SOURCE - Fideliter (n° 229) - janvier-février 2016
L'argent, nous le savons, est un substitut commode des biens matériels. C'est, en effet, usuellement par l'entremise de ce signe conventionnel que nous pouvons acquérir les objets et services que nous souhaitons.
Pour tout homme, la relation avec l'argent et les biens matériels est complexe. D'un côté, étant des êtres corporels, nous avons constamment besoin de ces biens matériels : de l'air pour respirer, de la nourriture, des vêtements, du chauffage, etc. D'un autre côté, l'une des conséquences du péché originel est la « concupiscence des yeux » : nous nous attachons exagérément à ces biens, nous en rêvons nuit et jour, nous les entassons, bref nous devenons leurs esclaves alors qu'ils devraient être à notre service.
Pour un chrétien, cette relation est encore plus complexe, car Notre Seigneur, non seulement nous demande « d'user du monde comme n'en usant point », mais il nous appelle à un détachement spirituel absolu, à la pauvreté de coeur : « Bienheureux les pauvres en esprit. » En même temps, le Seigneur, qui avait lui-même une bourse pour ses besoins, nous prescrit de faire bon usage de cet « argent d'iniquité », en faisant vivre notre famille, en soutenant l'Église, en aidant les pauvres, etc.
Cette difficulté vis-à-vis des richesses temporelles s'est toutefois considérablement accrue avec la société moderne, laquelle s'est progressivement orientée vers le culte du dieu Argent. Un esprit avide, une convoitise insatiable, une « soif malsaine de l'or », si l'on peut traduire ainsi l'expression du poète (auri sacra fames, Virgile, Énéide, III, 57), a fini par envahir notre civilisation. Cette mutation sociale a été considérablement aggravée par deux phénomènes successifs, l'économisation de la politique et la financiarisation de l'économie.
L'économisation de la politique est cette orientation de l'action publique presque exclusivement vers les biens matériels, au détriment des valeurs les plus hautes. Quand les hommes politiques ne parlent plus que de pouvoir d'achat, de PIB, de salaires, d'indice des prix, c'est le signe indubitable que l'homme est devenu « unidimensionnel », réduit à sa seule fonction de producteur / consommateur.
Dans cette conception purement « économiste » de la vie humaine, il restait tout de même une certaine réalité : ces biens matériels correspondent, au moins en partie, à des besoins humains objectifs. Mais la financiarisation de l'économie, intervenue à partir des années quatre-vingt, a consacré le règne despotique de l'argent comme pur signe. Chaque jour, près de 10 000 milliards de dollars s'échangent sur les marchés mondiaux, mais seulement 1 ou 2 % correspondent à une activité productive réelle. L'économie a presque abandonné ce rôle, modeste mais utile, de fournir des biens matériels : elle n'est plus qu'une vaste spéculation, une loterie tout à fait immorale dans son principe.
Un chrétien ne peut servir à la fois Dieu et Mammon (cf. Mt 6, 24). Loin de se laisser happer par cet esprit mercantile et utilitariste, cet appétit déréglé du lucre, il doit au contraire accomplir le chemin inverse de la société moderne. Celle-ci a oublié progressivement les valeurs les plus hautes pour se tourner presque exclusivement vers les biens matériels. Pour nous, il ne s'agit pas de désirer gagner toujours plus, mais de vivre (y compris en usant à leur place des légitimes biens matériels) comme un être humain et comme un fils de Dieu.
La source de cette mutation désastreuse est clairement l'abandon de l'esprit de la croix. Mgr Marcel Lefebvre nous le rappelait dans son magnifique sermon du Jubilé de 1979 :
« Aussi n'est-il pas étonnant que la croix ne triomphe plus, parce que le sacrifice ne triomphe plus, et que les hommes ne pensent plus qu'à augmenter leur standing de vie, qu'à rechercher l'argent, les richesses, les plaisirs, le confort, les facilités d'ici-bas et perdent le sens du sacrifice ».
Nous sommes appelés, à l'inverse, à nous unir au sacrifice de Notre-Seigneur, à vivre par la croix de Jésus et avec elle. Nous habitons certes dans ce monde, dans le monde d'aujourd'hui, mais nous ne devons pas être du monde, nous ne devons pas appartenir à ce monde de l'argent et des convoitises terrestres.
« Car notre cité à nous est dans les cieux, d'où nous attendons comme Sauveur Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui transformera notre corps de misère, en le rendant semblable à son corps glorieux, par le pouvoir qu'il a de s'assujettir toutes choses » (Ph 3, 20-21).
Abbé Christian Bouchacourt +, Supérieur du District de France