Que la France soit la terre bénie des catholiques traditionalistes ne cesse d'étonner au-delà des frontières de l'Hexagone. Avec la publication, samedi 7 juillet, du motu proprio (décret) de Benoît XVI restaurant sous conditions l'ancien rite de l'Eglise, les rangs pour ou contre la messe en latin - plus de quarante ans après le concile Vatican II ! - risquent de se reformer en France. On aurait tort de sourire de cette querelle apparemment d'un autre âge. Un rite détermine toujours une vision de la religion et du monde. "De la messe en latin, ils vont faire un drapeau", craignaient déjà les conseillers du pape Paul VI (1963-1978) en parlant des traditionalistes.
C'est en France que les batailles de l'après-concile, dans les années 1960-1970, avaient été les plus rudes, les innovations liturgiques les plus inattendues, les résistances les plus fortes. C'est de France que s'était levé l'évêque dissident, Marcel Lefebvre (1905-1991), cet homme du Nord au caractère trempé, porte-parole de la minorité du concile hostile à toute réforme, combattant, jusqu'à l'excommunication et au schisme (1988), "la Rome de tendance néoprotestante et néomoderniste" et des papes comme Paul VI et Jean Paul II qu'il tenait pour des fossoyeurs de la tradition catholique. C'est en France aussi que la Fraternité Saint-Pie X, qu'il avait fondée pour regrouper les prêtres rebelles, est le mieux implantée.
Pourquoi la France ? Parce qu'elle n'en finit pas de vider des querelles qui remontent loin dans son histoire singulière. Le courant traditionaliste regroupe des nostalgiques du rite à l'ancienne, qu'ils tiennent pour la voie la plus sûre vers le sacré, le mystère, l'émotion, la beauté qu'ils disent ne plus trouver dans les offices modernes. Mais ils sont surtout les héritiers de toutes les résistances des derniers siècles contre la Réforme protestante du XVIe, contre la Révolution, contre le "modernisme" théologique qui a surtout touché la France.
La Contre-Réforme dure depuis quatre siècles pour des traditionalistes qui ne veulent avoir à connaître que ce rite tridentin, celui du concile de Trente (1545-1563), qui avait remis l'Eglise de Rome en ordre de marche après les secousses de Luther et Calvin. Ils n'ont jamais admis l'ouverture d'un dialogue avec les protestants, restés des hérétiques. Pour eux, l'Eglise moderne s'est même "protestantisée", par son rite, sa manière libérale de penser et de se réformer, de laisser la conscience l'emporter sur l'autorité et les droits de l'individu sur les normes imposées par Dieu.
Contre la Révolution française et le modernisme, ils n'ont jamais dévié de l'enseignement des papes "intransigeants" du XIXe, qui condamnaient les "idées de 89", défendaient la Révélation contre la Révolution, les devoirs de l'homme envers Dieu plutôt que ses droits. Leur référence doctrinale reste le Syllabus fulminé par Pie IX, en 1864, contre "le catalogue de toutes les erreurs du monde moderne" : liberté de pensée, de presse, de la raison, de la science et du progrès, droit pour chacun d'embrasser la religion de son choix. C'est aussi l'encyclique Pascendi du pape Pie X qui, en 1907, condamna le "modernisme", ce "rendez-vous de toutes les hérésies", et qui cautionna toutes les entreprises de délation et d'intimidation menées contre les exégètes, biblistes, historiens, influents en France (Alfred Loisy, Marie-Joseph Lagrange), accusés de mettre en doute l'historicité de la Bible et l'autorité de l'Eglise.
Avec les traditionalistes, le rite n'est jamais loin de la politique. On trouve dans leurs rangs, dans leur presse, dans leurs clans des orphelins de la vieille Action française de Charles Maurras (1868-1962), pour qui le catholicisme romain était le seul facteur de défense de la civilisation. Puis les héritiers de ceux qui avaient soutenu Franco, Salazar, Pinochet - qui faisait disparaître ses opposants avant d'aller chaque matin à la messe -, du général argentin Videla - qui faisait censurer dans les églises la prière du Magnificat, amputée de son verset le plus subversif : "Il (Dieu) renversa les puissants de leur trône." Le noyau dur du courant traditionaliste français comprend les éternels revenants de tous les combats de l'extrême droite, de Vichy jusqu'au Front national.
UNE EGLISE AU DIAPASON DE SON TEMPS
Mais c'est de France aussi qu'à l'inverse sont parties beaucoup des initiatives qui, depuis le XIXe, ont tenté de mettre le catholicisme au diapason de son temps. En France que sont nés les catholiques libéraux qui, à l'image d'un Lamennais, étaient effrayés par les dérives despotiques du pouvoir pontifical. En France, qu'après le Ralliement à la République, le Sillon de Marc Sangnier fit se lever des générations de "catholiques sociaux", souvent des aristocrates ou des bourgeois acquis à la doctrine sociale de l'Eglise, qui donnera naissance aux syndicats chrétiens. La condamnation de l'Action française par Pie XI, en 1926, a eu pour effet de libérer les militants et intellectuels vers un christianisme plus ouvert, social et libéral : Jacques Maritain réplique à Maurras dans Humanisme intégral (1936) et Emmanuel Mounier fonde Esprit en 1932.
Puis c'est l'éclosion de l'Action catholique, des mouvements de Jeunesse agricole chrétienne ou de Jeunesse ouvrière qui s'illustreront dans les combats de la Résistance. Citons les noms de Michelet, Bidault, Domenach, les théologiens de Lubac, Congar, de Moncheuil, Sommet, Chaillet, fondateur de Témoignage chrétien, qui ont identifié l'Evangile à la résistance au totalitarisme. Ces personnalités, avec de Gaulle ou contre lui, ont aussi participé aux efforts de la reconstruction de la France et d'une Eglise qui avait collaboré avec Vichy et s'est ouverte à la modernité et à ce qu'on appelait alors la "réévangélisation des masses".
C'est pourquoi l'Eglise de France, dont les prêtres-ouvriers et les théologiens d'avant-garde avaient été soumis au silence par Pie XII, était prête à accueillir le prodigieux renouvellement de Vatican II. Et les mêmes qui avaient été sanctionnés sont devenus les inspirateurs des réformes, ont changé le regard des catholiques sur le monde moderne, permis un fonctionnement plus collégial de l'Eglise, admis le droit de chaque homme à la liberté de religion et de conscience, ouvert une ère de dialogue avec les autres confessions chrétiennes, avec les juifs et les musulmans.
Personne ne reprochera au pape Benoît XVI de vouloir tenter de réintégrer ses "brebis perdues", mais comment ne pas redouter qu'une fraction, même minoritaire, de traditionalistes - la "Résistance catholique" - ne tente de reconquérir des positions de pouvoir à Rome, dans le clergé français et d'infléchir le meilleur des options catholiques des quarante dernières années ?
Henri Tincq |