quelles que soient les conséquences pour les populations. Benoît XVI n’omet d’ailleurs pas de souligner l’extension des situations de pauvreté dans les pays riches et l’exploitation de conditions indignes pour profiter des bas prix des pays émergents.
Faire respecter la loi naturelle au niveau international
Le rôle de l’Autorité politique mondiale imaginée par Benoît XVI est aux antipodes de cette compétition complice, et elle a, si l’on comprend bien l’encyclique, une finalité haute : assurer que la mondialisation des échanges respecte la nature des hommes, qui ont besoin de leurs cultures propres, et se fasse de plus en plus dans une Charité conforme à la Vérité.
Toutes proportions gardées et sans vouloir idéaliser une époque révolue, on peut rappeler que cette Autorité – morale au moins – reconnue et à l’occasion même respectée par des chefs politiques plutôt enclins à la bataille a bel et bien existé. Le Moyen Age chrétien, reposant sur un consensus qui traversait les classes sociales, avait en général la certitude que l’homme était fait pour l’au-delà et que son sort y serait fixé à raison de sa conduite, bonne ou mauvaise, ici-bas. Et c’était l’Eglise, avec son chef, le Pape, qui était généralement reconnue comme possédant les clefs de cet au-delà ; le pouvoir de dire aux hommes le bien que Dieu attendait d’eux. Ce n’était pas parfait ; du moins y avait-il un assentiment bien partagé et une idée précise de la direction dans laquelle il fallait regarder pour s’approcher du vrai, du juste, du bon, du beau.
Bien plus récemment, on a pu voir deux pays chrétiens comme l’Argentine et le Chili confier avec succès le règlement d’un différend territorial qui empoisonnait leurs existences au Saint-Siège dont l’arbitrage avait été accepté d’un commun accord : celui-ci agit en tant qu’autorité morale mais aussi politique, il ne se substitua pas aux deux Etats souverains concernés mais il leur permit d’aboutir à une solution conforme à un bien commun qui, en l’occurrence, dépassait leurs intérêts individuels.
Dans Caritas in veritate, on ne trouve pas de regard nostalgique vers cette Chrétienté d’hier. Mais on y devine que Benoît XVI, en s’adressant, au-delà des évêques, des prêtres, religieux et fidèles, à tous les hommes de bonne volonté, vient dire que l’Autorité morale existe, qu’elle est sûre d’elle-même et de son message, qu’elle est même indispensable aux hommes afin qu’ils ne sombrent pas dans une tyrannie matérialiste qui parachèverait les erreurs de notre temps.
— « L’Eglise a une responsabilité envers la création et doit la faire valoir publiquement aussi. Ce faisant, elle doit préserver non seulement la terre, l’eau et l’air comme dons de la création appartenant à tous, elle doit surtout protéger l’homme de sa propre destruction » (§ 51), écrit le Pape.
— « L’Eglise n’a pas de solutions techniques à offrir et ne prétend “aucunement s’immiscer dans la politique des Etats”. Elle a toutefois une mission de vérité à remplir, en tout temps et en toutes circonstances, en faveur d’une société à la mesure de l’homme, de sa dignité et de sa vocation. » (§ 9)
— « La religion chrétienne et les autres religions ne peuvent apporter leur contribution au développement que si Dieu a aussi sa place dans la sphère publique, et cela concerne les dimensions culturelle, sociale, économique et particulièrement politique. » (§ 56)
On pourrait citer beaucoup d’autres exemples de cette tranquille affirmation que l’Eglise possède cette clef du vrai développement humain. A telle enseigne que Caritas in veritate signe en quelque sorte le retour ou la volonté de retour de l’Eglise dans la sphère politique, non pour la diriger mais pour l’éclairer et rendre visible à tous l’existence d’une nature humaine qui souffre et gémit de voir ses lois bafouées.
Ayant pris soin de rejeter toute fausse égalité entre les religions, Benoît XVI va ainsi jusqu’à écrire : « La religion chrétienne et les autres religions ne peuvent apporter leur contribution au développement que si Dieu a aussi sa place dans la sphère publique, et cela concerne les dimensions culturelle, sociale, économique et particulièrement politique. »
Ce serait assurément par trop solliciter le texte que de prétendre voir Benoît XVI plaider pour la mise en place d’une « Autorité politique mondiale » en la Cité du Vatican. Mais il indique clairement que si notre monde inextricablement lié par les fils de la mondialisation ne renonce pas au matérialisme qui le tue, si ce monde ne découvre pas la Charité dans la Vérité dont le Christ est le témoin véritable, on ne peut espérer que des fruits amers.
JEANNE SMITS
Article extrait du n° 6890 de Présent, du Mardi 28 juillet 2009
La mondialisation vue par “Caritas in veritate”
Benoît XVI ne propose pas un gouvernement mondial !
Jean Madiran l’a montré dans ses éditoriaux dans nos numéros de vendredi et samedi : en demandant la mise en place d’une « véritable autorité mondiale » au service du « bien commun mondial », l’encyclique Caritas in veritate n’invente rien. Ne révolutionne rien. C’est une erreur de lecture, et une erreur de perspective, que d’imaginer Benoît XVI en train de donner un blanc-seing à un quelconque « gouvernement mondial », comme ont voulu le croire des critiques trop hâtifs qui ont réagi à des mots, voire à la présentation de ces mots par une presse maniant habilement les coups de ciseaux dans le texte papal. Si bien que les instances internationales qui auraient pu se gausser publiquement d’un concours aussi prestigieux au service de leurs objectifs n’en ont rien fait.
Vu la présentation très partielle et partiale qu’en a faite la grande presse, il importe de revenir au texte de l’encyclique, gardant à l’esprit sa mise en lumière et en perspective proposée par Jean Madiran.
Le point de vue de l’Eglise tel qu’il est présenté par Benoît XVI part d’un constat : la « mondialisation » vue comme l’interdépendance croissante des nations et la facilitation, parfois vertigineuse, de toutes les formes de communication et de circulation. Mondialisation « ni bonne ni mauvaise » en elle-même, puisque sa valeur et ses normes ne viennent pas d’elle-même mais dépendent de la conscience et de la responsabilité humaine. Mais mondialisation source de « dysfonctionnements » spécifiques et révélatrice, dans l’interdépendance nouvelle des nations, de questions qui bien plus qu’autrefois ne peuvent pas relever de l’intérêt propre d’un seul Etat contre un autre.
Bref, loin de voir dans la mondialisation un bien nécessaire qui permettra à l’homme de trouver un bon développement grâce à la gestion commune de la planète, Benoît XVI en souligne certes les aspects potentiellement positifs, mais reste sur un constat d’un réel pessimisme. Voilà le monde réel qui nous entoure, semble-t-il dire : dans cet état de fait, comment pouvons-nous espérer le rendre plus humain, du seul humanisme qui tienne ? « L’humanisme qui exclut Dieu est un humanisme inhumain », conclut-il sans ambages dans le paragraphe de conclusion de l’encyclique.
Contre la primauté de l’économie
Le constat est d’abord celui de la perte de souveraineté des Etats : le Pape l’affirme au § 24 sans s’en réjouir :
« A notre époque, l’État se trouve dans la situation de devoir faire face aux limites que pose à sa souveraineté le nouveau contexte commercial et financier international, marqué par une mobilité croissante des capitaux financiers et des moyens de productions matériels et immatériels. Ce nouveau contexte a modifié le pouvoir politique des États. »
Tout au long de Caritas in veritate, Benoît XVI ne ménage pas ses critiques face à ce pouvoir financier dont le moteur est l’avidité et le carburant l’activité humaine inhumainement exploitée en de nombreux cas, faute de respect du bien des hommes et du bien commun des hommes. Si bien qu’il annonce, toujours au § 24 :
« Aujourd’hui, fort des leçons données par l’actuelle crise économique où les pouvoirs publics de l’État sont directement impliqués dans la correction des erreurs et des dysfonctionnements, une évaluation nouvelle de leur rôle et de leur pouvoir semble plus réaliste; ceux-ci doivent être sagement reconsidérés et repensés pour qu’ils soient en mesure, y compris à travers de nouvelles modalités d’exercice, de faire face aux défis du monde contemporain. »
Bien loin de souhaiter la disparition des Etats ou leur solution dans la grisaille d’un super-Etat mondial, Benoît XVI voit plutôt leur responsabilité et leur rôle s’accroître. Sans excès toutefois. On n’oubliera pas ces quelques lignes savoureuses sur les systèmes étatisés de sécurité sociale qui déresponsabilisent les hommes (au § 60). Le Pape y invite les Etats à réviser « leurs politiques intérieures d’assistance et de solidarité sociale, y appliquant le principe de subsidiarité et créant des systèmes de protection sociale mieux intégrés, qui favorisent une participation active des personnes privées et de la société civile » :
« De cette manière, il est même possible d’améliorer les services sociaux et les organismes d’assistance et, en même temps, d’épargner des ressources en éliminant le gaspillage et les indemnités abusives, qui pourraient être destinées à la solidarité internationale. Un système de solidarité sociale plus largement participatif et mieux organisé, moins bureaucratique sans être pour autant moins coordonné, permettrait de valoriser de nombreuses énergies, actuellement en sommeil, et tournerait à l’avantage de la solidarité entre les peuples. »
Cela répond à la logique de responsabilité qui est celle du texte pontifical : une responsabilité qui doit se déterminer toujours par rapport à la « charité dans la vérité ». Voilà pourquoi, finalement, il n’y est pas question de solutions toutes faites et d’impératifs universels. Le Christ Lui-même ne tonnait pas contre l’esclavage ; c’est sa loi de charité envers le prochain, chaque prochain qui a eu raison de cette appropriation de l’homme par l’homme.
Responsabilité et subsidiarité
Voilà qui permet aussi à Benoît XVI de condamner explicitement toute confiscation des pouvoirs légitimes des Etats au profit d’un super-Etat :
« Pour ne pas engendrer un dangereux pouvoir universel de type monocratique, la « gouvernance » de la mondialisation doit être de nature subsidiaire, articulée à de multiples niveaux et sur divers plans qui collaborent entre eux. La mondialisation réclame certainement une autorité, puisque est en jeu le problème du bien commun qu’il faut poursuivre ensemble ; cependant cette autorité devra être exercée de manière subsidiaire et polyarchique pour, d’une part, ne pas porter atteinte à la liberté et, d’autre part, être concrètement efficace. » (§ 57)
Libre au lecteur de trouver ce texte trop abscons, ou trop dense, voire utopique. Mais en quoi ce souhait de voir réalisé le bien commun international serait-il plus naïf ou « idéaliste » que celui de le voir réalisé au niveau des échanges commerciaux, de la conduite de l’entreprise ou des relations entre les riches et les pauvres d’un pays donné ?
Le bien commun international
En réalité, les suggestions de Benoît XVI sont les réponses à une nouvelle réalité, comme Rerum novarum apportait une solution aux désordres très graves entraînés par la révolution industrielle. Qu’est-ce qui a donc changé pour qu’il soit question d’une « autorité politique mondiale » (§ 67) ? L’apparition de problèmes qui dépassent le niveau des nations :
— Il manque en effet une organisation des institutions économiques qui soit en mesure aussi bien de garantir un accès régulier et adapté du point de vue nutritionnel à la nourriture et à l’eau, que de faire face aux nécessités liées aux besoins primaires et aux urgences des véritables crises alimentaires, provoquées par des causes naturelles ou par l’irresponsabilité politique nationale ou internationale. (§ 27)
— La communauté internationale a le devoir impératif de trouver les voies institutionnelles pour réglementer l’exploitation des ressources non renouvelables, en accord avec les pays pauvres, afin de planifier ensemble l’avenir. (§ 49)
— Il est souhaitable que la communauté internationale et chaque gouvernement sachent contrecarrer efficacement les modalités d’exploitation de l’environnement qui s’avèrent néfastes. (§ 50)
De fait, nul n’ignore que l’accès à l’eau potable risque d’être l’une des grandes sources de conflit au XXIe siècle… Tout comme la question des migrations internationales, dont Benoît XVI montre ailleurs qu’elles ont été souvent provoquées et voulues, et pas pour le bien de tous. Sa réponse est caractéristique de sa pensée : cette question appelle, dit-il, « une politique de coopération internationale forte et perspicace sur le long terme » ; « elle doit s’accompagner de normes internationales adéquates, capables d’harmoniser les divers ordres législatifs, dans le but de sauvegarder les exigences et les droits des personnes et des familles émigrées et, en même temps, ceux des sociétés où arrivent ces mêmes émigrés ». Prendre en compte le bien de chacun, mais ne pas contredire les droits des Etats !
Ces Etats ne se ressemblent pas forcément et cela ne leur est pas demandé : « Il n’est pas nécessaire que l’État ait partout les mêmes caractéristiques : le soutien aux systèmes constitutionnels faibles en vue de leur renforcement peut très bien s’accompagner du développement d’autres sujets politiques, de nature culturelle, sociale, territoriale ou religieuse, à côté de l’État. L’articulation de l’autorité politique au niveau local, national et international est, entre autres, une des voies maîtresses pour parvenir à orienter la mondialisation économique. C’est aussi le moyen pour éviter qu’elle ne mine dans les faits les fondements de la démocratie. » (§ 41)
Dans ce paragraphe, le mot « orienter » est fondamental. L’« autorité politique mondiale » voulue – rêvée ? – par Benoît XVI n’est pas une fin en soi ni un bien en soi.
Il ne suffit pas de faire pour faire bien
A plusieurs reprises, le Pape revient sur le fait qu’il n’y a pas de réponse purement institutionnelle, technique, ou d’organisation qui puisse rendre la vie des sociétés humaines plus conforme à la nature humaine et à sa vocation, à notre « besoin de Dieu ». Pas de progrès en soi non plus…
« Le processus de mondialisation pourrait substituer aux idéologies la technologie, devenue à son tour un pouvoir idéologique qui exposerait l’humanité au risque de se trouver enfermée dans un a priori d’où elle ne pourrait sortir pour rencontrer l’être et la vérité. (…) Cette vision donne aujourd’hui à la mentalité techniciste tant de force qu’elle fait coïncider le vrai avec le faisable. » (§ 70)
Sans volonté de réaliser le bien commun, qui passe par « Que votre volonté soit faite » comme le suggère fortement la conclusion de l’encyclique, sans hommes de bonne volonté en somme, aucune amélioration n’est à espérer pour l’ensemble des hommes par le simple jeu de la mondialisation, idée répétée par les partisans du « laissez-faire » absolu qui de soi est censé apporter un mieux à chacun. Benoît XVI répond, avec un scepticisme narquois :
« Le développement des peuples est souvent considéré comme un problème d’ingénierie financière, d’ouverture des marchés, d’abattement de droits de douane, d’investissements productifs et de réformes institutionnelles : en définitive comme un problème purement technique. Tous ces domaines sont assurément importants, mais on doit se demander pourquoi les choix de nature technique n’ont connu jusqu’ici que des résultats imparfaits. » Observant la mondialisation, le Pape note ainsi que « la situation réelle des populations qui vivent sous ces flux dont elles ignorent presque tout, demeure inchangée et sans possibilité réelle d’émancipation ». (§ 71)
Et de réclamer une réforme de l’ONU, de déplorer le fait que les organismes d’aide internationale finissent à l’occasion par vivre sur le dos des pauvres dont ils ont besoin pour assurer leur propre prospérité, de donner comme probable le fait que les instances officielles d’aide au développement subordonnent l’octroi de fonds, de facilités ou de crédits à la mise en place d’inacceptables politiques de contrôle des populations (ce qui vise implicitement la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international). Ce n’est ni de la complicité, ni de la naïveté à l’égard des exemples concrets actuels de pouvoirs supra-nationaux, et ce n’est pas ce genre de pouvoirs que le Pape appelle.
C’est à l’aune de tout cela que l’on doit alors lire le fameux § 67, peut-être le plus cité de l’Encyclique mais pas forcément le mieux compris :
« Face au développement irrésistible de l’interdépendance mondiale, et alors que nous sommes en présence d’une récession également mondiale, l’urgence de la réforme de l’Organisation des Nations Unies comme celle de l’architecture économique et financière internationale en vue de donner une réalité concrète au concept de famille des Nations, trouve un large écho. (…) Pour le gouvernement de l’économie mondiale, pour assainir les économies frappées par la crise, pour prévenir son aggravation et de plus grands déséquilibres, pour procéder à un souhaitable désarmement intégral, pour arriver à la sécurité alimentaire et à la paix, pour assurer la protection de l’environnement et pour réguler les flux migratoires, il est urgent que soit mise en place une véritable Autorité politique mondiale telle qu’elle a déjà été esquissée par mon Prédécesseur, le bienheureux Jean XXIII. Une telle Autorité devra être réglée par le droit, se conformer de manière cohérente aux principes de subsidiarité et de solidarité, être ordonnée à la réalisation du bien commun, s’engager pour la promotion d’un authentique développement humain intégral qui s’inspire des valeurs de l’amour et de la vérité. Cette Autorité devra en outre être reconnue par tous, jouir d’un pouvoir effectif pour assurer à chacun la sécurité, le respect de la justice et des droits. Elle devra évidemment posséder la faculté de faire respecter ses décisions par les différentes parties, ainsi que les mesures coordonnées adoptées par les divers forums internationaux. En l’absence de ces conditions, le droit international, malgré les grands progrès accomplis dans divers domaines, risquerait en fait d’être conditionné par les équilibres de pouvoir entre les plus puissants. Le développement intégral des peuples et la collaboration internationale exigent que soit institué un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale de type subsidiaire pour la gouvernance de la mondialisation et que soit finalement mis en place un ordre social conforme à l’ordre moral et au lien entre les sphères morale et sociale, entre le politique et la sphère économique et civile que prévoyait déjà le Statut des Nations Unies. » (§ 67)
Les « équilibres de pouvoirs entre les plus puissants » sont bien ceux qui gouvernent aujourd’hui le monde : la divergence d’intérêts n’empêche pas la complicité, comme le montre la mise en place concertée d’une économie gouvernée par les seules lois du marché, quelles que soient les conséquences pour les populations. Benoît XVI n’omet d’ailleurs pas de souligner l’extension des situations de pauvreté dans les pays riches et l’exploitation de conditions indignes pour profiter des bas prix des pays émergents.
Faire respecter la loi naturelle au niveau international
Le rôle de l’Autorité politique mondiale imaginée par Benoît XVI est aux antipodes de cette compétition complice, et elle a, si l’on comprend bien l’encyclique, une finalité haute : assurer que la mondialisation des échanges respecte la nature des hommes, qui ont besoin de leurs cultures propres, et se fasse de plus en plus dans une Charité conforme à la Vérité.
Toutes proportions gardées et sans vouloir idéaliser une époque révolue, on peut rappeler que cette Autorité – morale au moins – reconnue et à l’occasion même respectée par des chefs politiques plutôt enclins à la bataille a bel et bien existé. Le Moyen Age chrétien, reposant sur un consensus qui traversait les classes sociales, avait en général la certitude que l’homme était fait pour l’au-delà et que son sort y serait fixé à raison de sa conduite, bonne ou mauvaise, ici-bas. Et c’était l’Eglise, avec son chef, le Pape, qui était généralement reconnue comme possédant les clefs de cet au-delà ; le pouvoir de dire aux hommes le bien que Dieu attendait d’eux. Ce n’était pas parfait ; du moins y avait-il un assentiment bien partagé et une idée précise de la direction dans laquelle il fallait regarder pour s’approcher du vrai, du juste, du bon, du beau.
Bien plus récemment, on a pu voir deux pays chrétiens comme l’Argentine et le Chili confier avec succès le règlement d’un différend territorial qui empoisonnait leurs existences au Saint-Siège dont l’arbitrage avait été accepté d’un commun accord : celui-ci agit en tant qu’autorité morale mais aussi politique, il ne se substitua pas aux deux Etats souverains concernés mais il leur permit d’aboutir à une solution conforme à un bien commun qui, en l’occurrence, dépassait leurs intérêts individuels.
Dans Caritas in veritate, on ne trouve pas de regard nostalgique vers cette Chrétienté d’hier. Mais on y devine que Benoît XVI, en s’adressant, au-delà des évêques, des prêtres, religieux et fidèles, à tous les hommes de bonne volonté, vient dire que l’Autorité morale existe, qu’elle est sûre d’elle-même et de son message, qu’elle est même indispensable aux hommes afin qu’ils ne sombrent pas dans une tyrannie matérialiste qui parachèverait les erreurs de notre temps.
— « L’Eglise a une responsabilité envers la création et doit la faire valoir publiquement aussi. Ce faisant, elle doit préserver non seulement la terre, l’eau et l’air comme dons de la création appartenant à tous, elle doit surtout protéger l’homme de sa propre destruction » (§ 51), écrit le Pape.
— « L’Eglise n’a pas de solutions techniques à offrir et ne prétend “aucunement s’immiscer dans la politique des Etats”. Elle a toutefois une mission de vérité à remplir, en tout temps et en toutes circonstances, en faveur d’une société à la mesure de l’homme, de sa dignité et de sa vocation. » (§ 9)
— « La religion chrétienne et les autres religions ne peuvent apporter leur contribution au développement que si Dieu a aussi sa place dans la sphère publique, et cela concerne les dimensions culturelle, sociale, économique et particulièrement politique. » (§ 56)
On pourrait citer beaucoup d’autres exemples de cette tranquille affirmation que l’Eglise possède cette clef du vrai développement humain. A telle enseigne que Caritas in veritate signe en quelque sorte le retour ou la volonté de retour de l’Eglise dans la sphère politique, non pour la diriger mais pour l’éclairer et rendre visible à tous l’existence d’une nature humaine qui souffre et gémit de voir ses lois bafouées.
Ayant pris soin de rejeter toute fausse égalité entre les religions, Benoît XVI va ainsi jusqu’à écrire : « La religion chrétienne et les autres religions ne peuvent apporter leur contribution au développement que si Dieu a aussi sa place dans la sphère publique, et cela concerne les dimensions culturelle, sociale, économique et particulièrement politique. »
Ce serait assurément par trop solliciter le texte que de prétendre voir Benoît XVI plaider pour la mise en place d’une « Autorité politique mondiale » en la Cité du Vatican. Mais il indique clairement que si notre monde inextricablement lié par les fils de la mondialisation ne renonce pas au matérialisme qui le tue, si ce monde ne découvre pas la Charité dans la Vérité dont le Christ est le témoin véritable, on ne peut espérer que des fruits amers.
JEANNE SMITS
Article extrait du n° 6890 de Présent, du Mardi 28 juillet 2009