L’autre nuit, j’ai fait un rêve, un mauvais rêve, un cauchemar « négationniste » : Vatican II n’avait pas eu lieu !
Voilà ce que m’explique, en songe, un jeune prélat qu’on m’a présenté comme le plus éminent représentant de la Tradition catholique : « Les historiens modernistes nous ont trompés. Jamais il n’a été question de Concile et encore moins d’aggiornamento. Les conciles de Trente et Vatican I n’avaient-ils pas porté à son point d’achèvement et de perfection la doctrine catholique ? »
Pour mon interlocuteur, les réformes n’ont jamais existé que dans la tête de quelques « apostats idolâtres soupçonnés d’intelligence avec l’ennemi judéo-maçonnique ». D’ailleurs, je dois en être puisqu’on m’a assigné à résidence dans un endroit qui ressemble à un cloître. J’y vois passer des ombres tonsurées. J’entends parler latin. Je ne sais pas ce qui m’attend.
Laxisme et démagogie
Je me retrouve devant un évêque que je ne connais pas. Sur son bureau, la dernière édition du Nouvel Intransigeant et un livre de Maurras passablement fatigué. Tout en jouant avec l’énorme améthyste qu’il porte à l’annulaire droit, sur un ton d’onctueuse dureté, ce dignitaire m’expose les motifs de ma relégation : l’insistance déplacée avec laquelle j’aurais commenté dans mes prêches les Béatitudes et le Magnificat ; mon amitié suspecte pour le rabbin Rosenstock et le pasteur Morel, et l’imprudente proposition que j’ai faite de créer dans le diocèse des instances de dialogue avec les incroyants, les musulmans, les scientifiques ; mon usage abusif de la langue vernaculaire qui a fini par détourner les fidèles des Mystères sacrés ; la manière irresponsable que j’ai eue de les inciter à « lire les signes des temps », à s’exprimer et à débattre, à se former et à devenir des chrétiens adultes.Il m’a aussi accusé de laxisme et de démagogie : je manquerais particulièrement de netteté dans la dénonciation, je laisserais penser que l’amour prime sur la vérité, que la miséricorde vaut mieux que la loi. Il a fini par me dire : « Sachez, Monsieur l’abbé, qu’un prêtre n’est pas une assistante sociale, mais un soldat de Dieu. »
À ce moment, je me suis réveillé en sueur et en sursaut, heureux de n’avoir pas eu le temps de me laisser intimider. Heureux surtout d’être là, en communion avec l’Église que j’aime et que, si le Concile n’avait pas eu lieu, j’aurais sans doute désertée, préférant me mêler aux effervescences du siècle plutôt que d’avoir à moisir dans une Église-citadelle qui n’aurait aujourd’hui plus rien d’autre à attendre que la visite des ethnologues et des folkloristes de l’École des hautes études en sciences sociales. Si le deuxième concile du Vatican n’avait pas eu lieu, j’aurais peut-être même été tenté de fomenter un schisme… sans pouvoir espérer qu’une main me soit un jour tendue en vue de ma réintégration.
Encore moins de vie, encore moins d’espérance
Des mots qui suffisent à faire comprendre que si le Concile n’avait pas eu lieu, il y aurait sur cette terre encore moins de fraternité, encore moins de vie, encore moins d’espérance. L’Église serait aujourd’hui coupable de manquer à ce monde auquel elle est redevable de l’amitié de Dieu et de la lumière du Christ.
Voilà, c’est dit. Mais plutôt que de devenir un intégriste de Vatican II, comme nous y pousseraient insidieusement les traditionalistes, j’ai pris la résolution de tenir le cap que je me suis fixé : être résolument un contemporain. « Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps. » La citation est de Giorgio Agamben, un de ces philosophes incroyants d’autant plus dangereux qu’il a lu les Pères de l’Église, et qui aurait eu toutes les chances d’être mis à l’Index… si Vatican II n’avait pas eu lieu.