21 mai 2016

[Mgr Bernard Fellay - DICI] Entretien avec Mgr Bernard Fellay dans le National Catholic Register

SOURCE - DICI - 21 mai 2016

Si nous nous trouvons face à un choix entre garder la foi et faire un compromis, il est clair que nous n’allons pas faire de compromis. 
Cet entretien vidéo a été réalisé par Edward Pentin, correspondant à Rome du National Catholic Register, le 13 mai 2016, en la fête de Notre-Dame de Fatima, à Menzingen (Suisse). En voici la transcription intégrale, traduite de l’anglais par DICI. 

Monseigneur, où en sommes-nous dans les discussions entre le Saint-Siège et la Fraternité Saint-Pie X?

Ces rapports avec Rome ne datent pas d’aujourd’hui. On pourrait dire que, même au moment de l’excommunication à cause du sacre des évêques en 1988, il n’y a jamais eu de rupture totale avec Rome. Nous n’avons jamais voulu rompre avec Rome. Mgr Lefebvre a été très explicite là-dessus. Il y a eu des disputes, oui, et je dirais que les soucis ont continué jusqu’à aujourd’hui. Mais les rapports sont devenus plus proches depuis l’an 2000. Je dirais qu’il y a eu une première étape à la fin de cette année-là, au cours de laquelle nous avons fait un pèlerinage à Rome pour l’Année sainte. A la fin de l’année, Rome, par l’intermédiaire du cardinal Castrillon Hoyos, alors président de la Commission pontificale Ecclesia Dei, nous a dit que le Saint-Père voulait que nous trouvions une solution à ce problème. Et à l’époque je lui ai répondu : « Oui, c’est très bien, mais il y a un problème : nous ne vous faisons pas confiance. » Et je décrivais la façon dont ils avaient traité d’autres mouvements, notamment la Fraternité Saint-Pierre à l’époque. Néanmoins les discussions ont débuté de façon sporadique, ce qui a permis à Rome de commencer à nous connaître un peu mieux, et après quelques années il était évident que le cardinal Castrillon en avait conclu que nous n’étions pas du tout schismatiques. Il a dit plusieurs fois que nous étions catholiques. Il a obtenu qu’un terme soit mis au décret d’excommunication, ce qui fut suivi par la situation pénible de Mgr Williamson qui a jeté un froid, mais en même temps a fait faire un pas de plus en avant.

Nous avons demandé deux préambules avant d’aller plus loin, en raison du manque de confiance ; (le premier de) ces deux préambules devait admettre, reconnaître que tout prêtre catholique a le droit de dire la messe tridentine – chose qui semblait impossible en 2000, mais qui est devenu un fait en 2007 quand le pape Benoît XVI a effectivement reconnu ce droit, en disant que la messe tridentine n’avait jamais été abrogée. Alors cela a été un élément majeur, qui a réintroduit – au moins en théorie – la liberté de la messe comme un droit dans l’Eglise.

Le deuxième point était l’excommunication qui a été levée deux ans et demi plus tard. Alors on a dit qu’une fois tout cela fait, il fallait que nous parlions, il fallait discuter des problèmes doctrinaux, ceux que nous voyons comme de vrais problèmes doctrinaux. Et, en effet, Benoît XVI a dit que ces discussions étaient nécessaires. Je ne pense pas que nous ayons eu alors la même optique, mais nous nous sommes mis d’accord pour avoir des discussions qui ont duré deux ans, au niveau le plus élevé.

A la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, nous avons eu des entretiens sur les points de controverse qui se sont, disons, catalysés dans le Concile, qui ont été introduits dans la vie de l’Eglise catholique par le concile Vatican II. Après ces deux années, Rome a fait une proposition formelle qui nous a paru trop ambiguë, – c’est-à-dire qu’elle n’allait pas résoudre le problème. Je leur ai déclaré : « Si nous faisons un accord sur quelque chose de trop ambigu, nous ne ferons que repousser le problème, il faudra s’en occuper plus tard, et ce sera pire encore. » Alors j’ai dit : « Il faut trouver quelque chose maintenant, avant (tout accord). » Et il y a eu un va-et-vient intense, mais qui n’a rien donné. Il a été très difficile de voir clair dans tout cela, puisque des personnes à l’intérieur, des proches du pape (Benoît) me disaient qu’en fait ce qui nous était proposé, ne correspondait pas à la vision du pape ; ce n’était pas facile alors de voir ce qui se passait (vraiment).
Une situation paradoxale : sans magistère véritable
Maintenant avec le nouveau pape, le pape François, nous sommes passés à une situation nouvelle, qui est très intéressante mais qui est encore plus déroutante. J’appelle cela une situation paradoxale puisque, si je puis dire, les problèmes que nous dénonçons empirent dans l’Eglise, et en même temps une partie (des autorités), surtout à Rome, commence à dire et à reconnaître qu’il faut faire quelque chose.

Du côté de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, il y a une nouvelle perspective où l’on considère, grâce à ces discussions (doctrinales), qu’il est à nouveau clair que la Fraternité n’est pas schismatique. Cela veut dire que les points que nous défendons ne touchent pas à des points qui couperaient la Fraternité d’avec l’Eglise, ni au niveau d’un schisme, ni – ce qui serait pire – au niveau d’une hérésie contre la foi. Ils estiment toujours qu’il faut clarifier la question de la perception de ce qu’est le magistère, mais nous insistons sur le fait qu’ils rendent confuse cette perception, surtout quand nous voyons aujourd’hui qu’il y a des questions (doctrinales) qui ne relèvent pas du magistère, – ce qui est très déroutant. Vous avez ainsi l’autorité la plus haute dans l’Eglise qui dit : « Je n’enseigne pas. » Alors c’est quoi ? C’est obligatoire ? Il est évident qu’ils veulent obliger. En même temps ils disent que ce n’est pas obligatoire. C’est vraiment la confusion.

Voilà ce qui surprend beaucoup : il semble y avoir plus de chances que jamais d’une pleine communion maintenant, et pourtant le Saint-Siège et le pape semblent, à vos yeux, être en train de s’éloigner de ce que vous voudriez.

C’est précisément ce que j’appelle paradoxal. Mais ce n’est pas ambigu, nous pouvons expliquer ce qui se passe. Et je dois ajouter qu’il y a deux lignes maintenant : il faut distinguer entre la position du pape qui est une chose, et celle de la Congrégation de la foi. Ils n’ont pas la même approche, mais seulement la même conclusion qui est : finissons-en avec ce problème en accordant la reconnaissance canonique à la Fraternité. Mais je suis persuadé, au moins en partie, qu’il y a encore une autre approche, qui pourrait finalement revenir au même, et qui consiste à donner moins d’importance au problème que nous considérons comme important, le Concile : autrement dit, à réduire l’obligation du Concile.

Vous dites que ce sont maintenant des «questions ouvertes»?

Je dis cela par provocation. Ils ne disent pas ainsi, mais ce qu’ils disent est que la question de la liberté religieuse, de Nostra Aetate, des rapports avec les autres religions, de l’œcuménisme, et plus encore la question de la réforme liturgique ne sont plus une cause de séparation d’avec l’Eglise. Autrement dit, vous pouvez remettre ces choses en question tout en restant catholiques. Cela veut aussi dire que le critère qu’ils veulent nous imposer pour prouver que nous sommes catholiques ne portera plus sur ces points. Pour nous, cela est très important.

Comment cela concorde-t-il avec Mgr Lefebvre qui disait qu’il ne pouvait y avoir d’occasion de réconciliation à moins que Rome ne se repente de ses erreurs ? Est-ce que cela a changé, ou est-ce toujours le cas?

Non, je pense qu’il y a deux niveaux ici (l’humain et le surnaturel). Le premier, c’est la réalité dans laquelle nous vivons. Nous attendons de l’Eglise qu’elle soit pure et sainte, et nous professons qu’elle l’est. Mais nous savons bien qu’il y a beaucoup de personnes dans l’Eglise, de haut en bas, qui ne vivent pas ainsi. Ce n’est pas nouveau, cela a toujours été. Voilà, vous avez les bons catholiques, vous avez les catholiques tièdes, vous avez les membres morts, ils sont tous membres de cette Eglise. Alors il faut reconnaître certains événements malheureux dans l’Eglise que nous admettons, parce que nous voyons dans l’Eglise non pas une réalité humaine, mais une réalité surnaturelle avec un élément humain. Nous continuons à regarder la sainteté de l’Eglise, tout en critiquant, attaquant, reprochant, condamnant ces éléments qui s’opposent à la sainteté et la pureté de la doctrine qui vient de Notre Seigneur.

Mgr Lefebvre a toujours tenu cette position. C’était un évêque dans l’Eglise, il connaissait l’état de l’Eglise, il savait que les gens autour de lui n’étaient pas tous parfaits, et il n’aurait pas osé se déclarer lui-même parfait. Tout le monde a des défauts… Cela ne veut pas dire qu’il faut être d’accord avec tout. Le problème, c’est quand ces attitudes viennent d’en haut. Vous avez là un problème d’obéissance qui est très grave. Et c’est en ce sens, je dirais, qu’il faut prendre les paroles de Mgr Lefebvre : ce n’est pas maintenant que nous allons obéir sur ces points (humainement désastreux).

Si vous reveniez dans la pleine communion, et s’il y avait un conflit entre les deux, qu’est-ce qui primerait, l’obéissance ou la Tradition?

D’abord, une vraie obéissance ne peut être que dans la Tradition. Le pape n’est pas un être indépendant. Il ne peut pas inventer ce qui lui plaît. Il est lié par ce qu’on appelle le « dépôt de la foi. » C’est la célèbre citation (de Vatican I[1]) sur l’infaillibilité du pape, qui dit que le Saint-Esprit n’a jamais promis à saint Pierre et à ses successeurs que, par une nouvelle inspiration, le pape pourrait inventer quelque chose de nouveau. Absolument pas. L’aide de Dieu n’est pas promise dans une telle situation. Mais la Constitution de Vatican I ajoute : Avec l’aide du Saint Esprit, le pape peut garder, préserver saintement et transmettre fidèlement ce dépôt de la foi. Alors si vous parlez d’obéissance, oui, bien sûr, un catholique doit obéir, pourvu que les supérieurs, les prélats, les évêques et le pape continuent d’enseigner et d’être fidèles à leur mission.
La reconnaissance canonique : un droit mais pas un absolu
Quels sont vos principaux motifs pour revenir à la pleine communion? Est-ce en partie parce que vous devez sacrer de nouveaux évêques?

Non. D’abord, nous avons répété et dit sans cesse : nous ne sommes pas en dehors de l’Eglise. Et nous le maintenons. Nous avons tous les éléments nécessaires – et considérés, à d’autres époques, comme tels – pour être en communion avec l’Eglise. Je dirais qu’avec le Concile ils ont inventé un nouveau sens du mot « communion », en parlant de « pleine communion » et de « communion partielle », ce qui est encore très déroutant, parce que le catholique normal comprend le mot communion dans le sens ancien : vous êtes en communion ou vous n’y êtes pas. Maintenant ils ont introduit ce « pas en pleine » communion, et personne ne sait ce que c’est exactement. Nous affirmons que nous avons le droit d’être appelés catholiques, puisque nous le sommes, puisque nous reconnaissons les autorités et que nous reconnaissons tous ces éléments comme étant nécessaires. Voilà le premier point. Mais à part cela, je ne cherche pas cette régularisation canonique comme un absolu. Pour moi, c’est évident, nous y avons droit, mais nous n’allons pas faire de compromis et nuire à la foi, à la discipline de l’Eglise pour l’avoir. Nous considérons comme une injustice le fait qu’ils ne nous la donnent pas, et nous maintenons notre point de vue. C’est tout. Et si nous nous trouvons face à un choix entre garder la foi et faire un compromis, ce que nous allons faire est clair : nous n’allons pas faire de compromis.

Certains craignent – Mgr Richard Williamson par exemple (qui fut expulsé de la Fraternité en 2012 pour désobéissance) – que vous ne penchiez vers une tendance moderniste en entrant dans l’Eglise postconciliaire. Qu’en dites-vous? Est-ce un danger et quelles sont les précautions prises pour empêcher ce danger de devenir une réalité?

Je pourrais dire qu’il y a des dangers partout. La situation générale de l’Eglise est très risquée en ce moment. Il y a des dangers partout. Je décris toujours notre situation comme celle de quelqu’un sur un sommet, une montagne, et il y a deux abîmes : un à votre droite et un à votre gauche. Si vous posez le pied trop à droite ou trop à gauche, vous tombez. Le diable se moque de quel côté vous tombez, ce qui compte pour lui, c’est que vous tombiez. Je considère comme un miracle le fait que nous ne soyons pas tombés jusqu’ici, et nous prions pour ne pas tomber. Alors non, le point de vue de Mgr Williamson est tout à fait faux. Il pense d’abord que nous voulons faire des compromis, que nous le voulons à tout prix. Et puis, deuxièmement, il dit que nous serions sous l’influence de libéraux, qu’ils seraient nos autorités et que nous suivrions nécessairement le courant. Encore une fois, ce n’est pas une option pour nous. Nous demandons à Rome les garanties que nous pourrons continuer tels que nous sommes.

Et vous avez vu des garanties que vous pouvez accepter ou pas encore?

Je pense que plus cela va, plus Rome devient indulgente. Et c’est pourquoi nous commençons à parler de rapprochement, parce que Rome accorde petit à petit ce que nous voyons comme une nécessité, et qu’ils commencent à voir comme une nécessité étant donné la situation de l’Eglise. Mais ce n’est pas Rome en son entier, c’en est une partie, ce sont les conservateurs qui sont ahuris par ce qui se passe dans l’Eglise.

Vu la confusion actuelle dans l’Eglise et le mécontentement de ceux qui sont du côté conservateur, comme vous dites, est-ce que vous vous voyez peut-être comme venant au secours de l’Eglise? 

Il y en a à Rome qui nous disent cela ; il y en a qui utilisent non pas le mot « secours » mais « aide », et en définitive, même dans le document proposé pour une régularisation, c’est mentionné. Ainsi ce n’est pas nous qui l’inventons. La situation dans l’Eglise est vraiment catastrophique. Et je dirais qu’enfin maintenant, dans cette catastrophe qui va en empirant, vous avez des voix qui commencent à parler, des gens qui s’approchent de nous et qui essaient de voir notre position comme n’étant pas aussi mauvaise qu’on le croyait auparavant.

Certains ont fait la réflexion que si vous étiez régularisés, ce serait comme si Dieu faisait miséricorde à ceux qui sont très mécontents de la confusion et inquiets de la situation actuelle dans l’Eglise. Voyez-vous la main de Dieu en tout cela?

Je suis persuadé que Dieu n’a pas abandonné son Eglise. Il permet des épreuves, mais Il est toujours là. Il est cependant un peu difficile de donner cette dénomination à l’avance, mais, pour moi, le fait est que nous ne sommes pas condamnés dans cette situation, ce qui est vraiment paradoxal, puisque nous n’avons rien changé et que nous continuons à dénoncer ce qui se passe. Et néanmoins vous voyez ce mouvement en notre faveur à Rome. Alors pour moi, oui, j’y vois la main de Dieu, mais dans ce sens-là ; si cela devait se faire, et je n’en suis pas sûr, ce serait en effet un bon signe de la miséricorde de Dieu – pour tout le monde.
Un pape atypique
Vous avez dit que vous aimez ce pape, que vous aimez certains aspects de ce pape.[2]

Le Saint-Père est totalement atypique et le problème, quand il faut s’approcher de lui, est d’essayer de le mettre dans une de nos catégories habituelles. C’est là, si je puis dire, un des grands problèmes, car la façon normale de juger quelqu’un est de partir de ses actes et d’en conclure qu’il agit ainsi parce qu’il pense de telle façon. Mais si vous remontez à une doctrine, ou parfois une idéologie, avec ce pape vous êtes complètement perplexe, puisqu’il fait une chose un jour et le lendemain il fait ou il dit presque le contraire. C’est un des points les plus perturbants avec le pape actuel. 

Je pense qu’il faut comprendre que son approche ne se situe pas à ce niveau. Il l’a dit plusieurs fois : il a affirmé qu’il considère la doctrine comme un obstacle dans les rapports avec les gens. Pour lui ce qui est important c’est la vie, la personne ; alors il essaie de voir la personne et là, si je puis dire, il est très humain. Maintenant, quelles sont ses motivations ? Là aussi, nous essayons toujours de comprendre. Pour moi, il paraît comme quelqu’un qui voudrait voir tout le monde sauvé, que tout le monde ait accès à Dieu, comme un sauveteur qui défait sa corde de sécurité pour se mettre lui-même dans une situation risquée afin de sauver d’autres personnes. Il nous a dit lui-même[3] qu’il a eu des problèmes avec des gens dans l’Eglise à cause de son approche (envers nous), mais qu’il utilise la même approche avec tout le monde.

Les critiques les plus dures du pape ont tendance à viser toujours les « docteurs de la loi » qu’il voit comme pharisaïques. Certains prétendent qu’il parle, entre autres, de la Fraternité. Est-ce que vous diriez qu’il semble être plus fâché avec des gens comme vous? 

J’ai demandé à des personnes à Rome : qui vise-t-il ? Elles ne savent pas, elles ne savaient pas quoi dire. Elles ont dit « peut-être vous, mais… ». La réponse que j’ai eue le plus souvent, était : « les conservateurs américains » ! Alors franchement, je ne sais pas. Il est certain qu’il n’aime pas les gens trop idéologues. C’est très clair. Mais je pense qu’il nous connaît assez depuis l’Argentine pour savoir que nous avons le souci des personnes. Oui, nous avons une position très forte sur la doctrine, mais nous nous occupons des gens. Nous faisons preuve d’une vraie action (apostolique) qui découle de la doctrine, et je ne pense pas que ce soit cela qu’il critique. C’est sûr qu’il n’est pas d’accord avec nous sur les points du Concile que nous attaquons. Absolument pas. Mais pour lui, la doctrine n’est pas si importante, l’homme, les personnes sont importantes, et là nous avons donné assez de preuves que nous sommes catholiques. Voilà son approche.

Vous auriez dit récemment que vous croyiez qu’il voit la Fraternité Saint-Pie X comme partageant son inquiétude à propos d’une Eglise établie, satisfaite d’elle-même, qui ne cherche plus la brebis égarée.

Je n’irais pas jusque-là, il voit juste qu’on est sincère, c’est tout. Il voit certainement des choses chez nous avec lesquelles il n’est pas d’accord, des choses qu’il voudrait nous voir changer, mais pour lui ce n’est pas cela l’important. Ce qui est important, c’est d’aimer Jésus, et c’est tout.

Et si cela se réalise, dans les termes d’une régularisation, la Fraternité serait-elle prête à céder à Rome le droit de choisir ses propres candidats pour un sacre épiscopal, en rejetant vos propres souhaits?

Ce n’est pas ce qu’ils demandent. Rome demande que, dans le choix ou la nomination du supérieur de la nouvelle structure canonique, nous présentions trois noms parmi lesquels le pape choisirait le supérieur qui deviendrait alors évêque.

Et s’il en choisissait un que vous ne vouliez pas, alors que vous préfériez quelqu’un d’autre, serait-ce un problème?

Nous ne pouvons pas entrer dans toutes les situations négatives possibles. Si nous pouvons choisir trois personnes, je pense que c’est à nous de choisir les bonnes.

Certains pensent, si vous êtes régularisés, qu’est-ce qui empêcherait les fidèles de rejoindre la Fraternité Sacerdotale Saint-Pierre, puisqu’il n’y aurait plus de vraies différences?

Je pense que c’est la Fraternité Saint-Pierre qui va rejoindre la Fraternité Saint-Pie X !

Mais voyez-vous la formation d’une sorte d’alliance peut-être un jour?

Je ne pense pas que cela pourrait arriver très vite parce qu’il s’est passé trop de choses. Ils se sont séparés de nous, ils nous ont déclarés schismatiques, et ainsi de suite, et même maintenant certains d’entre eux continuent de le faire. Alors je ne pense pas que cela viendrait très vite, même avec une reconnaissance, puisqu’ils s’appuient sur certaines bases et ils ne sont pas prêts à changer ces bases. Je veux dire qu’il y aura toujours des sujets de dispute. Je ne pense pas que tout ira bien, ce n’est pas vrai. La situation de l’Eglise n’est pas bonne. Alors il faudra que tout le monde l’évalue pour voir comment nous pourrons sortir de ce chaos.

La situation de l’Eglise, quand nous la regardons maintenant, va devenir une situation vraiment chaotique, ce qui veut dire qu’il y a beaucoup de travail à faire et que tout le monde, tout catholique est bien placé pour réfléchir à ce que nous pouvons faire activement ou passivement pour revenir à une situation normale dans l’Eglise. Donc je ne pense pas qu’une reconnaissance canonique éliminerait le problème, qui n’est pas nous. Le problème est dans l’Eglise et c’est ce que nous voyons maintenant : la confusion à tous les niveaux, moral et doctrinal.
Nous ne sommes plus les seuls à critiquer
Avez-vous l’impression que tout cela justifie ce que vous dites depuis 30 ans et plus?

Je vois cela comme une étape qui prouve combien nous avions raison, ce qui est loin d’être la fin.

Et si vous êtes régularisés, quelles garanties y aura-t-il que vous pourrez continuer à être aussi critiques qu’avant, si vous croyez devoir le faire?

Eh bien, ce qui se passe à présent c’est que d’autres voix se lèvent depuis deux ans maintenant. Ce fait est une garantie pratique. Nous ne sommes plus les seuls. Si nous étions les seuls à critiquer, ç’aurait pu être un souci, mais à présent, maintenant que beaucoup d’autres voix s’expriment, cela devient une habitude et une évidence. Et les autorités perdent presque du terrain, tellement la situation est grave. Alors je pense qu’elles seront satisfaites de toute voix qui commence à désigner correctement la situation.

Une autre condition suggérée est que le supérieur de la Fraternité devienne cardinal. Insisterez-vous là-dessus?

Non, c’est vraiment au pape de décider et de choisir ses conseillers, puisque les cardinaux sont censés être ses conseillers. Alors non, pour moi nous avons un devoir. Notre devoir est de rester à notre place, de faire notre devoir à notre place et non pas de rêver. Je ne pense pas que devenir cardinal changerait quoi que ce soit. Quel que soit le poste, la charge ou la mission que l’on reçoit, il faut s’en acquitter devant Dieu, et c’est tout.

A propos des problèmes que vous pose le Concile, laisserez-vous ces problèmes en l’état, si vous êtes régularisés, ou insisterez-vous pour qu’ils soient supprimés ou amendés?

Rome nous oblige à continuer les discussions sur ces points. Oui, bien sûr, nous maintiendrons l’urgence des corrections, et je dirais qu’ils commencent en partie à reconnaître cette urgence.

Et s’il n’y a pas de corrections, si vous ne voyez rien changer?

Alors nous serons patients. Elles viendront.
« Ne pas bouger parce que cela va mal » n’est pas ce que Notre Seigneur attend de ses apôtres
Etes-vous assuré que les fidèles de la Fraternité vous soutiennent? Par exemple, il est peu probable qu’ils approuvent le chapitre 8 de l’Exhortation Amoris Laetitia.

Mais personne ne l’approuve.

Mais est-ce qu’un souci comme cela pourrait les rendre plus sceptiques et réticents à l’idée d’une pleine communion, d’une régularisation?

Je pense que si vous n’avez pas tous les éléments, vous croirez qu’ils sont fous de faire un accord maintenant. Aussi ce sera du travail, et il faudra du temps pour amener les fidèles à prendre conscience de cette nouvelle phase dans l’histoire de l’Eglise, cette nouvelle réalité. Nous sommes dans une réalité, nous devons l’appréhender le plus exactement, le plus précisément qu’il est possible, afin de la gérer correctement. Dire que nous ne bougeons pas parce que les choses vont mal, n’est absolument pas ce que Dieu, Notre Seigneur, attend de ses apôtres.

Un autre problème éventuel est cette possibilité de femmes-diacres. Est-ce que ce genre de choses vous rend encore plus difficile la conduite des fidèles à votre suite?

C’est juste une chose de plus, cela ne change pas le problème de fond. Cela ajoute juste un élément de plus à la tragédie que vit l’Eglise avec la confusion présente, ces jeux sur les mots, cette application à nos jours de choses qui ont existé dans le passé mais pas de la même façon. Vous trouvez le mot « diaconesse » dans la Sainte Ecriture où saint Paul parle bien de diaconesses, mais ce n’était pas un ministère sacramentel, cela n’avait rien à voir. Il s’agissait d’un service, disons d’une aide, qui à l’époque était très similaire – car c’était une (simple) similitude – au service demandé à un diacre, mais sur un autre plan, puisque le diacre a et a toujours eu, bien sûr, le pouvoir des sacrements que la diaconesse à l’époque n’avait absolument pas. C’est mélanger deux choses et augmenter la confusion. Et évidemment, cela touche à un domaine très délicat sur lequel nous savons que les modernistes veulent aller : une nouvelle situation dans laquelle il y aurait des femmes prêtres et évêques. C’est intéressant parce que Rome a pris le soin de dire que c’est un péché contre la foi de prétendre à cela[4]. Si quelqu’un déclare qu’il peut y avoir des femmes prêtres et évêques, il est hors de l’Eglise et a perdu la foi.

Croyez-vous qu’il y a peut-être une raison cachée derrière cette proposition?

Pas nécessairement de la part du pape puisque, encore une fois, il n’a pas de stratégie idéologique. Il voit la chose dans une autre perspective. Mais vous avez des gens qui en ont une, et qui s’en servent dans ce sens. C’est clair.

Croyez-vous que le pape vous écoute quand vous le rencontrez?

Il écoute certainement, mais je ne crois pas qu’il veuille parler de la doctrine. Alors nous parlons du salut des âmes et des moyens pour le faire.

Mais la doctrine est à la deuxième place pour lui?

De son point de vue, pour les problèmes, oui, j’en suis presque sûr.

Ne craignez-vous pas parfois, comme le pensent certains, qu’il ne veuille simplement vous neutraliser et vous faire taire?

Ce n’est pas sa perspective. Je dirais le contraire. Il serait du genre à voir l’avantage de cette controverse. Il est lui-même très amateur de polémique. Je le verrais plutôt désirer que nous soyons polémiques, pour provoquer et créer une nouvelle situation qui pourrait, de façon hégélienne, mener à une meilleure situation. Evidemment nous sommes contre une telle approche dialectique, mais cela pourrait en être une. Mais sur ce point, je ne suis pas sûr de pouvoir conclure.

Quant à Mgr Williamson, que pensez-vous du sacre épiscopal qu’il a fait récemment pour soutenir ce qu’il appelle la «résistance»? Est-ce un problème pour vous et comment y répondez-vous?

Non, pour moi il est parti – malheureusement, très malheureusement. Il est parti et il a juste fait un pas de plus dans l’abîme. C’est un coup d’épée dans l’eau, et cela ne change rien. Cela n’aide en rien. C’est une énorme erreur, prions pour lui !

Certains se demandent si vous voyez l’ironie qu’il y a de l’avoir expulsé pour désobéissance, puisque vous-même êtes critiqué pour votre désobéissance à l’égard de Rome?

Nous affirmons justement que nous ne sommes pas désobéissants. Je dis que nous maintenons le principe de l’obéissance comme nécessaire, et donc sur tout ce que le pape demande de catholique – en accord avec ce que l’Eglise a toujours demandé et fait – nous nous inclinons et nous suivons. Nous ne sommes pas, par principe, désobéissants. L’obéissance est un principe catholique très profond.
Fatima, La Salette : une désorientation diabolique venant de la tête, une éclipse de l’Eglise 
Aujourd’hui c’est la fête de Notre Dame de Fatima. On dit qu’une partie du troisième secret qui n’a pas encore été révélé est que l’apostasie commencera par la tête (Alice von Hildebrand a témoigné d’un tel propos tenu par le cardinal Luigi Ciappi). Qu’en dites-vous?

Je n’ai pas souvenir d’une telle citation faisant partie officiellement du message de Fatima ou du secret. Il y a beaucoup de reconstructions, de théories. Une chose qui est sûre, c’est que tout n’a pas été révélé. Sœur Lucie, dans son troisième rapport, a donné les paroles de la Sainte Vierge Marie avec un « et cetera », et dans ce qui a été publié par Rome il n’y a pas de paroles, seulement une vision. Alors évidemment il manque quelque chose. Qu’est-ce ? Vous avez tout un effort à faire pour essayer de reconstruire cette partie à partir de citations des personnes qui l’ont lu (le rapport). Et c’est très intéressant. Nous pouvons dire avec certitude qu’il y est question de la foi. Le pape Benoît XVI, alors cardinal Joseph Ratzinger, a dit qu’elle parle des dangers pour la foi dans l’Eglise, et non pas seulement de la vision, alors… Vous avez un rapport de l’abbé Fuentes qui a parlé avec sœur Lucie, où il donne une relation dramatique, disant que ce n’est peut-être pas tout le message ou le secret, mais juste la perception qu’a sœur Lucie de la chose. Elle y parle d’une désorientation diabolique, et qui vient évidemment de la tête. Et je pense que nous y sommes, c’est devant nos yeux.

Comment pensez-vous que les choses vont se dérouler dans l’Eglise à l’avenir?

L’aspect humain est très difficile à décrire. Si Dieu permet que cet aspect humain continue, cela veut dire un grand chaos. Et nous l’avons déjà, mais ce sera encore plus, encore plus de confusion. Le pape Benoît, quand il était encore cardinal, a écrit un livre, Le sel de la terre (Flammarion, 2005), dans lequel il décrit une dissolution de l’Eglise en petits morceaux, avec des petits îlots, des oasis. Alors oui, si Dieu permet aux choses que nous voyons de se développer, c’est la situation que nous allons voir. Nous aurons des petites enclaves de catholicisme au milieu d’une grande tempête, un grand orage.

Et la cause principale est le fait d’avoir mis l’homme à la place de Dieu dans l’Eglise, diriez-vous?

Absolument, absolument. L’Eglise est avant tout divine. Ses moyens, son but sont surnaturels, et si vous essayez de ravaler à l’humain ses moyens et sa fin, vous dissolvez l’Eglise, vous la tuez. Evidemment, l’Eglise ne peut pas être détruite, mais (avec cela) vous faites tout ce que vous pouvez.

Voyez-vous cela comme une éclipse de l’Eglise?

La Salette le dit. Une éclipse veut dire que la chose est encore là, mais vous ne la voyez plus pendant un temps. Dieu permettra-t-il que les choses aillent aussi loin ? Je suis sûr que les gens se demandent maintenant : « Où est l’Eglise ? » Alors peut-être qu’on en est déjà là.
Pour conserver à cet entretien son caractère propre, le style oral a été maintenu.
(Source : NCR – Traduction, intertitres et notes de DICI du 21/05/16)
----------
[NOTES]
     
[1] Vatican I, Pastor Æternus (18 juillet 1870), chap. IV sur le magistère infaillible du Pontife romain : « Car le Saint Esprit n’a pas été promis aux successeurs de Pierre pour qu’ils fassent connaître, sous sa révélation, une nouvelle doctrine, mais pour qu’avec son assistance ils gardent saintement et exposent fidèlement la révélation transmise par les Apôtres, c’est-à-dire le dépôt de la foi. » (NdT)
     
[2] Allusion à un titre erroné d’un article sur chiesa.espressonline (01/0416), à propos de l’entretien de Mgr Fellay à DICI (04/0316) où le Supérieur général ne dit pas : « le pape nous plaît », mais que certains aspects de la Fraternité Saint-Pie X plaisent à François. (NdT)
     
[3] Cf. le sermon de Mgr Fellay au Puy-en-Velay (DICI du 13/04/16), au sujet de sa rencontre avec le pape François qui lui a dit : « Vous savez, j’ai pas mal de problèmes avec vous, on me fait des problèmes parce que je suis bon avec vous, mais à ceux-là je dis : écoutez, j’embrasse bien le patriarche Cyrille, je fais du bien aux anglicans, je fais du bien aux protestants, je ne vois pas pourquoi je ne ferais pas du bien à ces catholiques ». (NdT)

[4] Jean-Paul II, Lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis (22 mai 1944) et Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Réponse à un doute sur la doctrine de la Lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis (28 octobre 1995) : Question : Doit-on considérer comme appartenant au dépôt de la foi la doctrine selon laquelle l’Église n’a pas le pouvoir de conférer l’ordination sacerdotale aux femmes, doctrine qui a été proposée par la Lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis, comme à tenir de manière définitive ? Réponse : Oui. Cette doctrine exige un assentiment définitif parce qu’elle est fondée sur la Parole de Dieu écrite, qu’elle a été constamment conservée et mise en pratique dans la Tradition de l’Église depuis l’origine et qu’elle a été proposée infailliblement par le Magistère ordinaire et universel. C’est pourquoi, dans les circonstances actuelles, le Souverain Pontife, exerçant son ministère de confirmer ses frères, a exprimé cette même doctrine par une déclaration formelle, affirmant explicitement ce qui doit toujours être tenu, partout et par tous les fidèles, en tant que cela appartient au dépôt de la foi. (NdT)