Le pape a-t-il guéri, ou aggravé le schisme lefebvriste ? Que peuvent avoir en commun le cardinal Richelieu et le Roi Louis XVI, la prise de la Bastille et la Terreur, les Bourbons et Robespierre, les exactions révolutionnaires en Vendée, l’affaire Dreyfus, l’anticléricalisme de la Troisième République, et le régime de Vichy, avec le mouvement schismatique que feu l’archevêque Marcel Lefebvre a mené hors de l’église catholique romaine en 1988 — un mouvement que le pape Benoît XVI tente aujourd’hui d’amener vers la réconciliation en annulant le 21 janvier l’excommunication de ses quatre évêques illégalement ordonnés ?
En un mot : tout.
Le mouvement lefebvriste regroupe, bien entendu, des gens très différents. La grande majorité d’entre eux sont des hommes et des femmes qui considèrent que les formes plus anciennes du rite catholique — et notamment la messe latine célébrée dans la forme tridentine — apportent un plus grand bénéfice spirituel que la liturgie réformée instaurée à la suite du Concile Vatican II (1962-1965). Il est également vrai que l’archevêque Lefebvre, un des leaders de la faction anti-réformiste lors du Concile Vatican II, fut très mécontent de ce qui avait été fait à la liturgie à la suite du Concile.
Mais Lefebvre fut également un homme forgé par les haines profondes qui ont défini les lignes de fracture dans la société et la culture française, de la Révolution au régime de Vichy. Ses critiques les plus acharnées lors du Concile étaient dirigées vers une autre réforme : la déclaration par de Vatican II que "la personne humaine dispose du droit à la liberté religieuse", qui impliquait que la puissance séculaire de l'état ne devait pas être mise au service de la vérité proclamée par l’église catholique, ou toute autre communauté religieuse. Pour Lefebvre, ceci confine à l’hérésie. Car cette réforme remettait en question l’alliance du trône et de l’autel, que Lefebvre aurait voulu voir perdurer mais qui fut renversée par la révolution de 1789, avec selon Lefebvre des conséquences désastreuses pour l’église et la société.
La guerre de Marcel Lefebvre, en d’autres mots, n’est pas simplement, voire premièrement dirigée contre la liturgie moderne. C’est une guerre contre la modernité, point à la ligne. Car la modernité, dans l’esprit de Lefebvre, implique un sécularisme agressif, un anticléricalisme, et la persécution de l’église par des hommes sans dieu. C’est la modernité qu’il connaissait, ou pensait connaître (apparemment, Lefebvre n’a jamais lu les considérations d’un de ses compatriotes sur un genre très différent de modernité "De la démocratie en Amérique", d’Alexis de Tocqueville). La modernité qu’il haïssait, en tout cas. Pour Lefebvre, traiter avec cette modernité — en affirmant par exemple le droit à la liberté de culte et la séparation de l’église et de l’état — revient à signer un pacte avec le diable.
La certitude que l’église catholique avait effectivement conclu un pacte avec le diable en rendant les armes au concile Vatican II devant le monde moderne est la pierre angulaire idéologique du mouvement lefebvriste. Le résultat fut spectaculaire. Les lefebvristes en vinrent à se considérer comme les dépositaires en exil du Catholicisme authentique — ou comme le mouvement le définit, de la Tradition (toujours avec un T majuscule). Dix ans durant, le Pape Jean Paul II tenta de convaincre l’archevêque récalcitrant, sans résultat. Le Cardinal Joseph Ratzinger tenta ensuite une médiation. Mais au bout du compte, Marcel Lefebvre détestait la modernité plus qu’il n’aimait Rome. Alors, en 1988, ignorant les supplications de Jean Paul II et de Ratzinger (des hommes qu’on peut difficilement accuser de céder facilement à la modernité), un Lefebvre vieillissant ordonna quatre évêques pour poursuivre son œuvre, sans l’autorisation de Rome. Ces quatre évêques (dont l’ordination, bien qu’illégalement conférée selon le droit canon, est néanmoins un sacrement valide aux yeux de l’église) encouraient automatiquement l’excommunication de par leur participation à un acte schismatique — un acte de rébellion envers l’autorité de l’Église qui place celui qui le commet hors de la communauté des fidèles. Ce sont ces excommunications qui viennent d’être levées par Benoît XVI, afin d’amener le mouvement lefebvriste à la réconciliation avec Rome et le retour à la pleine communion.
Le fait qu’un des évêques lefebvristes, Richard Williamson nie la réalité de l’holocauste et soit un prosélyte des "Protocoles des Sages de Sion" a provoqué un retentissement considérable et nombre de commentaires, notamment chez les universitaires et les leaders religieux juifs, qui ont beaucoup investi dans le dialogue judéo-catholique depuis Vatican II. Leur souci est parfaitement compréhensible, bien qu’il faille rappeler que l’annulation de l’excommunication de Williamson ne constitue en aucun cas une reconnaissance par le pape de sa vision malade de l’histoire, ni un retour sur la déclaration de Jean-Paul II de 1998 regrettant l’holocauste, ni une invalidation des enseignements de Vatican II sur le péché de l’antisémitisme. Il faut néanmoins admettre que le négationnisme de Williamson et son adoption d’un cliché antisémite aussi caricatural que les "Protocoles" n’est pas tellement surprenante, quand on sait que l’idéologie politique lefebvriste vient des mêmes marécages nauséabonds français que les anti-dreyfusards (il faut toutefois reconnaître que les hyper-sécularistes de la Troisième République haïssaient autant les Catholiques que certains anti-dreyfusards ont pu haïr les Juifs).
Les sottises de Williamson, bien que regrettables et ignobles, ne sont toutefois qu’un épiphénomène. Car les principaux enjeux de ce drame sont apparus lorsque l’évêque Bernard Fellay, leader actuel du mouvement lefebvriste, envoya le 24 janvier aux fidèles du mouvement une lettre consacrée à la levée de l’excommunication. C’est un document surprenant, qui déclare que "la Tradition catholique n’est plus excommuniée" et que les lefebvristes constituaient "les catholiques du monde entier attachés à la Tradition ". La lettre concède plus loin la validité de "tous les conciles jusqu’à Vatican I. Mais nous ne pouvons qu’émettre des réserves au sujet du Concile Vatican II", et suggère que les entretiens qui sont prévus entre le Vatican et les lefebvristes, à présent que les excommunications ont été levées, seront consacrés à ces "réserves".
Des juristes canonistes crédibles se demandent si l’arrogance de l’évêque Fellay ne remet pas en cause le respect des règles canoniques nécessaire à une levée de son excommunication. Quoi qu’il en soit, les non-canonistes interpréteront la lettre de Fellay comme une proclamation de victoire unilatérale : les lefebvristes avaient raison, la papauté reconnaît enfin son erreur, il ne reste à discuter que les termes de la reddition. De façon peu surprenante, la gauche catholique (qui a eu l’intelligence d’éviter le schisme, tout en vivant de facto dans un schisme intellectuel et psychologique depuis l’encyclique Humanae Vitae du pape Paul VI de 1968 sur le planning familial) a salué le sauvetage canonique des évêques lefebvristes par Benoît XVI. En effet, chez de nombreux dissident de gauche de l’église catholique, on se demande : "et moi, où en est mon plan de sauvetage ?".
Benoît XVI a sans doute conçu cette levée d’excommunication comme un pas vers la guérison d’une blessure au sein de l’église. La lettre de l’évêque Fellay, en réponse au geste du pape suggère que la guérison n’a pas eu lieu. De plus, la lettre de Fellay n’a d’effet que de faire monter les enchères pour tout le monde, et jusqu’au plus haut niveau. Car l’enjeu est à présent pour l’église sa connaissance d’elle-même, qui se doit d’inclure les enseignements de Vatican II.
Le porte-parole du pape, le père jésuite Federico Lombardi, précisait à la presse le 24 janvier dernier que la levée de l’excommunication ne signifiait pas que les lefebvristes étaient revenus dans la pleine communion. Les termes d’une telle réconciliation seront, on le présume, le sujet des "entretiens" auxquels fait référence l’évêque Fellay dans sa lettre. Ces entretiens ne manqueront pas d’être passionnants. Difficile de savoir comment en effet on pourrait faire progresser l’unité de l’Église Catholique si la faction lefebvriste ne reconnaît pas publiquement et sans ambiguïté les enseignements du concile Vatican II sur la nature de l’église, la liberté religieuse, et le péché de l’antisémitisme. L’absence d’une telle reconnaissance signifierait la renaissance chez ses franges les droitières d’une sorte de catholicisme de self-service, où chacun prend ce qui l’arrange et ce, au moment où la formule semblait définitivement passée aux oubliettes chez une gauche catholique en perte de vitesse, sa maison de toujours.
Par George Weigel
Traduction de David Korn
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