SOURCE - Lettre à Nos Frères Prêtres n°54 - mise en ligne par La Porte Latine - Juin 2012
Concernant
la composition de la Prière eucharistique II, la plus courte et (pour cette
raison ?) la plus utilisée, nous possédons le témoignage très autorisé d’un de
ses auteurs, le père Bouyer.
Le père Bouyer, théologien et liturgiste
Le
père Louis Bouyer (1913-2004), de l’Oratoire, est un théologien et liturgiste
parmi les plus connus
et les plus estimés de notre temps. Sa bibliographie ne compte pas moins de
quarante volumes, dont une dizaine consacrés à la seule liturgie, publiés par
les éditeurs les plus sérieux : Cerf, Desclée, Aubier-Montaigne, Seuil, CLD,
Flammarion, OEIL, Criterion, etc.
Le
père Bouyer a rempli des missions ecclésiastiques de la première importance. Il
a été consulteur de la commission préconciliaire des études et des séminaires (La
Documentation catholique, 19 février 1961, col. 273). Il a été consulteur
du Consilium ad exsequendam constitutionem de sacra liturgia (Annibale
Bugnini, La riforma liturgica (1948-1975), Edizioni liturgiche, 1983, p.
910). Il a notamment participé à la commission du Consilium pour la
réforme de la messe, invité spécialement par Mgr Joseph Wagner, président de
cette commission (Bernard Botte, « La liturgie de Vatican II », La Libre
Belgique, 25 août 1976 ; article reproduit intégralement in Didier
Bonneterre, Le mouvement liturgique, Fideliter, 1980, p. 143-147). Il a
été nommé membre de la commission préparatoire conjointe anglicano-catholique (La
Documentation catholique, 4 décembre 1966, col. 2107). Il a été nommé par
Paul VI parmi les trente premiers membres de la Commission théologique
internationale dès la création de celle-ci (La Documentation catholique,
18 mai 1969, p. 495). Il est devenu membre de la commission mixte
catholique-orthodoxe pour le dialogue théologique (La Documentation
catholique, 16 décembre 1979, p. 1062), etc.
Les Mémoires (inédits) du père Bouyer
Dans
les dernières années de sa vie, le père Bouyer a rédigé des Mémoires.
Cet ouvrage, près de huit ans après sa mort, reste encore inédit, comme
l’explique la fiche Wikipédia consacrée à son auteur : « Enfin, il a écrit ses Mémoires,
dont le tapuscrit a été abondamment diffusé (en photocopies) auprès de ses amis
(qui en ont mis de brefs extraits sur internet), et dont la parution est encore
attendue avec impatience, car il révèle des choses intéressantes sur des sujets
sensibles de la période post-conciliaire ».
Cet
ouvrage de 148 pages A4 (qui se trouve entre nos mains, dans sa version
intégrale) est effectivement captivant, et pas seulement pour les années du
Concile et du post-Concile : ce que raconte le père Bouyer de sa jeunesse, en
particulier, passionnera les amateurs du « vieux Paris ». On s’étonne donc
qu’un éditeur n’ait pas encore eu le courage de publier ce travail. En même
temps, on le comprend un peu, car la verve étincelante (mais souvent piquante)
du père Bouyer n’hésite pas à déboulonner certaines « statues du Commandeur »
de l’Église du dernier demi-siècle.
On
est facilement pris d’un fou rire à la lecture de ces portraits d’une comique
férocité, servie par
une efficace langue française. C’est de ce texte que nous extrayons les récits
suivants.
Premières impressions sur le Consilium
«
Spécialement appelé à la sous-commission [du « Consilium pour la réforme
des livres liturgiques», dont il a commencé à parler] chargée du Missel, je fus
pétrifié, en y arrivant, quand je découvris les projets d’une sous-commission
préparatoire, inspirée principalement par dom Cipriano Vagaggini, de l’abbaye
de Bruges, et l’excellent prélat Wagner, de Trêves : croyant par là obvier à la
mode venue de Hollande, des eucharisties improvisées, dans une totale méconnaissance
de la tradition liturgique remontant aux origines chrétiennes. Je n’arrive pas
à comprendre par quelle aberration ces excellentes gens, assez bons historiens
et esprits généralement raisonnables, avaient pu suggérer un découpage et un
remembrement, également déconcertants, du Canon romain et d’autres projets se
disant “inspirés” d’Hippolyte de Rome, mais guère moins farfelus. J’étais pour
ma part prêt à démissionner sur le champ et à m’en retourner chez moi. Mais dom
Botte me convainquit de rester, ne fût-ce que pour obtenir quelque moindre mal
» (Mémoires (inédits], p. 130).
Dom
Botte, rappelons-le pour comprendre la suite, était l’auteur érudit d’un
ouvrage publié en 1963
et intitulé modestement : La Tradition apostolique de saint Hippolyte, essai
de reconstitution.
Quelques jugements sur des points de la réforme du Missel
«
En fin de compte, le Canon romain fut à peu près respecté et nous arrivâmes à
produire trois Prières
eucharistiques qui, en dépit d’intercessions passablement verbeuses, récupéraient
des pièces d’une grande antiquité et d’une richesse théologique et euchologique
hors de pair, sorties d’usage depuis la disparition des anciens rites
gallicans. Je pense à l’anamnèse de la troisième Prière eucharistique, et aussi
à ce qu’on put sauver d’un essai assez réussi d’adaptation au schéma romain
d’une série de l’antique prière dite de saint Jacques, grâce à un travail du
père Gélineau, pas souvent si bien inspiré.
«
Mais que dire, alors qu’on nous parlait de simplifier la liturgie et de la
ramener aux modèles primitifs,
de cet “actus poenitentialis” inspiré par le père Jungmann (excellent
historien du Missel romain… mais qui, de sa vie, n’avait jamais célébré une
messe solennelle !). Le pire fut un invraisemblable offertoire, de style Action
catholique sentimentalo-ouvriériste, oeuvre de l’abbé Cellier, qui manipula par
des arguments à sa portée le méprisable Bugnini, de façon à faire passer son
produit en dépit d’une opposition presque unanime » (Mémoires (inédits],
p. 130).
L’incroyable élaboration de la Prière eucharistique II
Après
cette savoureuse « mise en bouche », voici maintenant le témoignage précis et
circonstancié du père Bouyer concernant l’élaboration de la Prière
eucharistique II, fondée sur Hippolyte.
«
On aura une idée des conditions déplorables dans lesquelles cette réforme à la
sauvette fut expédiée, quand j’aurai dit comment se trouva ficelée la seconde
Prière eucharistique. Entre des fanatiques archéologisant à tort et à travers,
qui auraient voulu bannir de la Prière eucharistique le Sanctus et les
intercessions, en prenant telle quelle l’eucharistie d’Hippolyte, et d’autres,
qui se fichaient pas mal de sa prétendue Tradition apostolique, mais qui
voulaient simplement une messe bâclée, dom Botte et moi nous fûmes chargés de
rapetasser son texte, de manière à y introduire ces éléments, certainement plus
anciens, pour le lendemain !
«
Par chance, je découvris, dans un écrit sinon d’Hippolyte lui-même, assurément
dans son style, une heureuse formule sur le Saint-Esprit qui pouvait faire une
transition, du style Vere Sanctus, vers la brève épiclèse. Botte, pour
sa part, fabriqua une intercession plus digne de Paul Reboux et de son A la
manière de que de sa propre science. Mais je ne puis relire cette
invraisemblable composition sans repenser à la terrasse du bistro du
Transtevère où nous dûmes fignoler notre pensum, pour être en mesure de nous
présenter avec lui à la Porte de Bronze à l’heure fixée par nos régents ! » (Mémoires
(inédits], pp. 130-131).
Retour sur la réforme du Missel, et jugement d’ensemble
«
Le seul élément non critiquable dans ce nouveau Missel fut l’enrichissement
apporté surtout par
la résurrection d’un bon nombre de préfaces magnifiques reprises aux anciens
sacramentaires et l’extension des lectures bibliques (encore que, sur ce
dernier point, on allât trop vite pour produire
quelque chose d’entièrement satisfaisant). (…)
«
Après tout cela, il ne faut pas trop s’étonner si, par ses invraisemblables
faiblesses, l’avorton que
nous produisîmes [à savoir le nouveau Missel] devait susciter la risée ou
l’indignation… au point de faire oublier nombre d’éléments excellents qu’il
n’en charrie pas moins, et qu’il serait dommage que la révision qui s’imposera
tôt ou tard ne sauvât pas au moins, comme des perles égarées…» (Mémoires (inédits],
p. 131).